HORIZON 3 (i) 2014 : 1. Research : A. Coignard : p. 39-63
ФЕНОМЕНОЛОГИЧЕСКИЕ ИССЛЕДОВАНИЯ • STUDIEN ZUR PHÄNOMENOLOGIE • STUDIES IN PHENOMENOLOGY • ÉTUDES PHÉNOMÉNOLOGIQUES
lecteurs, enfants d'écho: livre, sens, horizon readers, sons of echo: sharing literary experience
ANNE COIGNARD *
Université Toulouse-Le Mirail, Toulouse, France e-mail: anne.coignard@gmail.com
This paper aims at analysing, in a phenomenological perspective, how meaning occurs in literary readings as well as in literary discussions. The study takes as its empirical starting point a seminar session, in which several academic readers have shared their experiences of the same novel. It appeared that the constitution of the novel's meaning was modified and continued during the discussion and, therefore, that the meaning of the novel was not available before the discussion happened. Then, to understand what happened before the discussion, the inquiry relies on P. Bayard's theoretical elaborations, which state that the solitary experience of reading itself involves previous readings: the subjectivity of the reader is haunted by a plurality of texts, virtually involved in the reading of the novel. Therefore, the article intends to explore the notion of potential space, coined by Winnicott, and to define it as an intersubjective space, made of virtual subjectivities. Ultimately, to describe the way a new meaning has arised between the participants, the study relies on M. Richir's phenomenology. The point, here, is to question the actual but unconsciouss interweaving of the subjectivities in the discussion. Thus, the study provides a deeper understanding of the creativity of the act of reading, by assuming that creativity cannot happen without a plurality of subjectivities, existing or virtual.
Keywords: act of reading, phenomenology, cultural experience, creativity, meaning, intersub-jectivity.
читатели, дети эхо: книга, смысл, горизонт
АНН КУАНЬЯР "
Университет Тулузы, Тулуза, Франция
e-mail: anne.coignard@gmail.com
Цель статьи — проанализировать в феноменологической перспективе то, как значение возникает в ходе чтения и обсуждения литературного произведения. В качестве эмпирической исходной точки взято семинарское занятие, на котором несколько чи-
* ATER (attaché temporaire d'enseignement et de recherche), membre associé de l'équipe ERRAPHIS (Université Toulouse-Le Mirail) / assistant lecturer (ATER), the member of ERRAPHIS (The University of Toulouse).
** Ассистент с преподовательской и исследовательской нагрузкой, сотрудник Центра исследования типов философской рациональности и форм знания (ERRAPHIS), Университет Тулузы.
© Анн Куаньяр, 2014
тателей-студентов поделились своим опытом чтения одного и того же романа. Оказалось, что во время обсуждения смысловое содержание романа видоизменялось и продолжало формироваться и, следовательно, не было известно до того, как дискуссия завершилась. Чтобы понять, что же имело место до дискуссии, исследование обращается к теоретическим построениям П. Байарда, который утверждает, что сам одиночный опыт чтения предполагает предыдущие прочтения: на субъективный опыт читателя воздействует множество текстов, виртуальным образом вовлечённых в процесс чтения романа. Поэтому задачей статьи становится исследование введённого Винни-котом понятия «потенциальное пространство» и его определение как интерсубъективного пространства, состоящего из виртуальных субъективностей. Наконец, для описания процесса возникновения нового значения во время дискуссии между участниками исследование опирается на феноменологию М. Ришира. Здесь важно поставить вопрос об актульном, но бессознательном переплетении субъективностей в дискуссии. Таким образом, выдвигая предположение, что творчество невозможно без взаимодействия множества реальных и виртуальных субъективностей, исследование предлагает более глубокое понимание творческого характера акта чтения.
Ключевые слова: акт чтения, феноменология, культурный опыт, креативность, значение, интерсубъективность.
Plaçons dans une même pièce plusieurs personnes ayant lu, récemment, le même livre. Il pourrait sembler aller de soi que leur discussion — pour autant qu'elle porte sur le livre en question — soit orientée vers le livre qui est le même pour tous et que la parole de chacun, prenant son appui ou son élan sur la lecture qui a eu lieu, fasse signe vers une expérience passée. Ces lecteurs-là échangeraient des souvenirs, le discours sur le livre se délivrant, alors, irrémédiablement, comme discours sur une expérience. Il pourrait sembler aller de soi, alors, que le sens du livre — pour autant qu'il soit en jeu dans la discussion — soit dit au passé, comme ce qui, d'abord constitué pour chacun dans la lecture, est ressaisi et exposé. Partageant leurs lectures, ou parlant du même livre, les uns et les autres livreraient ce qui leur est disponible. Dans ce lieu où des lecteurs sont réunis par un livre commun, l'échange se jouerait comme mise en commun de ce qui a eu lieu, avant la rencontre: qu'on s'accorde, ou pas — pour autant que l'enjeu de la discussion soit de se mettre d'accord sur ce qui est en question dans le livre —, ce qui est confronté serait, pour chacun, déjà là.
Il est bien possible que la situation ici esquissée ne puisse essentiellement pas avoir lieu.
Ce qui signifie immédiatement qu'il est bien possible: 1) que la discussion ne puisse porter sur un livre qui soit le même pour tous; 2) que la parole échangée ne puisse se jouer comme ressaisie et expression d'une expérience passée; 3) que l'enjeu ne peut être d'emblée de s'accorder — parce qu'il n'y a rien à accorder avant que la discussion n'ait eu lieu.
Pour attester ces affirmations lourdement posées, il nous faudra monter que la discussion littéraire, le partage apparent d'expériences de lecture passées, le discours sur quelque chose, doit se dire lecture à plusieurs têtes, où se joue pour ceux qui sont là, et se rejoue pour chacun, le sens du texte. Bref, à parler du texte, on le relit; à vouloir dire quelque chose de son sens, on constitue ce dernier à nouveau; à partir d'un objet tenu pour disponible, on informe un objet commun.
Le problème, s'il faut le poser, est le suivant: dans quelle mesure la disponibilité apparente du livre n'est-elle qu'une disponibilité illusoire? Ou: comment concevoir que ce dont on parle n'advienne qu'à l'issue de la discussion?
Nous partirons, ici, d'un exemple, celui d'une discussion littéraire effective, pour tenter de démêler ce qui s'y est tramé, ensuite, selon plusieurs lignes: celle de l'absence du texte — avec Pierre Bayard —, celle de la discussion littéraire comme jeu — avec Winni-cott —, celle du sens se faisant entre les uns et les autres, tel que s'il y a un objet, c'est seulement à l'issue — avec Marc Richir. De la théorie littéraire, donc, à la phénoménologie, en passant par la psychanalyse: une tentative de parcours, du moins.
i. Qu'on ne peut saisir «La vérité sur Bébé Donge»
Dans le cadre d'une séance de séminaire,1 des lecteurs ont été amenés à discuter d'un roman de Simenon, «La Vérité sur Bébé Donge». Nous étions ce jour-là huit participants. Pour certains, c'était la première lecture d'un roman de Simenon — de telle sorte que la lecture n'advenait pas sur le fond d'une familiarité avec l'œuvre de l'auteur; pour beaucoup, «Bébé Donge» n'avait eu le temps d'être lu qu'une fois, sans que du temps n'ait vraiment été disponible pour revenir activement sur la lecture ou sur le texte. Pour parfaire le tableau, ajoutons que la plupart d'entre-nous était ignorante de la production critique et théorique concernant l'auteur.
Dans ces conditions, il va de soi que l'enjeu de la discussion ne pouvait consister à confronter des interprétations de l'œuvre, mûrement élaborées. Il ne pouvait être question, non plus, de proposer une interprétation originale: comment, si nous n'étions pas même en mesure de mobiliser les interprétations disponibles?
Cette situation de partage de lecture, proposée sans attentes identifiables, puisqu'il s'agissait d'abord de remplir un trou dans le programme, peut être examinée, après-coup, pour apercevoir comment du sens se trame en commun, entre les lecteurs, sans qu'aucun d'entre-eux ne puisse se poser comme dépositaire du sens, ni même dépositaire d'un sens de l'œuvre qu'il aurait élaboré par avance. Pour justifier, encore, ce questionnement à rebours, encore faut-il commencer de préciser ce qui s'est passé.
À un passage près — sur lequel il faudra revenir plus tard —, durant les deux heures où nous avons parlé du roman, nous ne nous sommes livrés à aucune analyse textuelle, à aucune relecture proprement dite du texte — soit une relecture avec le texte sous les yeux. Nous avons parlé du roman à partir de la lecture effectuée par chacun, ou, plus concrètement, à partir de ce que chacun pouvait/voulait dire de son expérience de lecture. Le parcours effectué dans le roman, ou le parcours dans le roman qui se dessinait au fur et à mesure de la discussion, s'est alors tramé par associations successives: associations d'idées circulant des uns aux autres — la proposition de l'un servant parfois de point d'appui à l'autre pour faire du sens; mais aussi associations, par chacun, dans ses souvenirs de
1 Dans le cadre du séminaire «Emma, c'est nous: philosophie et littérature», organisé à l'Université Toulouse-Le Mirail par Létitia Mouze et moi-même. À côté des séances consacrées à un exposé, nous proposons des séances dites de «partage de lecture», au cours desquelles les participants discutent, pour ainsi dire à bâtons rompus, d'un roman proposé à la lecture.
lecture — et donc reconfiguration de sa lecture, ou relecture du roman à partir des propositions faites par les autres lecteurs.
C'est L. qui a pris la parole en premier, pour présenter sa lecture et ses relectures du roman, en nous laissant sur une remarque. Si, dans «Bébé Donge», on sait d'emblée qui est l'assassin, l'enjeu du roman est le suivant: pourquoi ce geste? L'enjeu de l'enquête et de la lecture est moins la découverte du coupable que de ce qui a rendu le geste de Bébé Donge possible. C'est l'histoire conjugale qui vient au centre du roman.
Les participants, alors, se sont lancés, dans leurs interventions, sur cette piste — l'histoire conjugale — qui n'est pas, on le remarque, une question permettant de baliser la quête du sens, mais un thème. Et la discussion s'est largement portée sur les relations entre les personnages, leur psychologie inscrite ou supposée. Avant que d'être question de la compréhension du texte, il était question de la compréhension des personnages — et après tout, s'il s'agit de lire «La Vérité sur Bébé Donge», la question se pose bien, pour le lecteur, de savoir qui est Bébé Donge. Le titre, en quelque sorte, qui donne l'enjeu du roman, donne aussi son élan au discours sur sa lecture. Ainsi, le thème de la discussion s'est différencié, dans la discussion et comme par saccades, en sous-thèmes: qui est vraiment Bébé Donge? comment comprendre la relation qu'elle entretient avec son mari depuis leur rencontre? quelle transformation François Donge subit-il dans le roman? Par exemple.
Sous-thèmes qui surgissaient, disparaissaient, ressurgissaient. C'est cela, du moins, qui se dessine pour celui qui tente d'observer cette séance après-coup, à partir des notes prises ce jour-là sur les propos des uns et des autres. Sur place, il est bien possible que la discussion ait été bien plus décousue; et rien ne dit que la trame ici aperçue ne soit pas seulement la trame trouvée, parce que recherchée, par qui revient sur les pas des autres. Si l'on peut entendre, rétrospectivement, dans ce qui a été dit, des échos, des reprises, des variations sur le même thème, ces termes disent ce qui se dessinent dans un regard rétrospectif qui demande ce qui s'est passé. Mais, d'abord, la discussion elle-même, dans sa spontanéité, a bien plus revêtu l'allure d'une succession de remarques — qui ne se répondaient bien souvent qu'à contretemps — de telle sorte qu'elles ne dessinaient pas, d'emblée, le parcours d'une élaboration progressive du sens, l'intervention de l'un ne venait pas compléter directement celle de l'autre, ou la questionner, ou répondre à une question qu'il aurait posée.
La description empirique, ici, tourne court. En demeurant sur ce plan, il semble impossible pour nous de dire plus avant ce qu'il s'est concrètement passé. Pour le dire autrement: il nous est nécessaire, pour entrer dans l'expérience elle-même, d'opérer un détour. «La Vérité sur Bébé Donge» reste ici, une fois de plus, en suspens.
ii. Le livre et son sens
Pour commencer de comprendre comment le sens s'est joué, dans cette séance de partage de lecture, nous proposons de prendre pour point de départ l'ouvrage de P. Bayard, «Comment parler des livres qu'on n'a pas lus?» Si le titre de ce livre annonce quelque chose comme une méthode ou, bien plus, quelque recette pour ne pas perdre la face en contexte universitaire lorsqu'on est amené à faire valoir ses lectures, il ne semble inviter à rien de plus qu'à des réflexions ironiques, brodant sur l'impossibilité de prendre au sérieux les discours
sur les livres. Or, l'ironie porte bien plus sur l'hiatus du titre de l'ouvrage et de son contenu, ce dernier nous invitant à percer la surface des discours sur les livres, pour se mettre en quête de la manière dont advient le sens. Le projet est le suivant: «Élaborer une théorie de la lecture, attentive à tout ce qui en elle — failles, manques, approximations — relève, à rebours de l'image idéale qui en est souvent donnée, d'une forme de discontinuité».2
L'enjeu de l'ouvrage, on l'aperçoit, n'est pas de tracer un partage empirique entre lecture et non-lecture, lecture complète et lecture partielle, mais d'apercevoir comment ce qu'on dira non-lecture travaille toute lecture. C'est-à-dire: 1) comment notre relation au texte n'est jamais exclusivement lecture de ce texte-ci, qui impliquerait la mise entre parenthèses de tout ce qui lui est étranger; 2) comment les lectures effectives ne consistent jamais dans l'effectuation de l'idéal de la lecture — idée de la lecture selon l'idée du livre, en termes derridiens, dans laquelle il s'agirait, sans restes, de ressaisir un sens recueilli dans le texte et partageable par avance; 3) comment toute lecture est essentiellement lecture partielle et excédentaire, les deux à la fois, donc jamais en coïncidence avec le texte. La seule mention de Derrida se propose d'indiquer, ici, que nous n'avons pu faire autrement que de venir au livre de P. Bayard avec un arrière-fond de lectures ou de préoccupations telles que le livre lui-même — ou à lui seul — n'a pas été lu. Cet écho au titre de l'essai, est à entendre ainsi: ce n'est pas ce seul livre, lorsqu'il est lu, qui est lu, en même temps qu'il ne peut être lu entièrement. En première approche, et à fleur d'expérience, il n'y a pas de lecture qui ne fasse travailler en creux d'autres livres, virtuellement présents, qui rendent le texte parcouru lisible selon certaines directions: pour notre part, lisant ou dé-lisant P. Bayard, on a (re-)lu Derrida, l'écriture derridienne disant bien, aussi, l'impossibilité d'une lecture pleine, pleinement ressaisissante d'un sens qui serait déposé dans le texte. La lecture comme non-lecture, pour nous, c'est alors la lecture comme expérience dans laquelle le sens se trame sans être intellection d'un sens disponible. C'est-à-dire, aussi, une lecture qui aperçoit que le livre est inaccessible. En quelque sorte: on ne peut que parler de livres qu'on n'a pas lus, parce que de livre, de livre selon l'idée du livre — totalisation, cohérence, unité du sens —, il n'y en a pas.
Ainsi, la discontinuité de la lecture, à laquelle P. Bayard, dès les premières pages de son ouvrage, propose de prêter attention, se joue — pour nous — en écho de la pensée derridienne du texte et de son insistance sur la non-linéarité de la constitution du sens, son inachèvement principiel, soit cela que le sens est quelque chose qui se trame et non quelque chose dont on dispose. Le sens, donc, corrélatif d'un étrange mouvement de pensée dans lequel les congruences qui se dessinent ne mènent jamais à une pleine cohérence, mouvement dans lequel, aussi, les décrochages ou les bifurcations ne sont pas des ruptures ou des incohérences. Mouvement de constitution du sens, en tout cas, dans lequel personne ne tient la barre de ce qui se passe: ni le lecteur, ni le texte.
Qui lit?
Ce qui est impliqué, en creux, dans cette réflexion sur la lecture comme processus dont, certes, on peut dire quelque chose, sans pour autant pouvoir prétendre clore une théorie qui
2 Bayard P. Comment parler des livres qu'on n'a pas lus? Paris: Minuit, 2011. P. 16.
dirait la vérité de la lecture et donc de ses règles, c'est une conception de la subjectivité comme étant elle-même une subjectivité qui ne se tient pas.
«La relation aux livres n'est pas ce processus continu et homogène dont certains critiques nous donnent l'illusion, ni le lieu d'une connaissance transparente de nous-mêmes, mais un espace obscur hanté de bribes de souvenirs, et dont la valeur, y compris créatrice, tient aux fantômes imprécis qui y circulent».3
Le lecteur discourant sur la lecture, questionnant son identité à rebours de son activité de lecteur, s'annonce comme celui qui ne saurait y voir clair, ni sur celui qu'il est ni sur ce qu'il fait. Et cela, parce que ce qui caractérise la subjectivité lectrice — et on voudrait dire, la subjectivité tout court — c'est d'être hantée: non présente à elle-même parce que traversée de ce qui est non-présent, habitée de fantômes. La «créativité» qu'évoque P. Bayard est ici intrinsèquement liée à cette hantise qui, sur son envers, est aussi une hospitalité. Pour être créatifs, il faut être plusieurs. Et si toute interprétation est aussi création — information d'un texte inédit, parcours du sens —, celui qui la commet est sûrement moins seul qu'il ne le croit.
La lecture, telle que P. Bayard nous invite à la penser, implique de tenir qu'il n'y a pas de lecteur créatif qui ne soit un lecteur hanté par ses autres. Et dès lors, la non-lecture qui travaille toute lecture désigne aussi la présence secrète de ces autres, non-identifiables ou si peu, ces autres qui non-lisent ou dé-lisent le texte à mesure que je le déchiffre, qui rompent la ligne de la lecture et le parcours progressif dans le texte, pour nouer la trame du sens. Bref, des autres qui, travaillant en moi, viennent perturber le face-à-face, illusoire, entre un lecteur identifiable et un texte identifiable; des autres qui brouillent les lignes temporelles aussi, de telle sorte que la lecture ne se passe plus ici et maintenant, mais est traversée de courants anachroniques, parce que traversée de fantômes qui, précisément, ne sont, dans ma subjectivité, nulle part, à nulle place où je pourrais les assigner, mais sans cesse secrètement opérant, depuis leur inactualité.
Que se passe-t-il, alors, quand nous lisons? Et qui lit, si le lecteur porte une multiplicité indéfinie de fantômes qui travaillent en lui, virtuellement de plus — en quoi les identifier et les dénombrer n'est pas au programme?
En revenant sur Montaigne, et sa grande disposition à l'oubli, P. Bayard, prenant en compte le temps qui passe sur nos lectures et organise, insensiblement, leur indisponibilité, se doit de souligner que tout lecteur, «même s'il croit sincèrement en garder des souvenirs fidèles» ne conserve de ses lectures «que quelques éléments épars qui surnagent, comme des îlots, dans un océan d'oubli».4 Si, au moment de la lecture, le livre lui-même est inaccessible dans la mesure où sa lecture ne fait pas seulement jouer mon activité, telle que je saurais la maîtriser, mais une farandole, impossible à circonscrire, de fantômes qui font jouer les parcours du sens, le livre est d'autant plus inaccessible que je m'éloigne de lui. Les «éléments épars» qui surnagent ne constituant pas des souvenirs précis de lecture, pleinement disponible et ressai-sissables à loisir, mais venant grossir la masse indéterminée des fantômes avec lesquels je pense — notons, ici, que le fantôme n'est dès lors pas nécessairement quelqu'un.
3 Ibid.
4 Ibid. P. 59.
Le texte, jamais disponible et, dans l'oubli, de plus en plus indisponible, se signale ainsi comme n'étant pas ce que je pense — un objet — mais ce avec quoi je pense, ce qui opère sans être présent, travaille virtuellement dès que du sens est en jeu. La lecture, chez Montaigne, et sûrement chez tout un chacun, est ainsi, nous dit P. Bayard, «enrichissement au moment même où elle se déroule», s'il me semble bien suivre les parcours d'une pensée étrangère, me remplir d'un sens qui me vient du dehors; mais elle est surtout et, insiste-t-il, «dans le même temps, productrice de dépersonnalisation, puisqu'elle ne cesse de susciter, faute d'être en mesure d'immobiliser le moindre texte, un sujet capable de venir coïncider avec lui-même».5
Celui qui parle d'un livre, ou tente de le ramener à son souvenir, loin d'être un sujet unitaire et identique qui viendrait rappeler à la présence, par le souvenir, autant d'objets disponibles que seraient les textes lus, se découvre comme un sujet qui échappe à lui-même. Lorsqu'il est question du livre, la frontière ne peut être tracée entre l'objet et le sujet, entre le texte et celui qui le lit: aborder l'objet livre, à la limite, devient impossible pour celui qui: 1) a pratiquement tout oublié de ses lectures; 2) s'est augmenté de bribes et de fantômes issus de sa rencontre avec le livre — de telle sorte qu'il pense avec ce qu'il voudrait penser comme objet bien séparé; 3) a ainsi intériorisé, du texte, des éléments qui, noués de manière indémêlables avec les autres fantômes, tout aussi peu identifiables, fait la texture de sa pensée — et non son objet. Parce que, ce qui reste du livre est passé du côté du sujet, est venu grossir le flot d'une subjectivité mouvante et peuplée de fantômes, le livre comme objet identifiable et disponible, le texte comme possible objet de souvenir, est, à dire le moins, difficilement accessible.6
Ce mouvement d'incorporation des textes, par lesquels ils viennent augmenter les rangs des fantômes qui font notre subjectivité et échappent à se tenir comme objets, P. Bayard propose de l'appeler mouvement de délecture. S'il insiste, en proposant cette notion, sur l'importance de l'oubli dans notre relation aux livres et donc sa dimension non-cumulative, il serait tout aussi possible d'insister sur le franchissement de la frontière entre sujet et objet, lecteur et livre, que la délecture signifie: celui qui parle d'une de ses lectures, au passé, ne peut se tenir devant ce dont il parle, il est celui qui parle avec ce dont il parle; ou encore, il est devenu celui qui a lu. Le sujet de la lecture, tel qu'il se dessine à partir de la prise en compte de ce qui se passe, effectivement, dans la lecture comme délecture, n'est «pas un sujet unifié et assuré de lui-même, mais un être incertain, perdu entre des fragments de textes qu'il peine à identifier, et que la vie ne cesse de confronter à des situations terrifiantes où, devenu incapable de séparer ce qui est à lui de ce qui est à l'autre, il court le risque à tout moment, dans ses rencontres avec les livres, de se heurter à sa propre folie».7
À la question «qui parle d'un livre?», il faut donc sûrement répondre que celui qui parle est un sujet qui, indépendamment de son état-civil, demeure très peu identifiable. L'état-
5 Ibid. P. 61.
6 Pierre Bayard, de plus, note que cela est d'autant plus valable pour les livres que nous avons aimés, et donc lus avec l'avidité de les faire nôtres: ceux-là, on ne les a pas lus, parce qu'on les dévorait, se faisant soi-même avec le livre.
7 Bayard P. Comment parler des livres. P. 62.
civil du lecteur cache une subjectivité hantée et constituée, aussi, de ce dont elle parle: des livres qu'elle a lus. À s'envisager concrètement, le lecteur aurait bien du mal à se présenter.
De quoi le lecteur parle-t-il?
Que répondre, maintenant, à la question de savoir de quoi parle effectivement celui qui parle d'un livre? On peut soupçonner qu'il parle, pour une part indémêlable, de lui, si le livre dont il parle, loin d'être objet, est aussi devenu fantôme hantant sa subjectivité. On peut soupçonner, aussi, qu'il ne parle pas en son nom propre, mais advient comme une sorte de ventriloque, donnant la parole aux fantômes, ni quelque chose ni quelqu'un, qui disent la course du sens.
Cette constellation de fantômes dont notre subjectivité est tissée — abordée, ici, à rebours de l'expérience de lecture —, constellation dont la topologie est secrète et intraçable, P. Bayard l'aborde sous le nom de bibliothèque intérieure. Celle-ci, dans «Comment parler des livres qu'on n'a pas lus?», est définie comme «cet ensemble de livres — sous-ensemble de la bibliothèque collective où nous habitons tous — sur lequel toute personnalité se construit et qui organise ensuite son rapport aux textes et aux autres».8 Bibliothèque, il y insiste, qui est certes constituée parfois de titres précis, mais, bien plus, de «fragments de livres oubliés» et de «livres imaginaires à travers lesquels nous appréhendons le monde», de bribes donc, de fantômes de lecture avec lesquels nous lisons et pensons — ou plutôt, qui lisent et pensent lorsque nous croyons tenir les rênes de notre pensée et la barre de notre discours. Si lire c'est mobiliser, secrètement, la bibliothèque intérieure, P. Bayard se doit, dès lors, d'affirmer, à raison, que «nous ne parlons jamais d'un seul livre, mais de toute une série en même temps qui vient interférer dans le discours par le biais d'un titre précis».9
Lorsque nous parlons d'un livre, trop de fantômes entrent en jeu pour qu'on puisse prétendre s'en tenir à la lettre du texte. Et surtout, personne ne s'en tient à la lettre du texte, de telle sorte que les accords et les conflits portant, en première approche, sur le texte, sont sûrement autant de conflits ou d'accords personnels, qui mettent en jeu, pleinement, la subjectivité de chacun, définie comme consistant concrètement, pour partie, en cette bibliothèque intérieure qui, en moi, pense. Ce qui entre en relation, lorsque nous parlons des livres que nous avons lus ou oubliés, ce n'est pas strictement le discours de chacun mais, en creux, ce sont aussi ces bibliothèques qui constituent l'arrière-fond insaisissable du discours, sa base — non ce qui le fonde, mais ce qui le tient ou le soutient. C'est ainsi, par suite, que la compréhension que chacun fait d'un texte, lorsqu'elle est proférée ou inscrite, est irrémédiablement l'inscription d'un parcours personnel dans les textes qui fait miroiter les fantômes que nous portons.
Comment, dès lors, la discussion pourrait-elle n'être pas sensible, comment ne posséderait-elle pas toujours un enjeu personnel, si l'interprétation qui vient contrer la mienne s'inscrit, pour ainsi dire, en faux, contre ma subjectivité même, dans la bigarrure qui lui
8 Ibid. P. 74.
9 Ibid.
est propre? Comment faire lorsque l'objection faite au sens que j'ai constitué — sans trop savoir comment — me dit en fait que, pour lire, je ferais mieux d'être quelqu'un d'autre, mon interlocuteur, par exemple?
«Car nous ne nous contentons pas d'héberger ces bibliothèques, nous sommes aussi la totalité de ces livres accumulés, qui nous ont fabriqués peu à peu et ne peuvent plus sans souffrance être séparés de nous».10
Cela seul qui pourrait assurer le partage sans reste du sens, l'identification définitive du sens des livres, ce serait, in fine, l'identité des interlocuteurs, ou du moins, un empiétement suffisamment grand des bibliothèques intérieures, donc la coïncidence des fantômes. Il faut penser, si l'on veut clore les parcours du sens, une conception prescriptive du parcours dans la bibliothèque collective, où, chacun disposant du même arrière-fond, constituerait le sens des textes à l'identique. Un tel projet, qui voudrait couper court à la dissémination, est impossible. Il se propose, concrètement, d'informer des subjectivités identiques, soit de légiférer sur les autres dont chacun est fait — qui, soi-dit en passant, ne s'immiscent pas seulement lors des lectures.
Ce qui nous dit, en creux, que la lecture, en tant qu'elle est toujours lecture à plusieurs — même si, empiriquement, un seul lecteur est observable —, est aussi une activité anarchique, un jeu sans règles identifiables. Comment savoir comment on joue, comment donner des règles au jeu, s'il est impossible de savoir précisément qui joue — ou ce qui joue — et ce qu'il — ou ce que cela — fait?
iii. L'espace du sens
En empruntant, pour interroger la lecture, la direction ouverte par P. Bayard dans «Comment parler des livres qu'on n'a pas lus?», l'enjeu de la réflexion ne peut être que celui de la créativité de la lecture — en deçà de tout questionnement qui se proposerait de formuler les critères d'une évaluation du sens.11
À cette nouvelle étape de notre détour, interroger la créativité de la lecture doit nous permettre de nous acheminer un peu plus vers ce qui se passe dans les discussions sur les lectures. Discussions comme celle autour de «La Vérité sur Bébé Donge», dans lesquelles l'enjeu, d'abord, n'est pas de trier bon sens et mauvais sens, juste et faux, légitime et illégitime, mais de continuer à parler du livre. Si nous interrogeons, maintenant, ce qui se trame entre les lecteurs, la question n'est plus de savoir qui parle et de quoi, mais celle de savoir où nous lisons et où parlons de nos lectures. Ou encore: dans quel espace les lecteurs font-ils du sens?
À celui qui lit, il semble bien toujours que ce qu'il lit, c'est le texte, que ce qu'il pense, c'est ce qui y est inscrit, que le sens qu'il conçoit est ce qu'il trouve plus que ce qu'il crée. Ce que nous avons exposé jusqu'à présent semblerait contrarier un peu cela, voire affirmer
10 Ibid. P. 75.
11 Ce qui ne signifie pas qu'il n'y a aucun sens à évaluer ce qui en vient à se proposer, par tel ou tel lecteur, comme sens constitué, ni à se demander, dans une perspective didactique, comment accompagner le lecteur vers la capacité de faire plus de sens, un sens plus riche ou plus juste.
caricaturalement que le sens est une projection subjective, accomplie, de plus, par un lecteur qui ne sait ni comment il pense, ni avec quoi ou qui. Pour sortir de l'alternative — ou bien je trouve dans le texte ce qui y était déjà et y est pour tous, ou bien j'invente le sens sans savoir comment et le sens du texte est une projection subjective —, aucun des deux termes ne disant vrai de l'expérience, il semble fécond de se tourner vers Winnicott qui approche les expérience culturelles en tant qu'elles prennent place dans ce qu'il nomme un espace potentiel.
P. Bayard, dans «Comment parler les livres qu'on n'a pas lus?» nous met sur la piste de Winnicott — ou Winnicott a travaillé notre lecture — lorsqu'il souligne que l'espace de discussion sur les livres, et plus généralement sur la culture, «pourrait être nommé bibliothèque virtuelle», c'est-à-dire, explicite-t-il immédiatement, un espace qui est essentiellement «un espace de jeu»}2 L'espace du jeu, c'est le thème de Winnicott, qui, dès l'avant-propos à «Jeu et Réalité», souligne qu'il s'agira pour lui d'aborder l'expérience culturelle, selon lui insuffisamment prise en compte dans l'approche analytique.13
L 'ESPACE POTENTIEL ET LA PHANTASIA
Aborder l'expérience culturelle avec «Jeu et Réalité», c'est envisager ce que Winnicott nomme une «aire intermédiaire d'expérience», qui se tient entre la réalité intérieure, le «monde intérieur» du sujet, et la réalité partagée — instituée, disons-le ainsi, comme réalité objective, où s'élabore tout ce qui relève de l'expérience culturelle aussi bien que de la pensée, pour autant qu'elle est pensée créative. L'aire intermédiaire d'expérience, aire de jeu ouverte dans l'enfance, persiste ainsi tout au long de la vie, «dans le mode d'expérimentation interne qui caractérise les arts, la religion, la vie imaginaire et le travail scientifique créatif».14 De telle sorte que questionner la créativité à l'œuvre dans l'expérience culturelle, c'est interroger, sinon le travail de l'enfant qui est en nous, du moins la persistance d'une aire d'expérience qui indique: 1) que nous ne vivons jamais entièrement dans le monde posé comme réel objectif; 2) corrélativement, que nous ne nous tenons pas incessamment face à ce que nous rencontrons; 3) et enfin, que l'expérience culturelle, en tant qu'elle relève du sens, ne relève pas d'abord de l'objectivité et échappe sûrement, en premier lieu, au partage de l'objectif et du subjectif aussi bien qu'à celui du réel et de l'irréel — ou ne peut être justement approchée selon ce partage.15
Sans revenir dès à présent sur les développements de Winnicott relatifs à l'ouverture de cette aire intermédiaire dans la vie du petit enfant, indissociable de son ouverture au monde,
12 Bayard P. Comment parler des livres. P. 116.
13 Winnicott D. W. Jeu et réalité: l'espace potentiel. Paris: Gallimard, 1975. P. 21.
14 Ibid. P. 49.
15 Partage, néanmoins, qu'il faut faire travailler, ne serait-ce que pour indiquer ce qui se passe entre les pôles qui sont, à notre sens, moins ceux entre lesquels se tient l'expérience se faisant, que sa compréhension. Nous renvoyons ici à Winnicott, 2012, p. 85: «[La] vie culturelle constitu[e] chez l'adulte l'équivalent des phénomènes transitionnels de la petite enfance et de l'enfance lorsque la communication s'établit sans qu'on puisse dire que l'état de l'objet est subjectif ou perçu objectivement». Nous soulignons. C'est bien lorsqu'il s'agit de comprendre ou de dire ce qui se passe que le partage est à l'œuvre; il ne peut essentiellement pas l'être pour celui qui est plongé dans le jeu.
il s'agit d'insister, d'abord, sur la «continuité directe», selon ses termes, entre «l'aire d'expérience du petit enfant "perdu" dans son jeu» et ce qu'il nomme, sans que nous l'ayons encore définie, «l'aire intermédiaire d'expérience»,16 qui est le site de la vie culturelle.
La mention de l'enfant perdu dans son jeu fait signe vers l'absorption dans l'expérience ludique ou culturelle et par elle, dans ce qui est étranger à la «réalité» constatable, instituée comme enjeu d'une expérience par avance partagée. Ce qui caractérise le jeu, tel que l'observe Winnicott, c'est donc «cet état proche du retrait» — manifestant, au premier abord, l'éloignement du monde commun et posé comme subsistant indépendamment des subjectivités qui constituent son sens —, état «qu'on retrouve dans la concentration des enfants plus grands et des adultes».17 De telle sorte que le jeu ne concerne pas seulement les activités manifestement ludiques, mais aussi les activités dites plus sérieuses, pour autant qu'elles engagent celui qui fait à être pleinement à ce qu'il fait, comme sourd aux sollicitations multiples venant du monde posé comme extérieur.
La notion d'aire intermédiaire, d'espace potentiel, nous engage à penser que celui qui joue, ou celui qui pense, pour n'être plus attentif au monde extérieur, pour être apparemment retiré en soi, n'est pas pour autant plongé dans un espace privé et solitaire.
«Cette aire où l'on joue n'est pas la réalité psychique interne. Elle est en dehors de l'individu, mais elle n'appartient pas non plus au monde extérieur».18
Le jeu, en effet, implique toujours que soient utilisés, en lui, des objets qui, vus de l'extérieur — c'est-à-dire de celui qui ne joue pas mais observe le jeu —, appartiennent au monde réel et sont, en lui, identifiables comme tel ou tel: un ours en peluche, un bout de tissu, un caillou, un bâton, etc.19 Ainsi du livre pour celui qui observe la lecture du dehors et pourrait considérer que le lecteur est un sujet en relation avec un objet, ainsi du texte pour quiconque lorsque, non plongé dans la lecture, il appréhende celui-là au regard de son inscription sur les pages. Or, Winnicott, en proposant la notion d'espace potentiel, en affirmant qu'elle concerne toute activité culturelle, nous engage à appréhender la lecture, d'une part, depuis le dedans de l'expérience, comme expérience transitionnelle, d'autre part et corrélativement, comme expérience advenant dans un espace sans lieu objectif, où la question de la délimitation de ce qui vient du sujet et ce qui est dans l'objet ne se pose pas, l'espace potentiel surgissant de l'expérience où se co-constituent le joueur et l'objet joué, en deçà de toute détermination qui pourrait leur être attribuée de l'extérieur. Ou encore, le-dit objet comme le-dit sujet sont tous deux, d'abord, pris dans le jeu.
Ce qui caractérise le jeu, dès lors, et la lecture comme jeu créatif, c'est, remarque Winnicott, sa précarité: impliquant de suspendre la distinction tranchée de l'intérieur et de l'extérieur, de ce que j'invente et de ce que je trouve, le jeu risque toujours de s'arrêter.20 Pour que le jeu se maintienne, l'indétermination doit demeurer: je joue tant que je ne me
16 Winnicott D. W. Jeu et réalité. P. 47.
17 Ibid. P. 105.
18 Ibid.
19 Que le joueur joue dans un espace qui peut être dit objectif, cela donc, ne peut se dire que du dehors, ou encore, cela n'est vrai que du joueur qui est vu en train de jouer par celui qui ne joue pas.
20 Winnicott D. W. Jeu et réalité. P. 107.
pose pas la question de savoir si ce qui se trame dans mon expérience, exigeant l'usage d'un objet qui peut être appréhendé comme indépendant de moi, est une projection purement subjective ou une épreuve de réalité; je joue tant que je me pose même pas la question de savoir si je suis dans le monde objectif ou retiré dans mon monde intérieur; je ne joue ou je ne lis véritablement que pour autant que je ne me pose pas la question de la valeur de vérité du sens qui se trame — ou, en termes phénoménologiques, je ne lis véritablement, je ne suis perdu dans ma lecture ou pris en elle que pour le temps où le sens qui se joue est non-positionnel, de telle sorte que, dans ce mouvement, je ne me pose pas, moi-même, comme opérateur ou dépositaire du sens.
C'est en remarquant cela qu'on se met sur la piste de laphantasia: pensée par Husserl comme retrait du monde réel, éclipse de la préoccupation pour celui-ci, l'absorption dans la phantasia dit bien cette expérience qui, si elle use d'un objet du monde réel, tableau ou texte, ne prend pas cet objet pour thème en tant qu'objet du monde réel, mais joue celui-ci comme ouverture d'un espace potentiel où du sens s'élabore, se trame, en deçà de la question de sa véracité ou de tout partage du réel et du fictif. Certes, la phantasia, dans la phénoménologie de Husserl, n'est pas une notion qui se laisse aisément définir; ceci étant, en première approche, elle nous renvoie à ces expériences instables, flottantes, dans lesquelles, sans que quoi que ce soit de fixe ne soit accessible, nous faisons néanmoins l'expérience de quelque chose, et d'un quelque chose qui n'est pas présent: indisponible pour la perception (Wahrnehmung), pas non plus ressaisissable, sans transformation radicale, dans la réflexion. La phantasia dit ce qui se passe en deçà de toute objectivation. Corrélativement, celui qui est tout à la phantasia ne s'identifie pas à celui qui se pose, habituellement, comme corrélat subjectif du monde réel.21 Celui qui vit dans la phantasia, Husserl propose de le dire Phantasie-Ich; or, en approchant, ici, Husserl à rebours de Winnicott — ou la phantasia à rebours du jeu — nous pouvons entendre plus justement ce moi-de-phantasia: non comme moi fictif mais d'abord comme indiquant que celui qui est pris dans la phan-tasia, comme l'enfant perdu dans son jeu, n'est que pour le sens qui se trame, en deçà de toute identification et position de soi.
En abordant la lecture comme expérience transitionnelle, en se mettant en chemin de la questionner comme enjeu de phantasia, on se met en mesure, aussi, de la comprendre comme relevant, en première approche, du jeu libre — de ce que Winnicott, par opposition au game, dit playing, jeu sans règles. Aborder la lecture comme expérience de phantasia, alors, en la redéfinissant comme expérience transitionnelle, c'est prendre ses distances avec une conception de la lecture comme jeu réglé par le texte, et avec une conception du texte comme méthode, capable de s'imposer à tout lecteur, ou du moins capable de le contraindre
21 Husserl E. Phantasia, conscience d'image, souvenir: de la phénoménologie des présentifications intuitives: textes posthumes (1898-1925). Grenoble: Millon, 2002. P. 195: «Mais le moi-de-phantasia (Phantasie-Ich) n'est pas le moi actuel (aktuellesIch), il lui est certes assimilé (identifiziert), mais pas au sens que ses vécus-de-phantasia (Phantasieerlebnisse) pourraient être maintenant actuels. Je peux me "phantasmer" "tel que je suis" dans le pays des Maures, mais entièrement tel que je suis, non. Autrement dit, je ne peux pas maintenir mon environnement perceptif. Bien plus, il entre en conflit avec l'environnement-de-phantasia. Mon champ visuel de maintenant est incompatible avec celui "phantasmé", etc».
en vue de son identification souhaitée à un lecteur implicite ou idéal. Ce qui a lieu dans la lecture abordée au registre de la phantasia, prise en vue comme jeu, c'est la poursuite du sens en ses revirements, dans une expérience où, en quelque sorte, le sens se cherche lui-même, fraye son chemin, indépendamment de tout sujet — unique et unitaire — qui serait à l'initiative de la constitution du sens. Non qu'il n'y ait personne, mais celui qui est tout entier pour le sens ne saurait se tenir devant le texte — de même que le texte, dès lors qu'il est véritablement lu ne se tient pas comme un quelconque objet dont le contenu de sens serait à saisir, voire constater. La lecture comme jeu, c'est la lecture dans sa dimension imprévisible et immaîtrisable par avance.
Le texte ne peut jamais régler entièrement le jeu joué par le lecteur; ce qui ne signifie pas non plus que le lecteur invente le texte ou plaque sur lui une rêverie privée. L'objet transitionnel dit bien le lieu d'un échange réciproque entre ce qui vient du sujet et ce qui vient du monde, où le sens advient au croisement, dans l'entrelacement qui rend impossible la distinction entre la sollicitation offerte par l'objet et l'usage inventif qu'en fait le sujet. C'est bien d'une interaction qu'il est question, interaction créative dans laquelle il faut bien que le sujet apporte quelque chose qui vient de lui pour que l'expérience soit créative, c'est-à-dire ne soit pas l'actualisation d'une expérience possible par avance, ou la répétition d'expériences déjà advenues; dans laquelle il faut bien que l'objet résiste pour n'être pas halluciné ou capté dans une projection imaginative.
Nous avons insisté sur cela que, s'il y a, dans le jeu, un objet joué, celui-ci n'a pas le même sens pour l'observateur du jeu — qui voit là un élément du monde posé comme objectif — et pour le joueur. Il faut maintenant affiner cette perspective: constater que l'objet résiste, c'est aussi souligner que le regard de l'autre — de cet autre qui ne joue pas — n'est pas absent du jeu, voire le soutient. En effet, dans «Les Objets transitionnels», Winnicott, définissant les phénomènes transitionnels, présente ceux-ci comme autant d'expériences par lesquelles un individu parvient à donner un sens à sa relation avec «un objet perçu par les autres comme extérieur à lui».22 Si cela signifie, certes, que pour le joueur pris dans le jeu, l'objet ne peut être dit, justement, appartenir à la réalité partagée, distincte de l'espace potentiel ouvert dans et par le jeu, cela indique aussi que celui qui joue se saisit d'un objet d'abord disponible. Dans l'expérience transitionnelle, autrui, même effectivement absent, est en fonction, comme regard virtuel qui me donne l'objectivité de l'objet, telle que le jeu, étranger à toute rêverie ou projection fantasmatique, pourra se jouer comme expérience du sens. L'objet transitionnel c'est dès lors cet objet qui, venant du dehors, porté par le regard d'autrui et portant ce ou ces regards, me sollicite néanmoins autrement que pour la seule reconnaissance ou confirmation de son objectivité ou de son sens institué.
Jeu et interfacticité
C'est ainsi que dans le jeu, tel que l'aborde Winnicott, se manifeste la créativité du sujet, la capacité de n'être pas rivé au réel objectif — ou objectivé — soit la capacité de n'être pas livré au monde posé comme extérieur. Or Winnicott ne fait pas de la créativité le privi-
22 Winnicott D. W. Les Objets transitionnels. Paris: Payot, 2010. Р. 55.
lège de certains, c'est-à-dire qu'il nous invite, justement, à distinguer créativité et création artistique et plus largement, ouverture, dans le jeu, d'un espace du sens où du nouveau se trame — sans qu'il s'agisse d'accepter seulement comme nouveau ce qui serait strictement inédit, à même de faire événement dans la tradition culturelle où le jeu advient. La créativité ne concerne pas seulement ceux qui font des œuvres, mais ceux qui les reçoivent; elle ne concerne pas seulement les récepteurs institués comme grand récepteurs — eux-mêmes producteurs de textes dans lesquels leur réception d'inscrit ou s'élabore —, mais la créativité est le propre de quiconque noue une relation dite par lui saine au monde, c'est-à-dire une relation dans laquelle il n'est captif ni de son «monde intérieur», incapable de se confronter à la réalité, ni de la réalité extérieure à laquelle il devrait s'adapter comme à une forme contraignante. La santé dont il est question, à notre sens, doit s'entendre comme on entend la «normalité» husserlienne: elle ne fait pas signe vers la norme, mais vers ce qui se passe le plus souvent; de telle sorte, aussi, que la créativité en question fait signe vers une petite créativité, qui permet de rendre compte, à même le monde partagé, du surgisse-ment par sursauts invisibles d'un sens radicalement neuf, de l'impossible répétition, qui fait autant d'existences en prise avec le sens.
Nous l'avons déjà indiqué, pour que s'ouvre le jeu, l'objet transitionnel doit bien m'être comme donné par autrui, c'est-à-dire être véritablement objet avant que d'être mis en jeu, pour le dire ainsi. Il faut autrui pour jouer, même seul; il faut autrui pour que du sens se fasse. Winnicott, dans «La Capacité d'être seul», insiste sur cette étape, dans le développement de l'enfant, où il apprend à être seul en présence d'autrui, c'est-à-dire devient capable, par exemple, d'être absorbé dans son jeu en présence de sa mère. Pouvoir jouer, ce serait donc pouvoir être seul, dans l'espace transitionnel, alors même que des autres en chair et en os et le monde extérieur, pour continuer d'exister, ne me sollicitent pas en tant que tels: je ne peux me perdre dans le jeu, m'ouvrir à cette légèreté là que pour autant que je suis assuré que quelque chose de solide subsiste — que je pourrais, sans peine, retrouver. Cependant, Winnicott montre bien que cette capacité d'être seul n'advient que si l'enfant à introjecté l'environnement bienveillant. L'espace potentiel, avant d'être peuplé des fantômes issus des diverses expériences culturelles, est soutenu par un fantôme: la mère suffisamment bonne, toujours présente dans son absence peut-être effective. Autrement dit, il ne devient possible de jouer seul, de s'immerger dans des lectures solitaires, par exemple, que pour autant que quelqu'un d'autre, voire des autres, sont présents — des autres que je porte en moi et qui nourrissent le sentiment de sécurité nécessaire à une vie créative.23 Si les autres en chair et en os ne sollicitent pas, en tant que tels, le joueur, ils sont présents virtuellement, avec d'autres, dans le jeu pour autant que du sens s'y trame. Ainsi, l'espace potentiel, dans lequel a lieu la vie culturelle, espace qui n'est ni subjectif ni objectif, mais s'ouvre entre le sujet — assuré de lui-même parce qu'assuré des autres et du monde — et l'objet avec lequel il joue, disponible avant que d'être joué, est aussi l'espace qui s'ouvre entre le sujet et l'autre, ou les autres, qu'il porte et qui le portent. Pour que le jeu et donc la créativité soit possible, il faut qu'il y ait, en moi, de l'autre. Et un autre qui ne me confronte
23 Winnicott D. W. De la communication et de la non-communication. La Capacité d'être seul. Paris: Payot, 2012. P. 60.
pas mais qui m'accompagne, ou plus justement me porte, étranger donc au face-à-face, et indispensable à la texture même de ma subjectivité. Pas de jeu pour un sujet qui ne serait pas hanté, traversé d'autres avec lesquels, secrètement, il fait du sens.
C'est bien cela que donne à penser M. Richir, lorsqu'il fait siens les développements de Winnicott sur la relation de l'enfant à la mère suffisamment bonne, en insistant sur cela que l'introjection de l'environnement bienveillant, ouvrant la possibilité du jeu, d'une solitude toujours peuplée, est aussi, indissociablement, ouverture de l'espace du sens. En s'appuyant sur Winnicott, en même temps qu'il rejoue la notion de phantasia telle qu'elle est élaborée par Husserl, il se met en quête de la pluralité d' «autrui virtuels»24 qui soutient toute activité de penser. Si Winnicott, observant le petit enfant, nous met sur la piste de l'introjection de la mère suffisamment bonne comme étape nécessaire, sans laquelle le jeu ne sera jamais possible, M. Richir nous permet de penser comment: 1) le jeu implique la phantasia; 2) la phantasia se joue comme intériorisation de possibilités qui me viennent d'autrui (dites, après Maldiney, transpossibilités); 3) de telle sorte que jouer, multiplier les expériences culturelles, dont les expériences de lecture, c'est s'augmenter d'une pluralité indéfinie d'autrui avec lesquels je pense. En s'acheminant vers la phénoménologie de M. Richir, il s'agit dès lors, pour nous, de ramener en quelque sorte à son élucidation phénoménologique la perspective de Pierre Bayard.
Espace potentiel et phantasia
En sa dimension la plus originaire, la rencontre intersubjective, pour M. Richir, doit se dire phantasia: rencontre de l'autre dans laquelle j'accompagne la vie d'autrui, en éprouvant dans ma sensibilité propre ce qui se joue en lui, expérience telle que, en deçà de toute thématisation possible, des choses circulent de l'un à l'autre, principalement des affects, porteurs d'une certaine relation au monde.
«Laphantasia ne permet d'intuitionner rien de ce dehors absolu qui est à soi-même un dedans absolu, et pourtant, tel est le paradoxe, elle me permet d'en "comprendre" et surtout d'en "sentir" quelque chose».25
C'est alors, à la suite de Maldiney, en terme de transpassibilité qu'il faut penser la relation à autrui au registre de la phantasia. La transpassibilité est cette puissance, cette capacité, qui n'est pas capacité de faire mais d'accueillir; puissance d'ouverture, elle me rend capable d'éprouver ou d'accueillir, en deçà de toute initiative, ce qui est dit transpossible. Le transpossible désignant des possibilités qui ne peuvent pas être conçues d'avance. Ce qu'il s'agit de penser, c'est donc l'événement: ce qui advient sans pouvoir être prévu, ce dont je deviens capable au moment même où cela m'advient, et non par avance. La notion de transpossibilité se révèle centrale pour penser la rencontre d'autrui ou de ce qui me vient de lui, et ainsi, pour penser l'expérience culturelle comme expérience dans laquelle, pour autant que je joue vraiment, je fais une expérience qui ne devient possible pour moi que pour autant qu'elle a d'abord été effective: une expérience dans laquelle du neuf me sur-
24 Richir M. Fragments phénoménologiques sur le langage. Grenoble: Millon, 2008. P. 78.
25 Richir M. Phantasia, imagination, affectivité. Grenoble: Millon, 2004. P. 280.
vient — et cela, nous y tenons, que cette nouveauté qui advient pour moi, dans le concret de mon expérience, le soit ou non pour les autres.
En pensant, après Maldiney, la transpassibilité du sujet, M. Richir peut se mettre en quête de définir ce qu'il nomme l'interfacticité transcendantale, à savoir l'entrelacement indémêlables des subjectivités26 qui, transpassibles les unes aux autres, ne cessent de se nouer, ouvrant ainsi ou rouvrant sans cesse l'espace du sens dans le même mouvement où elles s'y maintiennent mutuellement. Ma capacité de m'ouvrir à ce qui ne vient pas de moi, à accueillir ce qui, venant de l'autre, est imprévisible et ne consiste pas en une possibilité donnée par avance, cette capacité donc, dite transpassibilité, est tout autant jeu incontrôlable de la phantasia advenant dans la rencontre.27 Le sujet n'est jamais un mais bien pluriel, dans la mesure où les possibles qui sont siens ne le sont qu'à avoir été l'expérience effective des autres, elle-même ressentie par lui, de l'intérieur, dans la phantasia. Le registre de la phantasia, comme registre de ce qui passe de l'un à l'autre en deçà de toute prise de conscience ou de toute appréhension thématique, à même ce qui circule dans l'expérience, est alors aussi celui de ce que M. Richir nomme l'inconscient phénoménologique.28
Or une grande part de ce qui se passe dans la lecture littéraire advient au lieu de cet inconscient, qui est aussi l'espace de la phantasia. À ce registre-là, qui travaille en deçà toute élaboration consciente du sens, il s'agit de lire en jouant. Là, les significations du texte s'effacent, en quelque sorte, devant un sens en quête de lui-même, et cela à même le jeu, entre un sujet et un objet pris dans le jeu. C'est-à-dire aussi que là, penser ou jouer, c'est faire du sens et non identifier un sens, ou encore, c'est partir à l'aventure.
«Quand nous lisons (bien) un récit romanesque, nous n'imaginons [nous ne nous figurons des choses] que par moments éphémères et fugitifs; au contraire l'essentiel de notre
26 Plus justement des Leiblichkeiten. Si rendre compte rigoureusement de l'interfacticité transcendantale exige d'en passer par la question du Leib et du Phantasieleib, nous ne pouvons cependant pas l'aborder ici: parce qu'il ne saurait être question de l'aborder seulement «en passant»; parce que notre fil directeur nous engage à rejoindre la situation initialement posée à l'élucidation, à savoir celle de la discussion littéraire libre — ce pour quoi nous avons déjà assez tardé.
27 Richir M. Phantasia, imagination, affectivité. P. 255.
28 Inconscient phénoménologique qui ne se confond pas avec celui de la psychanalyse, où travaille le fantasme. Cet inconscient phénoménologique, espace de jeu où est en mouvement toute pensée créative, est bien plus proche de l'espace potentiel pensé par Winnicott. Ce dernier, d'ailleurs, insiste sur cela que «le jeu créatif est en relation avec le rêve et avec la vie mais n'appartient pas, dans son essence même, au fantasme» (Winnicott W. D. Jeu et réalité. P. 74). Il remarque que le fantasme «interfère avec l'action et la vie dans le monde réel ou extérieur» mais qu'il interfère tout autant avec «la réalité psychique personnelle ou intérieure, le noyau vivant de la personnalité individuelle». Le fantasme est mort, toujours déjà figé. C'est en s'appuyant sur cette distinction ferme entre expérience transitionnelle ou jeu créatif et fantasme que M. Richir, dans ses derniers travaux, repense la phantasia à l'aune de l'expérience transitionnelle, pour tracer sa distinction d'avec le fantasme. Le fantasme n'est cependant pas étranger à l'expérience culturelle. M. Richir aborde ce point en remarquant qu'il peut arriver, lors de la lecture d'un texte, par exemple, que la chaîne linguistique soit elle-même rompue «par tel ou tel excès, trop violent, de tel ou tel signe chargé d'affect», et que, par là, l'un ou l'autre de ces signes soit entendu avec une «surcharge d'affects et de signifi-cativités inconscientes» (Richir M. Phantasia, imagination, affectivité. P. 453). De telle sorte que la langue, et l'œuvre en général, peuvent être prise dans la structure du fantasme, de telle sorte, aussi, que l'expérience transitionnelle, où le sens se cherche dans la profusion de ses directions, est par là court-circuitée.
activité de lecteur est paradoxalement tout à la fois dans le souci d'intelligence du texte et dans l'activité de la phantasia, protéi[forme], non figurative d'objet, nébuleuse».29
Il ajoute immédiatement qu'il faut beaucoup d'indétermination, donc peu de figuration, d'imagination, pour que la phantasia se mette à vivre, nous faisant éprouver l'inactuel et nous ouvrant à de multiples vies transpossibles. Dans la lecture, pour autant qu'elle est une lecture joueuse, comprendre un texte ne signifie jamais seulement comprendre les significations ajointées de ses mots, ni imaginer ou se représenter les situations qu'ils projettent. En deçà de tout cela joue la phantasia, la pensée labile qui sous-tend toute pensée réfléchie.
Pour nous, la force de la pensée de M. Richir, en faisant de la phantasia une modalité du rapport à l'autre, qu'il soit réel ou fictif, rencontré sur le sol du monde ou dans les œuvres de la culture, en faisant du registre de la phantasia, aussi, le lieu du sens lorsqu'il se trame en deçà des significations disponibles et des expériences répétables en principe, c'est d'apercevoir que ce qui se passe dans la phantasia et qui m'augmente de transpossibilités, peut, le plus souvent, ne pas parvenir à la conscience, demeurer inaccessible à la réflexion. Et ainsi, continuer de travailler en deçà, être productif depuis son inactualité même, travailler en moi donc sur le mode de la hantise bien plus que du thème.
«Dans le recroisement indissoluble de l'affectivité et de la phantasia à leur registre le plus archaïque, et à ce registre lui-même, autrui est en moi comme moi suis en autrui, mais sans aucune prise de l'un sur l'autre».30
Or, pour M. Richir, c'est en ce lieu que nous pensons, pour autant qu'il s'agit d'une pensée qui, loin de se tenir, d'être une pensée consciente d'elle-même, réfléchie, jouant le jeu de la logique ou des parcours de sens institués, est une pensée créative: une pensée qui se cherche, un sens qu'il nomme sens se faisant — à l'opposé d'un sens achevé tout autant que d'un sens que je ferai, moi et pas un autre, en sachant ce que je fais.31 Le registre de la phantasia est celui du sens se faisant; c'est à ce registre, à cette strate la plus profonde de la pensée, que l'altérité de l'autre devient une «intimité», la notion d'interfacticité transcen-dantale désignant cette «démultiplication originaire»32 du cogito, la pluralité qui soutient la pensée elle-même, et, pour nous, l'autre-dans-le-même lorsque l'inquiétude éthique se renverse en créativité de la pensée. Pour le dire encore autrement, il n'y a de pensée créative que par écart de soi avec soi-même, c'est-à-dire pour autant qu'il y a de l'autre, le plus souvent non-identifiable, en moi.
C'est en prenant en vue ce registre, aussi, qu'on aperçoit la contingence de la pensée, du sens qui se fait: si penser implique qu'une multiplicité ouverte et toujours mouvante d'autres travaillent en moi, si cette multiplicité n'est jamais fixée ni donnée d'avance mais toujours reconfigurée au hasard des rencontres et des circulations transpossibles, je ne décide ni de comment je pense ni de ce que je pense. Alors, pensée à partir de la phénoménologie de M. Richir, la lecture, enjeu de phantasia, se dessine encore comme mobilisant une
29 Richir M. Du rôle de la phantasia au théâtre et dans le roman. Littérature. 2003, no. 132, pp. 30.
30 Richir M. Phantasia, imagination, affectivité. P. 249.
31 Citons ici Tengelyi L. La formation de sens comme événement. Eikasia. Revista de Filosofía. 2010, no. 34, p. 155: «Pour Richir, il va de soi que tout sens est un sens se faisant. C'est pourquoi le mien et le tien ne s'y appliquent pas d'office. En d'autres termes, un sens se faisant est nécessairement un sens dépossédé».
32 Richir M. Phantasia, imagination, affectivité. P. 250.
multiplicité indéterminée de fantômes, en fonction dans le jeu, tout en demeurant inactuels et insaisissables. Si une foule d'autres anonymes se pressent en moi quand l'enjeu est de faire du sens, comment dire, alors, comment tel ou tel sens s'est tramé?
iv. partager le sens?
Lorsqu'il aborde la question des discussions littéraires, Pierre Bayard, dans «Comment parler des livres qu'on n'a pas lus?» affirme qu'il s'agit là de «situations complexes de discours dont le livre est moins l'objet que la conséquence».33 Qu'entendre par là? Sinon, en première approche que le livre n'est pas, d'abord et immédiatement, l'objet commun, par avance partagé, dont nous parlons?
Loin d'être un objet immuable, dont l'inscription garantirait l'intégrité et l'identité, le livre, dès qu'il est soumis à la lecture et, plus encore, à la discussion, au partage des lectures, «ne reste pas insensible à ce qui se dit autour de lui, s'en trouve modifié, y compris le temps d'une conversation».34 Le texte est instable: il se configure d'une certaine manière à la lecture, se reconfigure secrètement dans l'oubli et le souvenir qui trament de nouveaux parcours, et il continue de se modifier lorsque l'expérience des autres lecteurs, au cours de la discussion — accueillie en phantasia dans l'échange — vient modifier de l'intérieur mon expérience propre, se composer avec elle. Ainsi, partageant nos lectures, nous ne parlons jamais du livre lui-même, qui serait un identique disponible pour tous, mais le livre est bien devenu pour chacun un objet transitionnel, trouvé dans le monde réel certes, mais aussi informé subjectivement, dans le jeu qui a été joué avec lui. Le livre comme objet transitionnel, P. Bayard, l'appelle aussi, il nous semble, livre-écran: espace de jeu projeté par le lecteur tout autant qu'espace dans lequel il se projette pour faire du sens.
Rouvrir l 'espace potentiel
Il faudrait alors concevoir que, lors d'une discussion littéraire libre, ce sont d'abord les livres-écrans qui se rencontrent — ou du moins, d'abord, ce qui, par chacun, peut en être dit, dans un mouvement où le livre lui-même, pourtant point focal de la discussion, est à l'horizon. Il faut sûrement, aussi, concevoir que les lectures ne peuvent se rencontrer d'emblée; le livre de l'autre, le livre tel qu'il a été lu ou tel qu'il est dit par l'autre, bien souvent, semble étranger. Or, pour que la discussion soit féconde, il se pourrait bien qu'il faille, à même l'échange sur le livre, continuer de jouer, c'est-à-dire non pas affronter les livres-écrans, mais remettre en mouvement le sens, la possibilité de cette remise en mouvement s'ouvrant, d'ailleurs, à même l'écart qui se manifeste: de toute évidence, il y a, entre le livre de l'un et celui de l'autre, du jeu.
Ainsi, dans «Jeu et Réalité», Winnicott écrit que: «Si un adulte prétendait nous faire accepter l'objectivité de ses phénomènes subjectifs, nous verrions dans cette prétention la marque de la folie. Toutefois, si l'adulte parvient à jouir de son aire personnelle intermédiaire sans rien revendiquer, il n'est pas exclu que nous puissions y reconnaître nos propres
33 Bayard P. Comment parler des livres. Р. 120.
34 Ibid.
aires intermédiaires correspondantes. Nous nous plairions à constater un certain chevauchement, c'est-à-dire une expérience commune aux membres d'un groupe se consacrant aux arts, à la religion ou à la philosophie».35
Dans cette citation, l'expérience transitionnelle, pour Winnicott lui-même, semble rejetée du côté du subjectif ceci étant, il faut observer qu'il se place, ici, dans le point de vue de l'autre, donc de celui qui n'a pas joué ou joué autrement. En particulier, lorsque nous prenons en vue l'expérience culturelle, et surtout la lecture, il faut apercevoir que le sens constitué dans le jeu, par l'adulte, est un sens qui peut revendiquer d'être posé. Comme y insiste M. Richir, les «faits de culture» se distinguent du jeu enfantin, parce que «quelque chose est mis en jeu»36 ou encore parce que le réel est toujours à l'horizon du transitionnel. C'est ainsi que, dans le cadre d'une discussion littéraire, le sens tramé par chaque lecteur dans son jeu, lorsqu'il est dit, est certes proposé aux autres lecteurs, mais indissociablement posé comme un sens qui pouvait être fait, et dès lors, comme un sens légitime et/ou possible.37
Néanmoins, ce n'est pas vers cela, seulement, que fait signe Winnicott, mais vers la souplesse, pour le dire ainsi, dont doit faire preuve le joueur revenu à lui-même et aux autres en chair et en os — puisque imposer le sens constitué dans et par son jeu comme le seul sens valable, c'est considérer, à rebours, que la marche du sens vers lui-même, dans son jeu, n'était que l'accomplissement du sens, en même temps que c'est instituer après-coup la manière dont le sens s'est tramé comme respect de règles du jeu. Opérer ce saut-là, c'est opérer le coup de force dans lequel le jeu de l'un se reprend comme actualisation d'un sens objectivement présent dans le livre et désormais manifesté, et dans lequel le jeu de l'autre se trouve relativisé et marginalisé comme subjectif et anarchique. Ce qui est perdu, là, ce n'est pas seulement la juste mesure dans la relation au sens constitué par (ou dans) l'autre, mais aussi la compréhension de ce qui s'est passé dans l'expérience même.
À partir de cela, pour Winnicott, si l'on aperçoit que l'expérience transitionnelle, dont culturelle, se joue en deçà du partage de l'objectif et du subjectif, ce qui peut lier concrètement les expériences transitionnelles, c'est leur empiétement réciproque, jamais total, empiétement qui rouvre une aire de jeu. Le sens qui se trame dans les discussions sur les livres est alors un sens qui, se construisant dans la discussion, n'est pas un sens disponible par avance: il n'est pas la composition des lectures individuelles, il n'est pas non plus le choix de l'une sur l'autre, mais quelque chose de neuf advient dans ce qu'on est tenté de concevoir comme une relecture faite en absence du livre, et à plusieurs. Dans la discussion littéraire ainsi envisagée, les propos de chacun ne se jouent pas tant comme propositions visant à être confirmées ou infirmées — discours vrai ou faux sur le texte — que comme autant de gestes visant à ouvrir l'espace potentiel où le sens continuera de se chercher entre les uns et les autres. En quelque sorte, l'adresse ou le dire d'un lecteur vers l'autre l'emporte sur ce qui est dit — du texte. La discussion visant donc à ouvrir une aire intermé-
35 Winnicott D. W. Jeu et réalité. Р. 48.
36 Richir M. Phantasia, imagination, affectivité. P. 515.
37 Or, précisément, cela que le sens advenu dans le jeu soit proposé comme possible, ne peut advenir qu'après-coup, si, d'abord, il est un sens neuf: «Le neuf est quelque chose de présent qui n'a jamais été futur [donc qui n'a jamais été possible]. Il surgit tout d'un coup sans avoir été anticipé dans une protention quelconque. C'est pourquoi il nous surprend» (Tengelyi, 2003, p. 163).
diaire, un espace potentiel praticable par chacun des participants, dans laquelle il fait jouer sa réalité intérieure, sans l'imposer aux autres, l'augmente de ce qui peut venir de la réalité intérieure des autres — un espace donc, en termes phénoménologiques, où ce n'est pas du sens tout fait qui circule, mais en deçà de cela et plus que cela, de la phantasia: un espace dans lequel je me fais transpassible à l'expérience de l'autre et m'augmente de transpossibilités. Il s'agirait alors d'apercevoir qu'on fait du sens ensemble, à partir d'un nulle part qui est l'aire transitionnelle ouverte par le livre, lui-même absent comme livre objectif, présent comme livre virtuel, horizon de la conversation.
Comme l'écrit M. Richir en lisant Winnicott, l'objet transitionnel, ici le texte comme aire de jeu, est vivant, dans la mesure où il est le lieu d'un sens qui se cherche dans ce qu'il nomme l'interfacticité transcendantale: dans la relation entre une pluralité d'autrui, effectivement présents et virtuels, êtres de chair et d'os et fantômes qui échangent, en phantasia, affects et amorces de sens. Le partage des lectures devient lui-même, alors, un jeu créatif. Et s'il demeure un jeu, cela signifie que le partage intersubjectif n'est pas seulement le lieu où se constitue l'objectivité du livre ou l'élaboration d'un sens qui s'imposerait à tous, mais d'abord le lieu où s'élabore un sens qui permet aux joueurs en présence de continuer à jouer, avec le livre et avec les autres. La discussion littéraire — et c'est ainsi que l'approche Pierre Bayard — vise alors, «à partir de ces échos entremêlés, à construire le livre le plus adéquat à la situation où se trouvent les non-lecteurs [à savoir les joueurs tentant de partager leurs livres-écrans]. Un livre n'entretenant certes que des liens faibles avec l'original (quel serait-il au juste?), mais aussi proche que possible du point de rencontre hypothétique entre les différents livres intérieurs».38
Le livre dont on parle, c'est celui qui s'est constitué entre les uns et les autres: un livre, donc, suspendu au jeu en train de se jouer.
Par ailleurs, parce que, au lieu du sens, le face-à-face n'a jamais lieu entre un sujet identifiable et un texte immuable, parce que la lecture d'un texte et son partage est hantée sont hantés de fantômes, le sens s'est noué et continue de se tramer différemment, dans le jeu commun, pour chacun des joueurs. Parler de sa lecture, c'est tout autant faire parler les fantômes qui l'ont animée, mettre en fonction les autrui virtuels qui continuent de faire le sens, et donc, secrètement, faire travailler l'arrière-fond de la bibliothèque intérieure. La rencontre hypothétique des livres intérieurs dont parle P. Bayard est doublée, nécessairement, de la rencontre hypothétique des bibliothèques intérieures, et plus largement, dans les termes de M. Richir, des inconscients phénoménologiques, tissés des autrui virtuels que chacun porte ou qui le portent. Dans l'échange sur les livres, où ceux-ci deviennent l'interface entre les subjectivités et l'occasion de la circulation de la phantasia, les espaces intérieurs, espaces du jeu et du sens qui s'y trame, sans jamais s'identifier, se mettent en mouvement et peuvent espérer empiéter les uns sur les autres.39 Là, ce sont autant des personnes en chair et en os que des fantômes qui se rencontrent.
38 Bayard P. Comment parler des livres. Р. 141.
39 Richir M. Phantasia, imagination, affectivité. P. 516.
Retour à l 'expérience: l 'empirique à rebours du phénoménologique
Si nous revenons, maintenant, à «La Vérité sur Bébé Donge» et à la discussion dont le roman de Simenon a été l'enjeu, nous nous rappelons avoir souligné que ce n'est qu'à rebours qu'une certaine cohérence peut être observée, l'échange se jouant, d'abord, comme succession de remarques en échos différés.
En abordant cela dans une perspective phénoménologique, on peut alors faire l'hypothèse que les remarques faites par l'un, fondées sur ses propres souvenirs de lecture, sur ce qui l'a marqué ou interrogé dans le roman et qui pouvait être disponible, agissent sur l'autre en éveillant ses propres souvenirs de lecture, en faisant remonter à la surface ce qui semblait oublié, ce qu'il n'aurait pas mentionné, en tout cas, spontanément, sans la sollicitation faite par la parole de l'autre lecteur. Bien plutôt, chaque intervention, d'abord, semblait offrir aux autres une piste à suivre pour revenir au roman, c'est-à-dire, à ce qu'il reste de l'expérience de lecture. Si ce qui vient d'être dit par l'un motive la reconfiguration des souvenirs de l'autre, c'est le passé de la lecture lui-même qui justement, dans l'échange, ne demeure pas inchangé.
Les propos de l'un, ainsi, agissent sur l'autre lecteur en motivant la reconfiguration après-coup de sa lecture — comme si le roman était relu, sans même le support du texte, à l'aune de ce qui est dit de la lecture de l'autre. Lorsque j'entends les propos de l'autre sur le roman que j'ai lu, il advient que quelque chose peut être dit, par moi, avant même d'être pensé à fond, quelque chose qui, du sens, advient maintenant et quelque chose, surtout, que je n'aurais jamais pensé seul. Comme si la remarque de l'un, le souvenir plus ou moins vivace de l'autre tel qu'il l'a mis en mots pour me le donner, la piste interprétative qu'il ouvre, avait fait son chemin, sans que je sache comment ni dans quelle direction: mais, d'un coup, j'ai quelque chose à dire, à répondre, à adresser à l'autre et à sa lecture. D'où le contretemps essentiel, incontournable, qui indique, en creux, la relecture que motive l'intervention de l'autre, tout autant que l'appel fait à mes souvenirs par ses propres souvenirs.40
40 Ici, il faut entendre le terme de «souvenir» de manière relativement souple, dans la mesure où nous n'entendons pas faire référence à une pleine ressaisie, intuitive, de l'expérience passée. D'une part, parce que celle-ci, dans le cas de l'expérience de lecture, échappe sûrement à pouvoir avoir lieu, d'autre part, parce que la situation même de la discussion sur le livre semble empêcher l'exploration, par chacun, de sa mémoire. Celui qui parle de sa lecture, passée, à l'autre, se trouve en effet pris dans des exigences — et des directions de l'attention — contradictoires. Cf. Vermersch P. Tentative d'approche expérientielle du sens se faisant. Expliciter. 2005, no. 60, p. 48: «Quand je ne me mets pas en disposition d'accueillir une expérience passée, si je ne fais qu'y penser marginalement tout en étant occupé à autre chose (écrire, répondre à un débat, convaincre les autres) alors je ne peux pas viser /accueillir/ explorer une expérience passée. Encore une fois, l'acte de visée à vide qui est le préliminaire habituel de l'émergence d'un vécu passé, son remplissement intuitif graduel dans l'évocation, toute cette succession d'acte est incompatible avec la poursuite simultanée d'autres actes comme observer, convaincre l'autre, mener un raisonnement complexe, etc. Non seulement, cela rend compréhensible la difficulté d'écrire sur le sujet tant que la visée à vide n'est pas amorcée, mais aussi la quasi impossibilité dans les débats, lors des séminaires et des colloques de se référer à un rem-plissement expérientiel, puisque cela n'est possible qu'à condition de se dégager du débat pour prendre le temps de changer d'actes et de se tourner vers son expérience pour la présentifier, ou réactualiser sa présen-tification, gage d'authenticité». Nous soulignons.
Il semble ainsi, in fine, que, dans le cadre d'une telle discussion, il ne s'agissait pas seulement de partager les lectures, comme si celles-ci avaient eu lieu et étaient achevées, que de continuer à lire ensemble, sans le texte sous les yeux; mais plutôt en lisant le texte à travers les souvenirs de lecture des uns et des autres, pour ouvrir une élaboration du sens entre les uns et les autres lecteurs. Dans l'aventure, ce sont les souvenirs eux-mêmes, jamais pleinement ressaisis ou exposés, qui se modifient depuis leur indisponibilité relative, la configuration de la première lecture qui, sans qu'il y ait eu proprement relecture du texte, se rejoue, en accueillant les lectures des autres ou en lisant la lecture des autres — s'il y a peu de chances que la lecture de l'autre puisse être absorbée telle quelle. Maintenant que ce partage a eu lieu, ce qui restera de «Bébé Donge», à ceux qui l'ont relu ensemble, ce ne sera plus leur lecture, ni leur lecture «plus» celle des autres, mais une lecture faite en commun, suspendue ou continuant de travailler. Dans tous les cas, pour cette expérience-ci: non close, puisque rien n'a été arrêté d'un commun accord sur le sens du texte.
Nous avions aussi évoqué le fait que la discussion, si elle n'était pas partie du texte, d'un retour commun sur certains passages, y était néanmoins revenue. C'est cela qu'il s'agit de questionner maintenant, en précisant que, ce qui importe, pour nous, c'est ce que ce retour au texte a été motivé par le déroulement de la discussion. Celle-ci s'est trouvée orientée vers Emma Bovary. Peut-être parce qu'elle donne son nom au séminaire dans lequel ce partage de lecture prenait lieu, mais aussi parce que, à partir du roman de Simenon, nous avions parlé d'arsenic, du côté «jeune-fille» de Bébé Donge, de son bovarysme supposé, ou de celui de sa mère. Bref, quelque chose commençait à coalescer. Surtout, une lectrice a évoqué une scène qui l'avait marquée — celle de l'avocat Boniface — où il y a des mouches. Un lecteur a remarqué qu'une mouche était présente au début du roman. Un autre s'est rappelé et nous a rappelé qu'au début de «Madame Bovary», lors de la rencontre d'Emma et de Charles, il y a des mouches. Nous avons donc, comme l'a dit L., «suivi la mouche»: c'est là que nous sommes revenus sur le texte — une des rares fois dans cette séance — pour relire une scène du début du roman et tenter de l'interpréter — c'est-à-dire, ici, d'apercevoir son sens eu égard au roman dans son entier, et aux questions qui persistaient pour nous.
Cette scène, où François Donge laisse une mouche se noyer, a émergé comme étant peut-être une scène centrale du roman, ou un incipit qui recèle en lui une des clés du sens. Or, elle n'a pu se manifester comme telle qu'à rebours d'une quête commune du sens, d'un nœud qui s'était formé à partir des propositions faites par les uns et les autres. Elle n'a été remarquée qu'à partir d'une piste interprétative ouverte entre les lecteurs, découvrant sa pertinence depuis les interrogations nourries par certains lecteurs, réels, partageant concrètement leur lecture. Autrement dit, cette scène a joué comme clé interprétative pour ces lecteurs que nous étions, dans l'aventure du sens qui était la nôtre; n'ayant d'abord de pertinence que pour nous, par rapport à notre texte, au roman tel qu'il s'esquissait entre nos lectures partagées et le discours s'élaborant en commun. Et, pour un lecteur qui n'a pas participé au jeu ce jour-là, il est bien possible que la piste suivie semble délirante ou arbitraire.
v. conclusion
Dans un article où il se propose de présenter le projet phénoménologique de M. Richir, Lâszlô Tengelyi écrit que ce dernier choisit d'étudier l'«aventure du sens», ce qu'il explicite de la façon suivante: «Il essaye de montrer comment un sens flou et multiple émerge dans l'expérience et son expression».41 Il nous semble bien que la séance sur «Bébé Donge» s'est jouée comme aventure, en commun, du sens; émergence, entre les uns et les autres, dans la circulation des impressions de lecture et de l'impression qu'elle faisaient sur les autres lecteurs, d'un sens «flou et multiple», qui ne s'est pas clos en une interprétation du roman. Ce sens en quête de lui-même, c'est bien celui que M. Richir nomme sens se faisant.
Cette notion, qui tente d'appréhender le sens au lieu de sa formation la plus originaire — au lieu de cette strate profonde de l'expérience où du sens s'élabore sans que je ne dirige d'aucune manière son parcours, ses rythmes et sa direction — nous engage à penser la passivité de la pensée elle-même, lorsqu'en elle surgit du neuf, lorsqu'elle en vient à penser ce qu'elle n'a pas déjà pensé, ce qu'elle ne connaît ni ne maîtrise: soit, par exemple, la découverte et l'exploration tâtonnante du monde ouvert par une œuvre littéraire. Dès lors, le sens se faisant est le sens en tant qu'il se fait comme de lui-même — ce qui ne signifie pas qu'il se fasse n'importe comment: il n'est pas mon sens, en tout cas celui que je ferais volontairement, en sachant ce que je fais. Il n'est pas un sens produit, achevé et communiqué, mais un sens en train de se produire. Et, en cela, il nous invite à le proposer bien plus qu'à le revendiquer.
S'il indique une strate profonde de la pensée où aucun sujet ne tient ce qui commence d'émerger, le sens se faisant n'est cependant pas un sens qui se chercherait nécessairement dans le plus grand mutisme. Bien au contraire, le sens se faisant nous fait parler: il est ce qui fait qu'il y a, soudain, quelque chose à dire, comme pour la première fois.
«Comment exprime-t-on une expérience vive ou une nouvelle idée? Dans ces cas, une pensée émerge dont le sens reste encore invinciblement équivoque. Ce qui a déjà été exprimé de cette pensée donne des contours plus précis à ce qui est encore à exprimer; mais plusieurs voies de continuation restent toujours ouvertes. Celui qui parle ne peut pas se servir des tournures toutes faites sans trahir ce qui est le plus propre à son expérience ou à son idée. C'est pourquoi il doit se frayer un nouveau chemin de l'expression. Parfois, il est lui-même surpris de la direction que prend sa parole».42
Si les réflexions de M. Richir sur le sens se faisant font signe vers la créativité littéraire ou philosophique, sur ce qui motive et contraint une «torsion» de la langue, pour reprendre l'expression de Merleau-Ponty — et donne naissance à un style nouveau tout autant qu'à l'ouverture de régions imprévues de la pensée —, elle peut permettre, de notre point de vue, d'aborder aussi les formes invisibles ou banales de la créativité: par exemple, celles des lectures, ou des discussions littéraires qui ne donnent naissance à aucune œuvre, la petite créativité.
41 Tengelyi L. La formation de sens comme événement. Eikasia. Revista de Filosofia. 2010, no. 34, p. 149.
42 Ibid. P. 160.
L'échange autour du roman de Simenon a le plus souvent donné lieu à des interventions brèves, prenant, de prime abord, la forme de remarques, adressées aux autres, greffées sur les remarques précédentes: de prime abord, pas de grande innovation discursive. Pourtant, en parlant du roman, sans que chacun ait vraiment préparé son discours ou configuré une interprétation, la parole de chacun relevait bien d'une parole qui se cherche, et cherche ce qu'elle dit: dans cette parole-là, le sens est en train de se faire à mesure qu'il est adressé, il n'est jamais simplement communiqué. Nous sommes bien dans la situation où «prenant la parole, que ce soit oralement ou par écrit, je cherche, dans la difficulté, autant ma pensée qui m'échappe que les mots qui pourraient l'exhiber».43 Dès lors, cette marche hésitante du sens se faisant vers lui-même que décrit M. Richir — où ce qui est dit demeure incertain, où plusieurs voies s'ouvrent dans la tentative, pourtant, de dire quelque chose, où l'on est surpris de la direction prise — appartient bien plutôt, dans l'expérience de partage de lecture en question, au sens qui s'est fait entre les uns et les autres. Sans appartenir en propre à personne, il a eu pour lieu la parole échangée, se cherchant entre les lecteurs.
Des tours et détours de la conversation littéraire, rien ne pouvait être prévu par avance. D'abord, parce qu'on sait rarement ce que l'autre va nous dire. Et surtout, ce que chacun a dit relevait moins de ce qu'il aurait dit quand même ou de ce qu'il avait prévu de dire, que de ce qui est venu à sa pensée dans le contact avec la lecture — et la quête de sens — des autres lecteurs. Ce qui signifie aussi que les interventions des uns et des autres manifestaient leur pertinence, leur à propos, non pas tant à affirmer quelque chose, ou à discuter la proposition de l'un ou de l'autre, non pas tant à être fondées dans l'analyse du texte, mais à être contact avec le sens se faisant entre les participants — entre ceux qui participent à son aventure et, pour le dire ainsi, en relèvent.
Dans cette situation de partage de lectures, c'est la dépendance du sens en train de se faire aux joueurs en présence, plus que sa dépendance au texte, qui devient manifeste. Les joueurs forment le contexte dans lequel le roman prend sens ou fait question. Dès lors, dans cette pratique de la discussion littéraire, c'est le statut du texte qui devient problématique. Le texte, s'il n'était pas placé sous le regard, se tenait, en même temps, en arrière de la parole échangée, et en avant d'elle, si elle tentait de rejoindre son sens. Si le réel est à l'horizon de l'expérience transitionnelle, c'est ici le sens du texte, ou le livre dans sa totalité ou son identité, qui est à l'horizon de ses lectures — soit, pour insister: rien de disponible.
Références
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43 Richir M. Sens et Paroles: pour une approche phénoménologique du langage. Figures de la Rationalité — Études d'Anthropologie philosophique IV, dirigé par Florival G. Peeters, Institut Supérieur de Philosophie de Louvain-La Neuve, 1991, pp. 233-234.
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6. Richir M. Fragments phénoménologiques sur le langage. Grenoble, Millon, 2008. 261 p.
7. Tengelyi L. La formation de sens comme événement. Eikasia. Revista de Filosofla, 2010, no. 34, pp. 149-174.
8. Vermersch P. Tentative d'approche expérientielle du sens se faisant. Expliciter, 2005, no. 60, pp. 48-55.
9. Winnicott D. W. Jeu et réalité: l'espace potentiel. Paris, Gallimard, 1975. 288 p.
10. Winnicott D. W. Les Objets transitionnels. Paris, Payot, 2010. 112 p.
11. Winnicott D. W. De la communication et de la non-communication. La Capacité d'être seul. Paris, Payot, 2012. 112 p.