Научная статья на тему 'The Lark Farm or How to Tell the Armenian Genocide: From the Novel (2004) by Antonia Arslan to the Cinematographic Realization (2007) of the Taviani Brothers'

The Lark Farm or How to Tell the Armenian Genocide: From the Novel (2004) by Antonia Arslan to the Cinematographic Realization (2007) of the Taviani Brothers Текст научной статьи по специальности «Языкознание и литературоведение»

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Ключевые слова
Armenia / Armenian Identity / Antonia Arslan / Genocide / Taviani Brothers

Аннотация научной статьи по языкознанию и литературоведению, автор научной работы — Walter Zidarič

The Lark Farm (2004) by Antonia Arslan, an Italian author of Armenian origin, was both a bestseller and a highly valued literary piece for Italians. Retracing the events of 1915, in Anatolia, the novel tells the story of the writer's family, between Italy and her native country, at a fateful moment in history. The uncle in the romantic fiction was in fact the grandfather of the author-narrator, hence the work of memory recovery of the history of his family on the part of Arslan, which leads to the denunciation of the Armenian genocide. Following the phenomenal success of the book, the filmmakers Paolo and Vittorio Taviani also looked into the question of the Armenian genocide and produced their cinematographic work in 2007. While remaining very close to the romantic fiction of Arslan, they have, however, introduced several new elements in the filmic narration by using the melodramatic model as a watermark of their aesthetic discourse.

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Текст научной работы на тему «The Lark Farm or How to Tell the Armenian Genocide: From the Novel (2004) by Antonia Arslan to the Cinematographic Realization (2007) of the Taviani Brothers»

YEREVAN STATE UNIVERSITY

Department of Translation Studies

TRANSLATION STUDIES: THEORY AND

PRACTICE

International Scientific Journal

Special Issue 1

Lectures Croisées des Discours

Hiatus entre Réalités Sociopolitiques, Récits de Mémoire et Approches Interprétatives

Guest Editors

Garik Galstyan, Gayane Sargsyan, Taguhi Blbulyan

YEREVAN 2023

DOI: https://doi.org/10.46991/TSTP/2023.SL1.149

The Lark Farm or How to Tell the Armenian Genocide: From the Novel (2004) by Antonia Arslan to the Cinematographic Realization (2007) of the Taviani Brothers

Walter Zidaric* https://orcid.org/0000-0002-9166-4122

University of Nantes

Abstract: The Lark Farm (2004) by Antonia Arslan, an Italian author of Armenian origin, was both a bestseller and a highly valued literary piece for Italians. Retracing the events of 1915, in Anatolia, the novel tells the story of the writer's family, between Italy and her native country, at a fateful moment in history. The uncle in the romantic fiction was in fact the grandfather of the author-narrator, hence the work of memory recovery of the history of his family on the part of Arslan, which leads to the denunciation of the Armenian genocide. Following the phenomenal success of the book, the filmmakers Paolo and Vittorio Taviani also looked into the question of the Armenian genocide and produced their cinematographic work in 2007. While remaining very close to the romantic fiction of Arslan, they have, however, introduced several new elements in the filmic narration by using the melodramatic model as a watermark of their aesthetic discourse.

Keywords: Armenia, Armenian Identity, Antonia Arslan, Genocide, Taviani Brothers

Le Mas des Alouettes ou Comment Raconter le Génocide Arménien : du Roman (2004) d'Antonia Arslan à la Réalisation Cinématographique (2007) des Frères Taviani

Résumé : Le roman Le mas des alouettes (La masseria delle allodole) d'Antonia Arslan, auteure italienne d'origine arménienne, publié en 2004, fut à la fois un grand succès éditorial et une première pour la littérature italienne. Retraçant les événements de 1915, en Anatolie, le roman raconte l'histoire de la famille de l'écrivain, entre l'Italie et son pays natal, à un moment fatidique de l'Histoire. L'oncle de la fiction romanesque était en réalité le grand-père de l'auteur-narrateur, d'où le travail de récupération de mémoire de l'histoire de sa famille de la part d'Arslan qui aboutit à la dénonciation du génocide arménien. Suite au succès phénoménal du livre, les cinéastes Paolo et Vittorio Taviani se sont également penchés sur la question du génocide arménien et ont produit leur œuvre cinématographique en 2007. Tout en restant très

* walter.zidaric@univ-nantes.fr

This work is licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial 4.0 International License.

Received: 06.09.2022 Revised: 09.09.2022 Accepted: 03.10.2022 © The Author(s) 2023

proches de la fiction romantique d'Arslan, ils ont cependant introduit plusieurs éléments nouveaux dans la narration filmique en utilisant le modèle mélodramatique comme filigrane de leur discours esthétique.

Mots-clés : Arménie, identité arménienne, Antonia Arslan, génocide, Frères Taviani

1. Introduction

Le roman Le mas des alouettes (La masseria delle allodole) (2004) d'Antonia Arslan, autrice italienne d'origine arménienne, fut à la fois un grand succès éditorial - lauréat de plusieurs Prix littéraires en Italie - et une première pour la littérature italienne. Retraçant les événements de 1915, en Anatolie, le roman raconte l'histoire de la famille de l'écrivaine, entre l'Italie et le pays natal, à un moment fatidique de l'Histoire. La mémoire des événements tragiques de 1894-1896 pousse les héros à se réfugier dans le mas des alouettes, la résidence à la campagne de la famille, mais cela n'empêchera pas leur massacre : si, dans un premier temps, les femmes et les enfants, dont un déguisé en fillette, sont épargnés, en fin de compte les seuls survivants de la tragédie, qui réussiront à quitter le pays et à rejoindre l'Italie après un long périple, seront deux petites filles - Aroussig1 et Henriette - et le garçonnet - Noubar - ayant finalement pu se débarrasser de son déguisement salvateur. Ils seront ainsi accueillis par leur oncle, le frère ainé de leur père défunt et chef de la fratrie, un médecin de renom qui habite depuis l'âge de 13 ans à Padoue, non loin de Venise, et a étudié chez les pères Mekhitaristes sur l'île de San Lazzaro degli Armeni, dans le très coté internat Moorat-Raphael2. Cet oncle de la fiction romanesque, Yerwant, était dans la réalité le grand-père de Fautrice-narratrice, d'où le travail de récupération mémorielle de l'histoire de sa famille de la part d'Arslan qui aboutit également à la dénonciation du génocide arménien.

Ce roman est par la suite devenu le premier volet d'une trilogie, intitulée la Saga arménienne, et dont les volets suivants, La strada di Smirne (La route de Smirne) et Il rumore delle perle di legno (Le bruit des perles de bois) ont été publiés respectivement en 2009 et en 2016. Entre-temps, à la suite du succès phénoménal du livre, les deux cinéastes Paolo et Vittorio Taviani se sont eux aussi penchés sur la question du génocide arménien et ont réalisé leur œuvre cinématographique en 2007, dont ils sont également scénaristes. Tout en restant très proches de la fiction romanesque d'Arslan, ils ont cependant introduit plusieurs éléments nouveaux dans la narration filmique, qu'il s'agira d'analyser ici, tout en utilisant en filigrane de leur discours esthétique, à mon avis, le modèle mélodramatique.

1 J'utiliserai l'orthographe de la traduction française du roman pour les noms propres des personnages.

2 Les pères Mékhitaristes s'installèrent sur l'île de San Lazzaro degli Armeni en 1717, alors que la présence arménienne à Venise « remonte à 1348 » et que, « entre 1240 et 1350, les villes italiennes ayant au moins une église arménienne étaient 22 [...] » (Ongaro 2015-2016: 71, 52).

2. Antonia Arslan (1938-) et son roman

Antonia Arslan a été professeure de Littérature italienne moderne et contemporaine à l'Université de Padoue, spécialiste de littérature populaire, feuilletons et romans de gare et de l'écriture féminine. Elle a par ailleurs traduit en italien l'œuvre du poète arménien Daniel Varoujan, Il canto delpane (Le chant du pain) et Mari di grano (Mers de blé) en 1992, ce qui a marqué le début du parcours de réappropriation de son identité arménienne. Par ailleurs, sous sa direction ont aussi été publiés plusieurs ouvrages à caractère historique et mémoriel (Mutafian 1995; Dadrian 2003; Dédéyan 20 073) et, par exemple, elle a co-écrit en 2007 Hushèr. La memoria. Voci italiane di sopravvissuti armeni (Hushèr. La mémoire. Voix italiennes de survivants arméniens), un recueil de témoignages de survivants qui s'installèrent en Italie et, en 2015, Rimozione di un genocidio. La memoria lunga del popolo armeno (Refoulement d'un génocide. La mémoire longue du peuple arménien). Toutefois, à partir de 2004, elle s'est pleinement adonnée à la littérature romanesque avec, dans l'ordre, les ouvrages suivants qui restent, pour la plupart, encore inédits en français : La masseria delle allodole (Le mas des alouettes)4, La strada di Smirne (2009), Ishtar 2. Cronache dal mio risveglio (2010), Il cortile dei girasoli parlanti (2011), Il libro di Mush (2012), Il calendario dell'avvento (2013), Il rumore delle perle di legno (2015), Lettera a una ragazza in Turchia (2016) et La bellezza sia con te (2018). La réappropriation de son identité arménienne n'a donc pas commencé avec son best-seller, mais elle a bel et bien débuté par son travail de traduction de la poésie de Varoujan qui fut, rappelons-le, l'une des premières victimes du génocide durant la nuit du 24 avril 1915. En guise d'hommage, l'autrice fait ainsi apparaître le poète arménien dans son roman au moment même de son arrestation (Arslan 2006: 73-74) alors que quelques pages auparavant elle avait informé son lecteur qu'elle avait trouvé en 1949, dans le portefeuille de son grand-père qui venait juste de mourir, une coupure de journal contenant « une sorte de comptine, Antasdan (« La Bénédiction pour les champs des quatre coins du monde »), qu'un poète de grand succès, Daniel Varoujan, a consacrée aux enfants » (Arslan 2006: 48).

Cet intérêt pour l'Arménie, son peuple, son histoire et ses propres racines à elle, nous pousse à nous demander qu'est-ce que l'arménité pour Antonia Arslan ? Giorgio Pisanello, dans son introduction à Hushèr. La memoria..., la définit ainsi :

Le concept d'arménité, comme totale adhésion à un sang innocent et merveilleux, comme « une trace tenue de flûte, que l'oreille perçoit à peine aux confins de l'ouïe » [...] est irrésistible. L'émotion que cet amour suscite pour ses propres racines a des origines très anciennes, des références et des précédents tellement passionnés que l'on peut dire avec certitude que la mémoire, même si elle est déchirante et cruelle, ne peut plus laisser de place à d'autres situations

3 Ajoutons à cette liste non exhaustive d'ouvrages consacrés au peuple arménien, la préface à la récente édition italienne du célèbre roman de Franz Werfel, Die vierzig Tage des Musa Dagh (1933) (Les quarante jours du Musa Dagh).

4 La première édition française du roman a paru chez Robert Laffont, en 2006, sous le titre Il était une fois en Arménie.

émotionnelles. Il ne reste que cette trace déchirante : arménité, presque un synonyme d'harmonie étouffée, d'innocence trahie, de poésie jamais reconnue, de sang perdu et d'agonie irréparable d'un peuple « honnête et intelligent »5 (Pisanello 2001: 9).

Le mas des alouettes, qui donne son titre au roman, est plusieurs choses à la fois : maison familiale de villégiature en Anatolie pour Sempad, le pharmacien, décorée et aménagée avec toutes les commodités à l'occidentale ; lieu rêvé et fantasmé du retour du frère aîné Yerwant, le renommé otorhinolaryngologiste installé depuis longtemps en Italie, qui voudrait faire son voyage de retour pour les vacances en Arménie mais qui en sera finalement empêché à jamais par l'éclatement de la Première Guerre mondiale ; une sorte de « scène idéale pour la fusion entre Orient et Occident, pour la réunion des deux frères, Yerwant qui a fait fortune en Italie en tant que médecin et qui à travers son amour du luxe associe des goûts orientaux avec des nouveautés occidentales, et Sempad la pharmacien, grand amateur de la modernité mais trop lié à sa terre pour pouvoir l'abandonner » (Jansen 2009: 438) ; lieu du massacre et du non-retour où l'indicible est perpétré et dans lequel la mort gagne le premier round du combat.

Subdivisée en deux parties, précédée d'un Prologue - Il nido e il sogno dell'Oriente, (Le nid et le rêve de l'Orient) publié originairement en 1998 (Alù 2009 : 369) - l'histoire est racontée par la narratrice (et autrice) omnisciente à la manière des romans du XIX siècle et, comme le souligne Monica Jansen,

l'arménité est donc composée par une duplicité antithétique constituée par les deux parties dans lesquelles le roman est subdivisé : par la première partie intitulée L'oncle Sempad, à l'enseigne de la légende du « peuple arménien doux et imaginatif » qu'il incarne, et par la deuxième partie consacrée à Chouchanig, l'épouse de Sempad, symbole de la force de la survie, personnage particulièrement cher à l'écrivaine « car il enferme en son for intérieur une telle masse de douleur mais réussit néanmoins à faire face » (Jansen 2009: 440)6.

L'autrice dédie son roman à l'une des survivantes du génocide de 1915, sa tante « Enrica-Henriette, la fillette qui n'a jamais grandi » (7), et la narratrice relate au lecteur que sa tante n'avait que trois ans au moment de la tragédie, dont elle a été témoin oculaire, et qu'à partir de moment-là

le monde s'arrête en cet instant. La fragrance des grands pains ovales, recouverts de sésame et de graines de pavot, l'odeur aigrelette des trois bols remplis de yogourt et de rondelles de concombre, le parfum intense des aubergines et du chevreau, les carafes d'« eau-de-cascade » et de cidre pétillant - tout se figera au fond de son cœur en un unique, éternel sentiment de culpabilité, d'offense, d'inaptitude. En cette lointaine et lumineuse journée de mai, sa famille et elle-même ont été jugées coupables d'exister. Et Dieu s'est voilé la face (Arslan 2006: 92-93).

5 Toutes les traductions sont de mon fait si le nom du traducteur n'apparait pas.

6 Les deux citations entre guillemets sont extraites de (Garna 2005: 148).

La tante, pour qui la petite Antonia avait une affection particulière - « Je l'aimais beaucoup et j'avais plaisir à lui rendre visite : elle passait des disques d'Édith Piaf du matin au soir et me permettait de danser, chaussée de souliers en tissu » (10) - sera marquée à vie par les événements de 1915 :

Créature de la diaspora, elle était privée de sa langue maternelle, l'arménien, qu'elle parlait comme plusieurs autres avec raideur, sans naturel, en commettant des erreurs grossières, pathétiques. Jamais elle ne voulut raconter comment elle avait survécu [...] (Arslan2006: 10).

Comme l'affirme justement Monica Jansen,

la dédicace à sa « tante enfant » peut donc aussi être lue comme une dédicace à tous les survivants arméniens, étant donné que le trait commun des témoignages recueillis par Arslan et Pisanello dans Hushèr est que les récits privilégient la perspective enfantine car « ils reflètent des horreurs inimaginables vus à travers les yeux d'un enfant » (Arslan 2001: 28). Tante Henriette et le grand-père Yerwant incarnent tous les deux l'indicible drame arménien exprimé par des mots seulement à travers Antonia, à la fois nièce et petite-fille, qui assume comme « devoirs particuliers » (17) de raconter leur histoire pour en restituer un témoignage (Jansen 2009: 441).

Quant au grand-père de Fautrice-narratrice, Yerwant Arslanian - né le 23 mai 1865 à Kharpert, aujourd'hui la ville turque de Harput, et mort à Padoue en 1948 -, qui décide de faire de sa petite-fille Antonia le réceptacle de sa mémoire7, lui aussi privera ses enfants de leur origine, après leur avoir donné à la naissance des prénoms arméniens mais sans jamais leur avoir appris la langue, lorsqu'il obtiendra en 1924 du roi d'Italie de pouvoir modifier son nom de famille en l'amputant de la dernière syllabe et qui d'Arslanian devint donc Arslan. Antonia Arslan affirme que de telle manière « le nom, amputé, peut aussi ressembler à un nom turc ». L'acte alla jusqu'à la modification des prénoms de ses deux enfants : ainsi le père de l'autrice de Khaïel devint Michele, et son oncle Yerwart s'appela Edoardo. Comme le raconte Arslan dans son roman, son grand-père affabule lorsqu'il décide d'ouvrir son cœur à sa petite fille convalescente :

Ne jamais l'interrompre quand il raconte, songera la fillette. Heureusement, le vieillard poursuivait son récit comme s'il s'adressait à lui-même : « C'est une saveur unique. Nous préparions du yogourt avec tante Mariam, et j'étais si habile qu'elle acceptait que je l'aide à confectionner le baklava ». C'est donc à travers le sens du goût, le rêve d'une saveur lointaine, que la petite abordera le Pays Perdu. [...] son grand-père lui avait offert quelque chose de plus : l'écho vivant des parfums et du goût, une vraie nourriture, la naissance de la nostalgie (pour un pays qui n 'existe plus [...] mais aussi pour la vie, l'odeur, l'effort, la joie, la peine et la consolation qui les accompagnaient, bref, l'âme du pays) (Arslan 2006: 42).

7 Comme l'a souligné Alù, la relation privilégiée qui s'instaure entre la petite-fille et son grand-père et qui est relatée dans le roman, investit l'autrice de « la mission spéciale de narrer et rappeler aux autres une tragédie oubliée » (Alù 2009: 370).

Alors que sa tante continuera de se taire :

Plus jamais Henriette ne s'exprimera dans sa langue maternelle ; partout dans le monde, elle aura le sentiment d'être une étrangère, une sans-famille, qui vole le pain et envie les enfants d'autrui. Recroquevillée sur elle-même, elle pleurera toutes les nuits, au cœur de sa survie, avant de se réfugier dans une hébétude tranquille, tronc vivant qui attend passivement le retour de sa patrie perdue, la lumière de Dieu et le regard innocent de son père (Arslan 2006: 110).

Monica Jansen souligne justement qu'il s'agit de deux « formes de négation de la mémoire qui selon l'écrivaine doivent être combattues en les rendant en revanche une mémoire à partager avec la communauté toute entière » (Jansen, 2009: 443).

La première partie du roman raconte les événements jusqu'à l'accomplissement du massacre au mas des alouettes, alors que dans la deuxième l'on suit la tragédie de la déportation des femmes dans le désert et, parallèlement, les tentatives d'Ismène et Aznive, qui aboutiront, pour sauver quelques survivants de la famille, jusqu'à l'arrivée en Italie. Toutefois, sans rentrer dans les détails de la narration, j'aimerais souligner qu'Arslan évite le piège manichéen en façonnant les personnages méchants, les Turcs, avec des nuances. J'en donnerai trois exemples.

Le colonel, par exemple, au moment de la découverte du massacre au mas de la main de ses jeunes officiers, est décrit comme

Un homme raisonnablement honnête, raisonnablement humain, moyennement corrompu. Il a la guerre pour métier et n'aime pas les massacres. Étant assez avide, il n'est pas fanatique : le fanatique tue par plaisir, ou au service d'une idée - le sang attire le sang. [...] Au fond de son cœur - il a honte de cela, comme de l'inefficacité militaire -, il apprécie les avantages de la tolérance et comprend qu'il n'existe pas de jour plus funeste, pour un pays, que celui où il éprouve le besoin d'éliminer une partie de ses citoyens sans défense, afin de se sentir uni. [...] Homme de l'ancien régime, du vieil Empire, il pressent, en cet après-midi d'horreur, que sa carrière est arrivée à son terme, que son cœur ne sera jamais plus le même, et il accepte. Il accepte enfin de s'exposer, de prendre un risque, pour que tout ne soit pas perdu, que son peuple n'ait pas à avoir honte de ses chefs, sans exception. Ainsi, avec un geste de noblesse antique, il tend son bras à Chouchanig, la soulève gentiment et lui murmure à l'oreille qu'il la fera escorter en ville. « Ayez confiance en moi, lui dit-il d'une voix respectueuse. Je veillerai, à ce qu'ils soient enterrés, j'appellerai un prêtre, je m'en occuperai personnellement. Rentrez chez vous. Nous vivons des temps catastrophiques » (Arslan 2006: 115-116).

Le jeune officier Djelal, enamouré au début du roman d'Aznive, la sœur de Sempad, et qui, malgré les vicissitudes, décidera à la fin de l'histoire d'aider à la sauver avec les autres survivantes de la famille, éprouve

une immense pitié pour cette femme contaminée, mais aussi du soulagement à l'idée qu'il sera son sauveur qu'il l'emmènera romantiquement au galop de son cheval, la nourrira, la soignera, puis jouira de sa présence soumise et reconnaissante, désormais dépourvue de toute fierté. Plus rien ni personne ne lui interdit de la

prendre, même si ses rêves de mariage et de fuite à Paris lui semblent naïfs maintenant ; indécents, surtout (Arslan 2006: 235)8.

D'après Monica Jansen, Djelal « représente la conception orientale du rapport entre les sexes qui, selon Arslan, fut la raison pour l'une des péculiarités du génocide arménien, le traitement différent des hommes et des femmes » (Jansen, 2009: 446).

Enfin, Nazim, traitre et sauveur, celui qui mène d'abord les jeunes officiers sanguinaires jusqu'au mas et qui s'en repentira aussitôt après, faisant de tout son possible pour sauver les survivantes. À son propos, l'autrice a déclaré :

Nazim est sans doute un personnage vraisemblable et il m'a permis de dire ce à quoi je tenais beaucoup, c'est-à-dire que bien des Turcs aussi étaient instinctivement contraires au fanatisme des chefs de leur gouvernement [...] l'idée terrible du massacre total [...] cela ne fait pas partie de l'ADN du Turc simple croyant [...] je ne lui ai donné aucune théorie [...] c'est à travers le calcul économique que s'accomplit le revirement moral [...] il se sent tout à coup (comme) le chevalier d'Haroun al Rashid, le protecteur de la veuve (Garna 2005: 149-150).

D'ailleurs, comme le rappelle Monica Jansen, « Dans son essai intitulé I giusti : coloro che non guardano altrove Arslan parle aussi de l'importance, pour le survivant arménien, de pouvoir croire que quelques Turcs ne les haïssaient pas, de pouvoir se souvenir, parmi tant de misères, d'un geste humain. Chacun de nous a, en effet, sa valeur intrinsèque propre, et cette valeur ne se définit pas dans la solitude mais elle s'élabore dans la relation avec les autres êtres humains existants dans le contexte dans lequel chacun d'entre nous vit » (Jansen, 2009: 447).

Avant de passer à la version cinématographique des frères Taviani, j'aimerais souligner que cet ouvrage d'Antonia Arslan s'insère de plein droit dans le cadre de la littérature italienne de ces vingt dernières années où les romans portant sur des histoires ou des épisodes de migration, exil, expatriation et dans lesquels l'Italie est soit point de départ, soit point d'arrivée ou bien point de retour sont nombreux et, fait non négligeable, la plupart de ces ouvrages sont l'œuvre d'autrices (Alù 2009: 363). Le point commun de tous ces ouvrages et narrations9 est la volonté de reconstruire l'histoire de sa propre famille en mêlant recherche historique et imagination avec la

8 Je tiens à souligner que la traduction française laisse à désirer tant elle est libre par rapport au texte original et dans ce passage précis, par exemple, tout un paragraphe du texte italien - « L'antico orgoglio del conquistatore verso le donne (come verso le città) sottomesse riaffiora intatto sotto la vernice occidentale, e Djelal abbandona in fretta i brandelli del suo sogno romantico » (223-224 de l'édition italienne) - a simplement disparu.

9 Dans la liste établie par Giorgia Alù apparaissent les titres suivants : Quando Dio ballava il tango (2002) de Laura Pariani, sur l'émigration italienne en Argentine, Vita (2003) de Melania Mazzucco, sur l'émigration de son grand-père aux États-Unis, Ghibli (2004) de Luciana Capretti, sur l'exil des Italiens de la Libye en 1970, La masseria delle allodole (2004) d'Antonia Arslan, Oltremare (2004) de Mariangela Sedda, sur l'émigration sarde en Argentine, Come il re e la regina (2004) de Graziella Bonansea, sur l'émigration italienne en Argentine, L'Orafo (2005) de Rosanna Carcassi, sur l'émigration sarde au Pérou, Cronache dalla collina (2005) d'Anna Maria Ricciardi, sur l'émigration aux États-Unis, Nata in Istria (2006) d'Anna Maria Mori, sur l'exil forcé des Italiens d'Istrie, Pane amaro (2006) d'Elena Gianini Belotti, sur l'émigration aux États-Unis (cfr. Ibidem, (363-364)).

mémoire collective et des réminiscences personnelles, grâce à un « genre littéraire hybride qui mélange autobiographie et biographie, histoire et fiction, documentation et mémoire » (Alù 2009: 364). À travers l'écriture, ces autrices se font ainsi les gardiennes des relations entre les membres d'une même famille ou de la même communauté, et les témoins de mémoires fragmentaires, interrompues ou mises sous silence en raison de séparations ou de la distance. Toutefois, écrire l'histoire des déplacements de sa famille ou de sa communauté équivaut aussi à entreprendre un parcours de (re)découverte de sa propre identité, tel un acte thérapeutique visant à combler les lacunes d'un passé jusque-là considéré comme étranger. Pour Arslan, cet ouvrage fait partie d'un lent parcours de réappropriation de ses origines arméniennes et marque le point d'orgue d'un parcours de recherche qui a d'abord engagé toute une série de traductions d'œuvres d'intellectuels arméniens durant une vingtaine d'années.

3. Les frères Taviani et leur film

En 2007 les frères Taviani, dans leur double rôle de scénaristes et réalisateurs, adaptent pour le grand écran le roman d'Antonia Arslan dont le résultat est une coproduction bulgaro-germano-hispano-franco-italienne, l'une des rares encore, à l'époque, à aborder la question du génocide arménien. Qu'est-ce qui les a motivés ? En fait, c'est grâce à la lecture du roman que les deux cinéastes se sont penchés sur les événements de 1915, ce qui confirme bien que le rôle de la mémoire est fondamental pour que l'Histoire ne soit pas oubliée. Au moment de la sortie du film les deux réalisateurs se sont expliqués en ces termes : « Ce film est né d'un sentiment de culpabilité. Il y a trois ans, presque par hasard, nous avons découvert la tragédie arménienne... ». Un sentiment partagé, d'ailleurs, par les acteurs, dont Paz Vega qui a déclaré : « Un film ne change pas les destins du monde, je le sais, mais il peut contribuer à faire ouvrir les yeux, à déplacer les consciences. Chaque jour se produisent des massacres dans le désintéressement général. Même moi, avant de lire le scénario, je savais peu de choses du génocide arménien, à l'école on ne t'enseigne rien » (AlloCiné).

Paolo (1931-) et Vittorio (1929-2018) Taviani débutent leur carrière de cinéastes en 1962 en coréalisant avec Valentino Orsini Un uomo da bruciare (Un homme à brûler) ; après la mort de Vittorio, Paolo continue de tourner et son dernier film, Leonora addio (Léonore, adieu), qu'il a écrit et dirigé, et dont le titre est emprunté à une célèbre nouvelle de Luigi Pirandello, a été présenté au mois de février 2022 en compétition officielle à la Berlinale. Protagonistes d'un cinéma militant, de révolte contre l'injustice ou contre la tradition, mais aussi d'un cinéma « littéraire », qui prend pour source des œuvres de Boccace, Fenoglio, Goethe, Ledda, Pirandello, Shakespeare ou Tolstoï10, l'hypotexte qu'est le roman d'Antonia Arslan pour leur film s'insère donc parfaitement dans cette veine littéraire mais, comme le souligne Lorenzo Cuccu :

10 Voici les titres de leur filmographie et, entre parenthèses, les auteurs ou les événements historiques auxquels ils se sont inspirés: I fuorilegge del matrimonio (1963), co-réalisé avec Valentino Orsini, I sovversivi (1967), Sotto il segno dello scorpione (1969), San Michele aveva un gallo (1972) (Tolstoï), Allonsanfàn (1974) (la Révolution française), Padre padrone (1977) (Ledda), Palme d'or au Festival de Cannes, Ilprato (1979), La notte di San Lorenzo (1982) (la 2e Guerre mondiale), Kaos (1984) (Pirandello),

Avec Le mas des alouettes, dans le cinéma de Paolo et Vittorio Taviani l'aptitude à se positionner en observateurs passionnés d'événements historiques, sociaux et politiques redevient explicite. C'est un retour à l'Histoire, après les « histoires passionnantes » du prince Dimitri et de Luisa Sanfelice, c'est un retour au cinéma, au public des salles, après les deux productions pour le grand public de la télévision. (Cuccu 2008: 5)

Lorsque les Taviani s'intéressent à la question, il faut bien rappeler que la filmographie portant sur le génocide arménien de 1915 est très maigre, mis à part les deux films d'Henri Verneuil - alias le franco-arménien Achod Malakian - Mayrig (1991) et 588, Rue Paradis (1992)11, et Ararat (2002) d'Atom Egoyan, présenté hors concours au 55e Festival de Cannes et dont l'un des protagonistes est Charles Aznavour.

Le film des Taviani est fidèle au roman dans son ensemble12, mais le passage de la page écrite à l'écran a comporté quelques changements que je vais détailler en précisant que, de mon point de vue, le film tend vers le modèle opératique, le mélodrame et, tout particulièrement, vers une peinture chorale à la manière verdienne et où le destin individuel concentre en lui-même celui de toute une communauté. En outre, et je vais essayer de le démontrer, le scénario me semble avoir été conçu comme un livret d'opéra, comportant certaines modifications nécessaires dans le passage de la page écrite à l'image filmique, et cela en raison du caractère mélodramatique assumé du film. Selon Cuccu : « La réélaboration de l'intrigue historique que les Taviani accomplissent ne va pas dans le sens de l'intériorisation d'un journal intime et de l'« effusion poétique », du discours complice qui adhère au courant des faits, des émotions et des réflexions, mais elle va plutôt dans la direction de la théâtralité, de la mise en scène, de la com-position riche de sens, à la fois (mélo)dramatique, iconologique et iconographique » (Cuccu 2008: 5). En parlant de mélodrame, je fais mienne la définition de Peter Brooks lorsqu'il affirme qu'

il s'agit d'une forme expressive à forte charge émotionnelle et mettant en scène une conflictualité morale très nette qui n'a rien à voir avec la tragédie ou la comédie en ce qui concerne les personnages, les structures, les intentions et les effets. [...] Le mélodrame accentue les contrastes, les passions, les conflits schématiques et le spectateur, le lecteur a besoin, de temps en temps, de se confronter en son for intérieur et à l'extérieur avec une réalité mélodramatique. Ces conflits sont la

GoodMorning Babilonia (1987), Il sole anche di notte (1990) (Tolstoï), Fiorile (1993), Le affinità elettive (1996) (Goethe), Tu ridi (1998) (Pirandello), La masseria delle allodole (2007) (Arslan), Cesare deve morire (2012) (Shakespeare), Maraviglioso Boccaccio (2015) (Boccace), Una questione privata (2017) (Fenoglio). Et ils ont aussi travaillé pour la télévision en réalisant : Resurrezione - Mini-série TV (2001) (Tolstoï), La primavera del 2002 - L'Italia protesta, l'Italia si ferma - documentaire (2002) et Luisa Sanfelice - film pour la Télévision (2004) (la Révolution napolitaine fin XVIII).

11 Toutefois, comme Antonia Arslan l'a dénoncé, malgré l'importance historique du sujet abordé par les films d'Henri Verneuil, ceux-ci n'ont eu qu'une très faible diffusion en Italie.

12 « La trame narrative reste fondamentalement la même : la mort du grand-père, l'énamourement d'Aznive/Nunik à l'égard de Djelal/Egon, le massacre au mas et la mort de Sempad/Aram, la déportation, le plan d'évasion et l'évasion grâce à l'aide de Nazim et Ismène, la mort de Chouchanig/Armineh, l'arrivée à Venise de ses enfants [...] » (Cuccu, 2008: 11).

garantie constante que la vie est véritablement habitée par des forces primaires, intenses et opposées - intenses et primaires car elles sont opposées - et que celles-ci peuvent être mises au jour. Comme l'affirmait Walter Benjamin, « nous réchauffons notre vie misérable et frileuse à la flamme des représentations de l'imaginaire, et cela est particulièrement vrai en ce qui concerne les formes les plus durables de spectacle populaire qui nous répètent au fur et à mesure que nous ne vivons pas dans

un monde tout à fait dépourvu de transcendance et de sens, que l'on peut trouver les

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principes d'un super drame tout près de nous, à portée de main » .

Outre l'apport fondamental de Brooks, j'ajouterais que comme dans un opéra « classique » du XIXe siècle, la loi des contrastes est bien présente dans le film, notamment par le biais de l'alternance entre la scène des funérailles du patriarche - le père du pharmacien - beaucoup plus imposante et qui est placée au début du film, et celle de la fête au mas des alouettes, plus importante aussi que dans le roman, qui devient le théâtre de la tragique fatalité, justement à la manière verdienne, dans le sens que la fête est le moment où la tragédie se révèle, comme dans Macbeth ou Le bal masqué, par exemple : le lieu de la fête devient ainsi un théâtre tragique de mort, un lieu de non-retour. Mais c'est Nabucco de Verdi, en particulier, qui me semble être présent en filigrane du scénario des Taviani, car l'histoire sentimentale, bien qu'elle ait un peu plus de relief dans le film en tant qu'élément nécessaire de la narration permettant d'atténuer le côté tragique et insoutenable, y est néanmoins reléguée à l'arrière-plan : elle est anecdotique, car c'est le destin tragique des Arméniens - les Juifs de l'opéra verdien - qui se joue contre les Turcs - les Assyriens dans Nabucco. Et le rôle du méchant et du traitre, incarné par le turc Nazim, qui tentera toutefois de se racheter en contribuant à sauver les survivants, rappelle aussi celui d'Abigaïl dans l'opéra verdien, laquelle finira par épargner les Juifs et périra, en guise de châtiment, mais tout en s'étant rachetée.

Un autre élément fondamental est le rôle que la musique joue dans le film et, notamment, la chanson Ov, sirun, sirun [Oh ma beauté] (Lirics) qui ponctue l'action à plusieurs reprises, comme dans le roman, mais avec plus de pouvoir de suggestion, en guise de véritable leitmotiv. Le film s'ouvre sur cette chanson, qui a la fonction d'un prélude et est donc une sorte de sceau contenant le sens de l'histoire à laquelle le spectateur va assister, tout comme dans un opéra « classique », qui donne la tonalité de l'ouvrage. De plus, en ouverture de film, cette musique est associée, à l'écran, à une tache de couleur rouge floue qui, au fur et à mesure que la caméra s'approche de l'objet en faisant la mise au point, révèle une grappe de raisin rouge. Cette grappe de raisin est un ultérieur fil rouge de la narration car elle est associée à l'affection réciproque du grand-père et du petit-fils, au tout début du film, et donc à l'amour, et lorsqu'elle se matérialisera en une broche qu'Armineh donnera secrètement à Ismène durant la déportation dans le désert, elle deviendra le talisman permettant le salut des survivants. Cette musique revient lorsqu'à l'annonce de l'éclatement de la Première Guerre

13 Brooks, Peter, The Melodramatic Imagination (1976), étant donné la difficulté à repérer cet ouvrage, je traduis en français d'après son édition italienne L'immaginazione melodrammatica secondo Peter Brooks. Per una costante della visione estetica nei tempi moderni (Orabona 2004: 152). Brooks cite entre guillemets un passage extrait de l'Angelus novus de Walter Benjamin.

mondiale, le frère médecin - Assadour dans le film - à Venise, face à la mer, comprend qu'il ne partira plus pour revoir sa famille arménienne ; le scénario précise : « Assadour regarde au loin... vers sa terre au-delà de la mer. De ses lèvres sort un son à peine audible dont lui-même ne se rend sans doute pas compte. une ancienne chanson arménienne. » (Taviani 2008: 60, scène 4.2). Cette scène, par un fondu image, s'enchaine directement à la suivante (4.3. PLAINE - Extérieur/jour) et, comme le précise le scénario :

Alors que la chanson-lamentation d'Assadour s'éloigne lentement/doucement, voici qu 'une figure de dos marchant à la tête de la colonne apparait. Elle porte un turban /un turbante et, avec un filet de voix, elle continue la chanson d'Assadour. Tout à coup elle se tourne en arrière pour contrôler/vérifier que controllare i suoi cari, et l'on découvre ainsi le beau visage de Nunik que la faim et la poussière ont rendu spectral, dans un corps alourdi par tous les vêtements qu 'il a été possible d'amener avec soi. Mais son regard est le même, un regard de pierre, comme celui du patriarche Hovhanness, dont Nunik a pris maintenant la place. Ce sont les yeux de celle qui, en obligeant le temps à se contracter, de jeune fille est devenue adulte (Taviani 2008: 60, scène 4.2).

Cependant, il faut bien souligner que si les images présentes dans le script trouvent leur parfaite réalisation à l'écran c'est surtout grâce au pouvoir suggestif de la musique qui explicite au mieux le lien de souffrance unissant les deux demi-frères : la nostalgie, le regret, l'impuissance de l'un, l'horreur de la déportation dans le désert de l'autre, qui garde néanmoins intacte sa dignité. D'ailleurs, cette chanson est véritablement l'emblème de Nunik (Aznive dans le roman) qui l'entonnera juste avant d'être tuée dans le camp, dans l'une des toutes dernières scènes du film, celle de la fuite, lorsqu'elle se rendra compte que tout est désormais perdu pour elle mais qu'elle peut détourner l'attention des soldats turcs pour permettre aux siens de s'échapper :

[... ] Nunik, là-bas, qui se dresse fière, en retrouvant dans le sacrifice soudain toute son innocente et sereine énergie. Alors que les zaptiè l'entourent, elle commence à chanter l'ancienne chanson arménienne : NUNlK - ... Ov sirun... sirun...

Un vent de folie parcourt le champ. D'autres femmes s'unissent à la chanson. Le commandant et les zaptiè, pris de surprise, se précipitent sur Nunik (Taviani 2008: 80, scène 69).

Avant de terminer, j'aimerais faire quelques observations rapides sur les personnages sans trop m'attarder sur les différents changements introduits par le film qui mériteraient une analyse spécifique plus approfondie. Dans le roman il y a similitude entre la relation unissant la narratrice à son grand-père, et celle entre Noubar et son grand-père : Noubar est témoin privilégié de la mort de ce dernier tout comme la narratrice l'est à son tour d'une mémoire à transmettre. Quant aux Turcs, le rôle du colonel est amplifié dans le film, non seulement parce qu'il est interprété par une vedette française, André Dussolier, mais aussi pour que l'on comprenne bien qu'il y avait certaines nuances chez les méchants. Le colonel est un « bon » méchant, qui tire

profit de ses relations amicales avec les Arméniens et qui, justement pour cela, n'a pas été mis au courant des faits à venir ; dans le film il a une épouse, un tout petit rôle, mais c'est elle qui appréhende la tournure tragique des événements, ce qui permet au spectateur d'essayer de comprendre l'état d'âme déchiré de ceux qui étaient contre le massacre et qui, en même temps, ne voulaient ou n'avaient pas le courage de s'opposer. Bien évidemment le film ne les justifie pas, comme le livre par ailleurs, mais la nuance est importante à souligner. Dans la même catégorie pourraient rentrer les deux jeunes officiers présents dans le roman, et dont le rôle est renforcé à l'écran : Egon épris de Nunik ; Ferzan, le soldat tourmenté dans le camp, qui finira par la décapiter comme dans le livre, bien que la scène soit plus violente à l'écran et précédée d'un moment pathétique qui met à nu, si besoin était, la nature mélodramatique du film ; mais c'est lui qui dénoncera le massacre et ses supérieurs, qui nient les faits, lors du procès à la fin du film, et qui s'autodénoncera en avouant l'homicide de sa bien-aimée.

Quant aux Arméniens, il n'y a pas de changement majeur concernant les protagonistes, mis à part leurs prénoms - Chouchanig > Armineh, Aznive > Nunik, Sempad > Aràm, etc. - ainsi que le nom de la famille qui d'Arslanian se transforme en Avakian. Bizarrement, dans le roman, le personnage de Zareh, l'un des demi-frères de Yerwant et Sempad, lui aussi médecin et clé de la réussite de la fuite des survivants en Italie avec l'épouse du consul français, Marie-Joséphine, laisse la place dans le film au consul d'Espagne, pays neutre durant le conflit mondial, qui grâce à la broche d'or en forme de raisin, l'objet du salut, réussira à sauver les rescapés. Toutefois, le film met à l'honneur les femmes avec deux figures féminines qui sont des métaphores de la nation arménienne. D'un côté, la Mater dolorosa incarnée par Armineh, notamment dans la scène où elle est portée en triomphe, de manière dérisoire, sur une grande chaise en osier, par les officiers qui viennent de décapiter son mari et de massacrer sa famille (Taviani 2008: 54, scène 38f). De l'autre côté l'héroïne, Nunik, figure christique, agneau sacrificiel, dont le personnage change radicalement au cours de la narration : d'un état post-adolescent, immature, au début, prête à tout quitter pour un officier turc et à partir avec lui, elle devient celle dont le sacrifice - de son corps, d'abord, pour donner à manger aux enfants rescapés lors de la marche dans le désert, puis de sa vie -permettra le salut de quelques survivants14 qui deviendront des témoins de l'Histoire. Ce personnage prend une tout autre dimension par rapport au roman de sorte qu'elle représente à la fois, symboliquement, le destin héroïque de toutes les femmes arméniennes qui ont pu et su protéger les enfants qui ont réussi à survivre, les légataires de la mémoire, et l'incarnation de l'Arménie toute entière et du peuple arménien à un moment dramatique de son histoire, d'où l'amplification nécessaire de son rôle à l'intérieur de la narration cinématographique.

Si le roman se termine sur une sentence lapidaire fixant à jamais la césure entre l'avant et l'après - « Personne [...] n'est plus retourné à la Petite Ville » (242) -, le film lance un message tout aussi clair mais allant dans une autre direction, celle du cinéma « civil » des Taviani, lorsqu'il se clôt sur les didascalies suivantes à l'écran,

14 La scène de l'arrivée à Venise des trois petits survivants, que l'on pourrait nommer le salut ou la vie à Venise, doit aussi être comprise, à mon avis, comme un hommage à la Mort à Venise (1971) de Luchino Visconti.

« Après les premières condamnations les procès furent suspendus. Le peuple arménien attend toujours la justice »15, et sur la chanson initiale qui referme la narration filmique en indiquant que la boucle est enfin bouclée.

4. Conclusion

Si pour Antonia Arslan, son roman, et ensuite sa trilogie, fait partie d'un lent parcours de réappropriation de ses origines arméniennes16 et marque le point d'orgue d'un parcours de recherche, l'autrice donne néanmoins sa contribution, mêlée d'autobiographie, biographie, histoire, fiction, documentation et mémoire, à la cause arménienne et à la divulgation du génocide. Quant aux frères Taviani, leur film s'inscrit dans la continuité de leur action artistique engagée où la littérature cède la place à l'histoire dans leur l'imaginaire : « Mais l'histoire racontée à la manière de Stendhal, où l'Histoire se conjugue toujours à des histoires privées » (Treccani).

D'une histoire personnelle, de famille, dans le roman, le film, me semble-t-il, prend les allures d'un film universel qui raconte l'histoire de toutes les luttes intestines à travers les peuples et les âges. Des luttes fraternelles que les deux frères ont souhaité mettre en lumière, comme ils l'ont affirmé au moment de la réalisation de leur film :

Depuis un certain temps, nous ressentions le besoin de traiter, par notre cinéma, ce

thème qui est probablement la tragédie la plus sombre de notre temps. Ces

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massacres entre peuples frères, entre ethnies vivant côte à côte, en Serbie, au

Kosovo, sur des territoires dont seule une bande d'eau nous sépare, mais aussi en

17

Afrique, en Asie... (AlloCiné) .

En somme, une histoire sur la folie des hommes, l'histoire de l'humanité depuis qu'elle existe.

15 La didascalie ne figure pas dans le scénario publié, mais elle apparaît dans le DVD.

16 « La terre décrite par Antonia Arslan dans son livre est inconnue à l'autrice jusqu'à ce qu'elle la visite à l'âge adulte. L'Arménie est donc un lieu initialement imaginaire, reconstruit d'abord à travers les récits de son grand-père et, successivement, par le biais d'études, recherches, et la collecte des mémoires des Arméniens de deuxième génération en Italie et à l'étranger. [...] Bien qu'Arslan se déclare Italienne, l'Arménie est reconquise au nom d'une recherche identitaire dans laquelle convergent la récupération du passé et du présent » (Alù 2009: 370). Tout cela contribue à la découverte d'une autre composante de soi-même, comme l'affirme elle-même lorsqu'elle dit ressentir : « un plus grand bonheur d'être Italienne justement car elle se sent aussi Arménienne, et donc reconciliée » (Garna 2005: 151).

17 À la sortie ils ont en outre déclaré à la presse italienne : « Nous voudrions d'abord dire clairement une chose. Nous n'avons pas fait un film contre les Turcs. Nous pensons au contraire que la Turquie doit entrer dans l'Union européenne, ceci pour établir un pont entre l'Europe et la réalité du Moyen-Orient. Mais, d'abord, le gouvernement d'Erdogan devrait reconnaître l'infamie commise, faire la lumière sur le passé, condamner ce qui s'est produit en 1915 » (Le Mas 2007: 12).

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