YEREVAN STATE UNIVERSITY
Department of Translation Studies
TRANSLATION STUDIES: THEORY AND
PRACTICE
International Scientific Journal
Special Issue 1
Lectures Croisées des Discours
Hiatus entre Réalités Sociopolitiques, Récits de Mémoire et Approches Interprétatives
Guest Editors
Garik Galstyan, Gayane Sargsyan, Taguhi Blbulyan
YEREVAN 2023
DOI: https://doi.org/10.46991/TSTP/2023.SL1.194
The Theater of Appearances and the Invisible Stage in the Novels Sylvie: Memories of the Valois by Gérard de Nerval and Clean Monday by Ivan Bunin
Chouchanik Thamrazian* https://orcid.org/0009-0001-9543-7453
Yerevan State University
Abstract: Theater plays a key role in the novel "Sylvie. Memories of Valois" by Gerard de Nerval and in the story "Clean Monday" by Ivan Bunin. In both works, the theater is present as the tangible place of the stage creation and at the same time as the stage of external imagination. In both works, the experience of the theater of appearances comes down to the search for an inner, unseen stage, manifesting itself in similar leitmotifs and questions. In both poems, that transition is entrusted to a female character. This study is devoted to the relationship between two novels.
Keywords: theater, stage of external imaginations, theatrical world, stage creation, inner stage
Le Théâtre des Apparences et la Scène Invisible. Sylvie : Souvenirs du Valois de Gérard de Nerval et Premier Lundi de Carême d'Ivan Bounine
Résumé : L'article est consacré à la présence du théâtre dans Sylvie. Les souvenirs du Valois de Gérard de Nerval et dans Premier lundi de Carême d'Ivan Bounine. Le théâtre a une présence double dans ces deux textes : présence directe - celle du monde dramatique et présence métaphorique - la scène des apparences de la vie mondaine. Dans les deux œuvres l'interrogation de la scène aboutit à la recherche d'un au-delà du visible, se manifestant par des leitmotivs et des questionnements similaires. Cette transition est confiée, chaque fois, au personnage féminin. L'article propose une étude comparée des deux oeuvres.
Mots-clés : théâtre, lieu de représentation, métaphore scénique, scène intérieure, expérience mystique
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Received: 31.10.2022 Revised: 31.10.2022 Accepted: 22.11.2022 © The Author(s) 2023
1. Introduction
Tout le parcours d'Ivan Bounine est le témoignage de sa grande sensibilité aux littératures étrangères. Maîtrisant l'anglais et le français, traducteur talentueux du poème de Longfellow unanimement consacré par la critique russe1, il quitte la Russie en 1920, une Russie nouvelle, où « tout est pillé, trahi et vendu » [« все расхищено, предано, продано »] (Akhmatova 1996: 171) pour en revenir aux termes d'Anna Akhmatova. Exilé en France depuis 1920, il appartiendra désormais à « cette Russie étrange, dissipée dans le monde entier », « humiliée et offensée dans ce qu'elle a de plus précieux » (Bounine 1994: 478), comme nous rappellent Les journées de Stockholm (« Нобелевские дни »). C'est un texte autobiographique retraçant l'épisode où, pour la première fois dans l'histoire, en 1933, « c'est à un exilé qu'on décernera le prix Nobel ». « Evénement » qui prend une ampleur réellement « nationale » (Bounine 1994: 478) pour toute la Russie de l'émigration, comme ne manquera pas de souligner le poète dans son Discours de Stockholm. Depuis 1923 publié par des éditeurs étrangers, Bounine, parfaitement bilingue, ne cessera jamais d'écrire en sa langue maternelle restituant ainsi, avec chaque nouvelle parution, sa patrie de l'âme, inaliénable et vivante, dans son lieu poétique. Lecteur avisé de littérature française, il ne manque pas d'évoquer dans ses écrits et ses Mémoires, publiées en 1953, ses prédilections littéraires. On se rappelle notamment Bernard (« Бернар »), son dernier récit signé en 1952, clin d'œil à Maupassant, « le grand poète » d'après la définition de Bounine (Bounine 1986: 604). Ce bref récit est consacré au marin dont l'écrivain français fait l'un des personnages de Sur l'eau. C'est à Bernard que Bounine doit sa fameuse formule résumant son credo d'artiste : « Je crois bien que j'étais un bon marin ; voilà ce que Bernard a dit sur soi, il l'a dit en mourant. [...] Je crois qu'en tant qu'artiste j'ai bien mérité le droit de dire sur moi-même, à la fin des mes jours, quelque chose de semblable à ce qu'avait dit Bernard, en mourant » (Bounine 1986: 604).
Contrairement à Anna Akhmatova, qui mettra en exergue les célèbres vers d'El Desdichado de Gérard de Nerval (« Et toi qui m'a consolé ») à son Elégie avant-printanière (Akhmatova 1996: 171 ; Naïman 1989: 31), Bounine n'évoque pas explicitement le « poète français fantomatique », si cher aux artistes pétersbourgeois de l'Âge d'argent russe. On songe notamment au témoignage du peintre russe Arthur Lourié dans son Paradis d'enfance, offrant les portraits inspirés des trois poètes, Gérard de Nerval qu'il considère comme « la justification de l'Europe » [« Nerval est non seulement le poète de la France, mais de l'Europe. Il en est la justification [...] » (Lourié 1993 : 123)], Velimir Khlebnikov, Ossip Mandelstam 2: « Tous les amis logés à la maison de Fontanka connaissaient et aimaient ce poète fantomatique dans ce Pétersbourg fantomatique ». (Lourié 1993 : 125)
Que Bounine ait connu la poésie et la prose nervaliennes, qu'il ait lu notamment Sylvie, si proche de ses propres errances, géographiques et intérieures, ne laisse pas de doutes. Mais ne disposant pas de témoignages explicites sur ses lectures nervaliennes,
1 En 1903, il obtient le prix Pouchkine pour sa traduction du Chant de Hiawatha de Longfellow.
2 Arthur Lourié écrit dans le même texte : « Dans ma mémoire, de façon étrange, il y a trois poètes dont les noms s'associent à la sensation même du paradis d'enfance : Gérard de Nerval, Velimir Khlebnikov, Ossip Mandelstam » (Lourié 1993: 123).
on ne peut que souscrire à des hypothèses. Donc, il est d'autant plus saisissant d'observer comment l'interrogation de la scène, au sens propre et au sens figuré, aboutit à une réflexion presque similaire sur les sortilèges et les limites des apparences à l'intérieur de deux œuvres que plusieurs circonstances semblent séparer : l'écart chronologique de presque un siècle, les frontières géographiques, les courants et mouvances littéraires auxquels ils adhéraient. Il s'agit notamment de Sylvie de Gérard de Nerval, dont la première parution dans La Revue des deux mondes date de 1853, et du Premier lundi de Carême (« Чистый понедельник ») d'Ivan Bounine, nouvelle écrite en 1944, en France, et insérée plus tard dans Les Allées sombres (« Темные аллеи »), considérées par l'auteur comme son meilleur recueil de récits et de nouvelles.
Dans les deux textes le théâtre a une présence double : présence directe, celle du monde dramatique avec ses représentants ; présence métaphorique désignant la scène des apparences de la vie mondaine. Mais les rapprochements ne se réduisent pas à quelques motifs et figures parallèles : la fréquentation des salles de théâtre et les figures de comédiennes ou comédiens. Les deux œuvres offrent une situation narrative intéressante : l'interrogation du théâtre y aboutit à une recherche s'inscrivant aux antipodes des apparences. La parade effrénée des apparences se transforme en quête intérieure d'un au-delà du visible. De plus, dans ces deux œuvres, la traversée des apparences, accomplie par les deux personnages féminins, exprime aussi le cheminement de l'artiste : Nerval dont le ravissement scénique le rapproche de la vie des mots, de la poésie ; Bounine qui franchit les méandres du décor citadin pour plonger, sur les traces de son héroïne, dans la vision iconique de la patrie. On s'interrogera donc sur le fonctionnement du théâtre dans les deux textes, pour s'attarder ensuite sur le passage de la scène des apparences à la scène intérieure.
2. La scène des apparences
L'évocation du théâtre comme lieu de tous les sortilèges, de toutes les transgressions, n'est pas l'apanage de Gérard de Nerval et d'Ivan Bounine. Leitmotiv privilégié d'un grand nombre d'écrivains de la première moitié du XIXe siècle, de Balzac à Théophile Gautier, le théâtre continue à retenir les auteurs dont l'œuvre se situe à la lisière des deux époques : Proust, Tchekhov, Bounine. Il suffit de se rappeler la galerie de figures féminines anéanties par le pouvoir de la scène dans la prose et le théâtre de Tchekhov ; actrices douées sans conviction, comédiennes célèbres ou sans talents détruites par la scène ou, au contraire, trouvant dans celle-ci leur religion : Arkadina et Nina de La Mouette, Katia, la jeune femme vive et douée détruite par les aléas de la vie scénique d'Une histoire ennuyeuse, ou encore l'inoubliable Cléopâtre des soirées théâtrales de Ma vie (Tchekhov 1986).
L'écriture nervalienne nourrit une véritable fascination pour la scène. Outre les pièces et les créations coécrites avec Alexandre Dumas, qui n'eurent jamais le succès espéré, toute sa prose est habitée par la présence souterraine du théâtre. Si Aurélia exprime, entre autres, le refus de la représentation, Pandora, dont la dernière version est achevée dans les marges de la première partie d'Aurélia, repose d'un bout à l'autre sur l'histoire d'une représentation manquée. Se tissant autour d'une soirée de
représentation qui se soldera par un échec spectaculaire pour le protagoniste, l'action multiplie les situations réduisant la vie du protagoniste à une succession de rôles, aussi humiliants qu'aliénants - du « petit abbé » [« Ce petit-là me servira d'abbé » (Nerval 1972: 160)] des premières pages à l'apprenti comédien qui n'arrive jamais à retenir son rôle.
Dans Sylvie le récit est encadré par la présence de la scène réelle. L'œuvre commence par l'évocation des salles de théâtre et se termine par le souvenir d'un spectacle joué en province. L'incipit du récit souligne le caractère rituel de ces fréquentations théâtrales : « Je sortais d'un théâtre où tous les soirs je paraissais aux avant-scènes en grande tenue de soupirant ». Epris d'une comédienne dont on n'a le nom que dans le XI chapitre (« Qu'est-ce que Aurélie (c'était le nom de l'actrice) doit donc jouer ce soir ? » (Nerval 2013: 67) le protagoniste recherche, dans cette surface étincelante des apparences, la résolution de l'énigme qui l'obsède.
Nuit perdue offre un tableau très vif de la vie théâtrale, la répartissant en « spectacle de la salle » et en spectacle joué sur scène : « [...] Ou bien de faire partie d'une salle animée et frémissante couronnée à tous ses étages de toilettes fleuries, de bijoux étincelants et de visages radieux [...] » (Nerval2013: 9). Les XI et XIII chapitres retrouvent le monde dramatique. Dans le XI chapitre l'entretien avec l'amie d'enfance, Sylvie, est interrompu par l'intrusion de la scène : « À cette heure-ci, me dis-je, je serais au théâtre. [...]. Oh ! le troisième acte, qu'elle y est touchante !... Et dans la scène d'amour du second ! avec ce jeune premier tout ridé. » (Nerval 2013: 9). Le XIII chapitre retrouve la vie tumultueuse des scènes parisiennes : « Vers huit heures j'étais assis dans ma stalle accoutumée [...]. Dans la scène du jardin elle devint sublime. Pendant le quatrième acte, où elle ne paraissait pas, j'allai acheter un bouquet chez Mme Prévost ». Le même chapitre révèle l'implication professionnelle du protagoniste dans les arts dramatiques. Contrairement au protagoniste de Pandora, il n'a plus à apprendre les rôles qu'il ne saura pas jouer ; c'est son propre « drame » qu'il rapporte d'Allemagne pour le proposer à Aurélie. L'évocation de la tournée en province où le protagoniste est chargé du rôle du « seigneur poète » vient clore le chapitre. Le dernier chapitre intitulé « Dernier feuillet » revient au spectacle joué à Dammartin. Il est à noter que c'est lors d'une représentation théâtrale, à l'issue d'une métamorphose manquée, que le protagoniste apprend la mort d'Adrienne (Nerval 2013: 80).
Dans « Premier lundi de Carême » de Bounine, le théâtre, comme lieu d'activité scénique, a une présence moins imposante. Outre la soirée impromptue organisée par le Théâtre dramatique, on ne retient pas d'évocations directes de spectacles. Toutefois, si dans Sylvie tout commence par la démythification de la scène théâtrale, le troisième chapitre précisant les causes et les origines de l'obsession théâtrale du protagoniste (Aurélie n'étant sollicitée que comme le reflet d'Adrienne), dans la nouvelle de Bounine toute la première partie de l'intrigue est implicitement régie par la scène des apparences qui devient l'une des forces motrices du récit. Dans Sylvie le théâtre, perçu comme un ultime ressort de ressusciter Adrienne, a des surgissements sporadiques dans la structure du récit. Dans Premier lundi de Carême ses apparitions se réduisent à la première partie de la nouvelle.
Ainsi, le théâtre au sens propre, évoqué comme lieu de divertissement habituel, fait partie du tableau général de la vie intellectuelle et artistique de la capitale et sert d'arrière-fond au récit. Le théâtre est désigné à quelques reprises comme une sortie privilégiée des deux amis. Evoquant une habitude, transformée en rite, l'incipit de la nouvelle fait écho à la phrase inaugurale de « Nuit perdue » de Sylvie : « C'était l'heure, où, chaque soir, au trot allongé de son cheval, mon cocher me menait des Portes Rouges à l'église du Christ-Rédempteur : elle habitait juste en face, je l'emmenais dîner chaque soir au Prague, à l'Ermitage ou au Métropole, nous allions au théâtre, au concert, puis au Iar ou au Strélna » (Bounine 1987: 353). On songe à l'incipit de Sylvie : « Je sortais d'un théâtre où tous les soirs je paraissais aux avant-scènes en grande tenue de soupirant » (Nerval 2013 : 9). Sans préciser la relation professionnelle qui les attache au théâtre, le récit laisse toutefois deviner des liens assez étroits : « J'étais même indécemment beau, comme me le dit un jour un acteur célèbre, monstrueusement gros, grand goinfre et bel esprit » (Bounine 1987: 355).
C'est le Théâtre d'Art, en particulier, avec ses spectacles et « nouvelles mises en scène » (Bounine 1987: 360) qui est mentionné à plusieurs reprises. On ne peut s'empêcher de penser aux relations réelles d'Ivan Bounine avec la troupe du Théâtre d'Art rencontrée à Yalta, en 1900. Mais la nouvelle ne se contente pas de ces références indirectes. Elle trace, par quelques touches rapides, des portraits des metteurs en scène et comédiens de l'époque dont les noms apparaissent explicitement : Stanislavski, Katchalov, Moskvine, Soulerjitski, « éternellement pressé et toujours rieur » (Bounine 1987: 369). Situation narrative intéressante où le panorama artistique d'une époque est soumis aux métamorphoses de la fiction ; ces figures influentes du théâtre russe, que Bounine côtoyait à titre personnel, deviennent les personnages épisodiques mais inoubliables de la soirée impromptue du Théâtre d'Art : « [...] Le grand Stanislavski aux cheveux blancs et sourcils noirs et le gros Moskvine avec son pince-nez et son menton en galoche, tous deux renversés en arrière, interprétant avec un sérieux et une application exagérés un cancan effréné sous les rires du public. Blême d'ivresse, de grosses gouttes de sueur perlant à son front sur lequel tombait une mèche de cheveux biélorusses, Katchalov s'approcha de nous, une coupe à la main [...] » (Bounine 1987: 369).
Mais le théâtre est aussi la scène mondaine, la surface luisante des apparences qui peuplent la vie des deux personnages. Il décide de toute la première partie de l'intrigue. Ainsi, le traitement de l'espace y est marqué par une extériorité presque théâtrale : les cadres sont posés, minutieusement décrits, insidieusement transformés en décor. Les descriptions détaillées des intérieurs rappellent des décors scéniques. On songe ainsi à la description du salon de la jeune femme, offrant le tableau d'un luxe nonchalant : le piano, le divan oriental, le grand miroir, des vases aux bouquets rafraîchis « tous les samedis », le portrait de Tolstoï : « Dans la première pièce, où un grand sofa occupait beaucoup de place, se tenait un superbe piano sur lequel elle étudiait sans fin le lent début, seulement le début, de la Sonate au Clair de lune, à la beauté somnambulique ; sur le piano et sur la console il y avait des vases à facettes avec des fleurs fraîches - je lui en faisait livrer tous les samedis - et quand j'arrivais le samedi soir, je la trouvais assise sur le sofa au-dessous d'un portrait de Tolstoï nu-pieds [...] » (Bounine 1987: 354).
Dans le bref épisode précédant la soirée impromptue organisée par le Théâtre d'Art, le décor nocturne remplace le décor diurne. Les feux de la rampe sont substitués par un éclairage trop vif, « insolite » : candélabres, abat-jour, lustres allumés dont l'éclat se prolonge dans la grande glace : « [...] Plus loin brillait une lumière insolite ; tout était allumé, les lustres, les candélabres de chaque côté de la glace et la haute lampe coiffée d'abat-jour au chevet du divan » (Bounine 1987: 368).
S'ajoutent à la solennité théâtrale de la scène les sons de la « Sonate au Clair de lune » de Beethoven, jouée par l'héroïne. C'est dans une pose théâtrale, textuellement indiquée, que la retrouve le protagoniste : « Elle se tenait bien droite, un peu théâtrale, à côté du piano, vêtue d'une robe de velours noir qui l'amincissait encore plus » (Bounine 1987: 368).
Imprégnés d'une solennité amusée, ritualisés, les gestes et les répliques semblent obéir à une mise en scène secrète. On retient entre autres le geste avec lequel la jeune femme tend la main au protagoniste le remerciant chaque fois pour les fleurs : « Elle me tendait nonchalamment sa main à baiser et me disait, absente : « Merci pour les fleurs » (Bounine 1987: 354).
Les attributs vestimentaires, occupant une place centrale dans le récit, semblent obéir, à leur tour, à la scène des apparences. La nouvelle désigne très clairement la place accordée aux accoutrements et aux parures : « Ses beaux habits, le velours, la soie, les fourrures de luxe étaient sa seule faiblesse évidente. » (Bounine 1987: 355) Minutieusement décrits, ils trahissent souvent une volonté de déguisement. On se rappelle ici le déguisement féérique d'Othys dans Sylvie, transformant les amis d'enfance en jeunes mariés (Nerval 2013: 40-43). Ainsi, on note, par exemple, l'arkhaloukh de soie, hérité « de sa grand-mère d'Astrakhan » (Bounine 1987: 358) : attribut de costume national caucasien, évoqué dans les premières pages de la nouvelle. En rupture ludique avec le milieu et la réalité qui l'entourent, cet habit exotique affiche, plutôt que la revendication d'un ailleurs, l'habitation délibérée d'une « nulle part », à la fois limpide et indéchiffrable.
La soirée impromptue offre une autre scène de déguisement. Au cours de la même soirée la jeune femme est une seconde fois transformée en apparence par les regards des invités-spectateurs : « Tout sourire, elle se leva et, marquant d'un pied adroit et alerte, étincelante de ses boucles d'oreilles, de sa noirceur, de ses épaules et de ses bras nus, elle s'en fut avec lui parmi les tables, sous les applaudissements et les regards extasiés [...] » (Bounine 1987: 370). La première transmutation en image est opérée par le regard ébloui du protagoniste, dans le salon de l'héroïne : « [...] Ce qui lui donnait l'air d'une beauté orientale, tout droit sortie d'un livre d'images » (Bounine 1987: 368).
Or, ce consentement enjoué à la parade des apparences n'est pas univoque. Les répliques échangées par les deux personnages avant la soirée impromptue trahissent l'ambiguité de leur relation à cette surface luisante des apparences : « - Et alors ? -demandai-je, - vous voulez y aller ? - Oui ! - Mais vous disiez que vous ne connaissiez rien de plus vulgaire que ces soirées ! - Et je le pense toujours. Mais je veux quand même y aller ! » (Bounine 1987: 367).
Les propos de l'héroïne suivant la Sonate de Beethoven révèlent le même rapport ambigu, à la fois enjoué et ironique, à la scène : « Voyez, si j'étais cantatrice et si je
chantais sur une scène, dit-elle, en regardant mon visage désemparé, je répondrais aux applaudissements avec un sourire avenant, en m'inclinant légèrement à gauche et à droite, vers le haut et vers le parterre, mais sans qu'on le remarque, je prendrai soin d'écarter du pied ma traîne pour ne pas marcher dessus... » (Bounine 1987: 368).
Ainsi, toute la figure de la jeune femme ayant manifestement choisi la scène des apparences comme lieu d'habitation repose sur cette cohabitation tacite de surface et de profondeur déjouant toute tentative de déchiffrement. La nouvelle épaissit délibérément le mystère féminin ayant recours aux éléments les plus prévisibles : silence, solitude, conjonction de douceur et de froideur, caractère capricieux et imprévisible, goût des contradictions. Les premières pages de la nouvelle offrent l'image d'une suffisance passionnément végétale : « Elle donnait l'impression de n'avoir besoin de rien : ni de fleurs, ni de livres, ni des spectacles, ni des soupers à la campagne, et pourtant, il y avait des fleurs qu'elle aimait et d'autres qu'elle n'aimait pas, elle lisait toujours tous les livres que je lui apportais, elle mangeait en une journée une boîte de chocolat et ne dînait ni ne soupait moins que moi [...] » ( Bounine 1987: 355).
Le nom et le passé de la jeune femme sont ingénieusement tus. Le seul détail retenu est l'appartenance de celle-ci à « une illustre famille de négociants » en provenance de Tver (Bounine 1987: 354). Ainsi, aussi mondaine que farouche, aussi végétale que sensuelle, aussi superficielle qu'énigmatique, elle s'inscrit parfaitement dans la galerie classique de personnages féminins énigmatiques. Cette ambiguïté en somme prévisible du personnage ne se dissipe qu'après le tournant décisif où l'action quitte la scène des apparences pour rejoindre la scène intérieure, marquée par l'appel d'un au-delà du visible.
3. La scène invisible
Si dans « Premier lundi de Carême » l'entretien secret entre la scène des apparences et la scène intérieure est porté par un seul personnage, dans Sylvie trois figures féminines - Adrienne, Sylvie, Aurélie - prennent en charge, à différents degrés, l'interrogation nervalienne. Aurélie, la vraie comédienne, est sollicitée pour accomplir le voyage à l'envers - ramener Adrienne, recueillie dans les profondeurs de la scène invisible, vers la scène apparente, la ressusciter en illusion scénique, transfigurer le spectre chimérique en chimère théâtrale. Ces tentatives, reposant sur le rêve d'une impossible identification, sont successivement vouées à l'échec, la comédienne refusant la métamorphose : « Nulle émotion ne parut en elle. Alors je lui racontai tout ; je lui dis la source de cet amour entrevu dans les nuits, rêvé plus tard, réalisé en elle. Elle m'écoutait sérieusement et me dit : « Vous ne m'aimez pas ! Vous attendez que je vous dise : la comédienne est la même que la religieuse [...] » (Nerval 2013: 76). Même Sylvie, l'amie d'enfance, n'échappe pas au ravissement scénique : « Je menai Sylvie dans la salle même du château où j'avais entendu chanter Adrienne » (Nerval 2013: 65). Mais Adrienne est la seule à condenser en elle les deux dimensions de la scène sollicitées par Nerval. On retient la formule exhaustive du troisième chapitre : « Aimer une religieuse sous la forme d'une actrice ; et si c'était la même ! » (Nerval 2013: 65). L'actrice sous-entend Aurélie, certes. Mais dès sa première apparition dans le
deuxième chapitre, Adrienne est, à son tour, mystérieusement rattachée à la scène. Et c'est là que résident l'énigme et l'originalité du personnage, puisqu'indépendamment du personnage d'Aurélie, indépendamment de l'illusion scénique du protagoniste, Adrienne accueille en elle la conjonction des deux principes antagonistes. Elle est, à elle seule, l'actrice et la religieuse. C'est de cette conjonction impossible que naît le personnage.
Ainsi, ses deux apparitions réelles, reproduites par la mémoire, ne l'attachent-elles pas implicitement à la scène ? On est très loin de l'extériorité théâtrale des décors propres aux premières séquences de la nouvelle bouninienne. Pourtant, chaque fois un rôle particulier est confié à la figure d'Adrienne. Le cadre qui l'entoure est celui de la représentation, avec son déguisement imposé. La première occurrence se situe dans l'épisode de la fête où la jeune fille qui doit « chanter pour rentrer dans la danse » est appelée à jouer le rôle d'une déesse nocturne (Nerval 2013: 18). La couronne de laurier dont le protagoniste ne tardera pas à orner son front souligne le caractère rituel de la scène, renvoyant à l'imaginaire poétique de la première Renaissance. Si la couronne de laurier fait penser plutôt à Pétrarque, la référence à Dante est explicite : « Elle ressemblait à la Béatrice de Dante qui sourit au poète errant sur la lisière des saintes demeures » (Nerval 2013: 19). Référence qui n'est pas anodine transformant presque en rite la fête évoquée et faisant d'Adrienne une messagère des voies intérieures. La seconde apparition d'Adrienne a lieu sur une scène réelle, cette fois, où elle joue dans une pièce mystique pour incarner le rôle de l'esprit chantant sur les décombres d'un monde détruit : « La scène se passait entre les anges, sur les débris du monde détruit [...]. Un esprit montait de l'abîme, tenant en main l'épée flamboyante et convoquait les autres à venir admirer la gloire du Christ vainqueur des enfers. Cet esprit, c'était Adrienne, transfigurée par son costume, comme elle l'était déjà par sa vocation. Le nimbe de carton doré qui ceignait sa tête angélique nous paraissait bien naturellement un cercle de lumière [...] » (Nerval 2013: 49). Rencontre insolite de la scène et du sacré qui renvoie, entre autres, aux origines sacrées du théâtre antique.
Spectre, chimère, vision née des souvenirs d'enfance, interrogation des origines du drame, recherche de l'absolu ou présence poétique, Adrienne sillonne de son rayonnement mystérieux le récit, se révélant finalement la seule figure qui résiste à cette longue épreuve des apparences : « Les illusions tombent l'une après l'autre, comme les écorces d'un fruit, et le fruit, c'est l'expérience » (Nerval 2013: 77).
À un siècle de distance, Bounine reprend à son compte l'interrogation nervalienne en la situant au cœur d'une histoire d'amour énigmatique qui se transforme en poème sur le deuil de la patrie perdue, transformée en image sainte, en icône. La structure du texte mérite d'être retenue. Si la nouvelle n'affiche aucune répartition formelle en chapitres ou en parties, le retournement brutal de l'intrigue le divise en deux mouvements d'écriture avec un traitement du temps et de l'espace parfaitement différent. Ce retournement est opéré par la décision de la jeune femme de quitter la vie mondaine annoncée à mots couverts au protagoniste. Il est à noter que le seul élément annonçant le mouvement de bascule est l'épisode de la promenade à travers les cathédrales du vieux Moscou où la jeune femme entraîne le protagoniste, lui livrant ainsi une part insoupçonnée de sa vie intérieure : « - C'est par là qu'il y a aussi le couvent de Marthe et Marie [...] » (Bounine 1987: 364.
Il est d'autant plus efficace que cette annonce est précédée d'un prélude à la nuit d'amour, imprégné d'une résonance presque romantique : les chaussons de cygne, les lents mouvements du peigne glissant dans les cheveux de la jeune femme, sa nudité reflétée dans la glace :
« Je me levai, m'approchai et la vis devant le trumeau ; elle ne portait que des chaussons de cygne et démêlait avec un peigne d'écaille les fils noirs de ses longs cheveux qui pendaient le long de son visage » (Bounine 1987: 371).
Avec le héros qui quittera sans mot dire l'appartement de la jeune femme, le récit quitte donc, à son tour, les contours plus ou moins prévisibles de l'écriture d'une nouvelle, pour une marche à tâtons qui ne laisse d'opérer des glissements temporels. On retrouve le protagoniste dans l'église. Les phrases narratives se resserrent ne laissant plus aucune place aux détails explicatifs : « J'arrivai à la chapelle d'Ibérie dont l'intérieur, étincelant, était embrasé de véritables flambées de cierges et je me mis à genoux sur la neige piétinée parmi la foule des vieilles et des gueux. » (Bounine 1987: 372).
Le récit loge désormais dans cette temporalité et cette spatialité nouvelles, noyées dans l'intériorité du sujet. Suit un tableau d'errances, avare en détails : « J'exauçai sa prière. Pendant longtemps je disparus dans les gargotes les plus infâmes, je me soûlais, par tous les moyens descendant de plus en plus la pente. Puis, je commençai à prendre le dessus, indifférent et sans espoir... » (Bounine 1987: 372). Grâce à une nouvelle ellipse on retrouve le protagoniste dans deux ans, à Moscou : « Presque deux années s'étaient écoulées depuis ce premier lundi de Carême. C'était en 1914, la veille du Nouvel An, un soir aussi doux et ensoleillé que cet autre soir, inoubliable » (Bounine 1987: 372).
Malgré la précision de la date et du lieu, le narrateur néglige ostensiblement le cadre, les circonstances susceptibles d'assurer la vraisemblance de l'intrigue. L'écriture ne quitte plus l'intériorité du sujet qui aimante ses pas, le dirigeant dans les rues de Moscou transformées désormais en paysage intérieur. Le sentiment étrange qui s'empare du protagoniste au seuil du complexe monastique de Marthe et Marie rappelle la sensation de présence, aussi irrationnelle qu'irrésistible, éprouvée par le narrateur de Sylvie à proximité des couvents : « [.] L'aspect du couvent me donna un instant l'idée que c'était celui peut-être qu'habitait Adrienne. [...] J'eus un instant l'idée de jeter un coup d'œil par-dessus les murs en gravissant la plus haute pointe des rochers ; mais en y réfléchissant, je m'en gardai comme d'une profanation » (Nerval 2013: 33).
Si le héros de Bounine franchit les portes du couvent, dans la scène de la procession ses sensations et ses intuitions, comme dans le récit nervalien, ont le pouvoir des certitudes. Il est retenu par l'une des figures des jeunes religieuses dont il ne peut, en somme, qu'imaginer (ou sentir) les traits de visage. « [...] Je ne sais plus qui elles étaient ni où elles allaient. Je les regardais, je ne sais pourquoi, avec une attention soutenue. Et voilà que l'une de celles qui marchaient au milieu leva soudain la tête voilée de blanc, couvrit son cierge de la main et plongea le regard de ses yeux sombres dans l'obscurité, précisément sur moi, aurait-on dit. Que pouvait-elle voir dans les ténèbres, comment avait-elle pu sentir ma présence ? Je me détournai et sortis en silence » (Bounine 1987: 373-374). Désignée par le pronom personnel de la troisième personne, la figure de la jeune religieuse reste anonyme. Le mouvement intérieur
transformant la sensation éprouvée en certitude intérieure n'a aucune inscription grammaticale. Le seul élément désignant ce changement est la ponctuation : les points de suspension de l'original bouninien condensant une éternité de vécu intérieur qui disparaissent dans la traduction française de Jean-Luc Goester et de François Laurent3. Toutefois, si la première interrogation (« que pouvait-elle voir dans les ténèbres ») offre un temps d'hésitation au lecteur, la seconde ne laisse plus aucun doute sur l'identité de ce « elle », la puissance de l'intuition éprouvée par le sujet se transmettant au lecteur : « Comment avait-elle pu sentir ma présence ? »
Cette intuition de présence ne sera soumise à aucune épreuve, à aucun élément de reconnaissance réelle dans le récit : regards échangés, propos murmurés. Dépourvues de toute allusions, de toute trace de sentimentalité, y préférant une simple description comportementale énoncée par deux verbes d'action - se détourner, sortir (dans l'original : « повернулся, вышел ») - la phrase finale prête une dimension allégorique à toute la scène : se tenant dans l'obscurité au cours de la procession religieuse, le protagoniste va regagner le désert infranchissable de sa nuit, en quittant l'enceinte du couvent. La figure de la jeune femme, abritée dans la lumière des cierges, habitera désormais la mémoire. La dernière scène de la nouvelle semble ainsi un post-scriptum interprétatif, invitant à relire toute la seconde séquence à la lumière de cette interprétation allégorique.
Transformée en figure de deuil après la césure narrative, l'héroïne de Bounine quitte le cadre de l'histoire amoureuse pour devenir une figure emblématique de la patrie à jamais perdue. Imperceptiblement, par un miracle de l'écriture poétique, le protagoniste agenouillé à l'église cesse d'être le jeune homme amoureux de la nouvelle, il a cédé sa place au poète exilé, seul face à l'horizon crépusculaire de sa vie ; et ce n'est pas devant l'image de la femme perdue, mais devant celle de la patrie qu'il s'agenouille. Le protagoniste rejoint le présent de l'écrivain - celle de son exil de 1944 se prolongeant dans le sud de la France où chaque nouveau texte, indépendamment des sujets et motifs évoqués, est l'invocation de la patrie perdue, impossible et pourtant vivante, confiée aux scènes embrasées de la mémoire.
4. Conclusion
On n'aura jamais assez insisté sur les origines sacrées du drame qui nous renvoient à la genèse du théâtre antique. Malgré la différence de l'intrigue et de la structure, les deux œuvres traitées redéfinissent, à leur manière, ce lien essentiel entre la scène et le sacré. Dans Sylvie Adrienne, l'une des figures les plus énigmatiques de Nerval, en devient la messagère. C'est une autre expérience des apparences que met en scène « Premier lundi de Carême » pour aboutir, à son tour, aux contours de la scène invisible, celle de l'expérience spirituelle.
3 Dans l'édition originale : « И вот одна из идущих посередине вдруг подняла голову, крытую белым платом, загородив свечку рукой, устремив взгляд темных глаз в темноту, будто как раз на меня... Что она могла видеть в темноте, как могла она почувствовать мое присутствие ? Я повернулся и тихо вышел из ворот » (Bounine 1986: 602-603.
La traversée des apparences, confiée dans ces deux textes à la figure féminine, les conduit chaque fois à la vocation religieuse. Choix délibéré pour l'héroïne de Bounine. Choix imposé par les parents d'Adrienne, détail à peine mentionné à la fin du deuxième chapitre auquel le récit ne reviendra plus malgré les possibilités offertes par la trame narrative : « Aux vacances de l'année suivante, j'appris que cette belle à peine entrevue était consacrée par sa famille à la vie religieuse » (Nerval 2013: 20). Dénuées de toute trace réaliste, aussi mystérieuses que tout ce qui accompagne le nom d'Adrienne, les circonstances de ce choix subi deviennent très vite secondaires, sinon inexistantes. Bien plus, l'appellation « la Religieuse » apparaît à trois reprises dans Sylvie pour désigner l'énigme insaisissable du personnage féminin.
L'expérience des deux personnages féminins est indissociable chaque fois de la quête de l'auteur même. Ainsi, Gérard de Nerval y exprime la formule de son propre engouement pour le théâtre qui le conduira toujours - et de plus en plus profondément - à la scène intérieure : celle de la poésie. Quant à Bounine, il oppose au tourbillon vertigineux de la vie mondaine et intellectuelle de Moscou des années 1912-1914 l'image d'une Russie secrète et tue, mystérieusement recueillie dans les cathédrales et les complexes monastiques anciens. La figure de la jeune femme du « Premier lundi de Carême », née de l'exil réel et intérieur que Bounine ne quittera plus, exprime sa vision de la patrie intérieure.
Références bibliographiques :
Akhmatova, Anna, Stikhotvoreniya. Poemy [Poésies. Poèmes], Panorama, Moscou, 1996.
Bounine, Ivan, Les Allées sombres, L'Âge d'homme, Paris, 1987. Bounine, Ivan, Nesrochnaya vesna [L'Eternel printemps], Shkola-Press, Moscou, 1994.
Bounine, Ivan, Zhizn' Arsen'yeva. Povesti i rasskazy [La Vie d'Arseniev et autres
nouvelles], Pravda, Moscou, 1989. Lourié, Arthur, « Detskiy ray », Vospominaniya o Serebryanom veke [« Paradis
d'enfance », Mémoires sur l'Age d'argent], Respublika, Moscou, 1993. Nerval, Gérard de, Sylvie. Les souvenirs du Valois, Flammarion, Paris, 2013. Nerval, Gérard de, Aurélia, Gallimard, Paris, 1993.
Nerval, Gérard de, Pandora. Les amours de Vienne, Librairies générales françaises, Paris, 1972.
Tchekhov, Anton, Moya zhizn'. Rasskaz provintsiala [Ma Vie. Le récit d'un provincial], Chayka [La Mouette], Skuchnaya istoriya, [Une histoire ennuyeuse], Izbrannyye sochineniya [Choix de textes], Khudojestvennaïa literatura, Moscou, 1986.