HORIZON 3 (2) 2014: I. Research: Pablo Posada Varela: 99-113
ФЕНОМЕНОЛОГИЧЕСКИЕ ИССЛЕДОВАНИЯ • STUDIES IN PHENOMENOLOGY • STUDIEN ZUR PHÄNOMENOLOGIE • ÉTUDES PHÉNOMÉNOLOGIQUES
RÉFLEXIVITÉ INTRINSÈQUE DU PHÉNOMÈNE ET AUTONOMIE DE LA PHÉNOMÉNALISATION: SUR LA REPRISE RICHIRIENNE DU PROJET HUSSERLIEN*
PABLO POSADA VARELA
PhD Student at Université Paris IV Sorbonne and at Bergische Universität Wuppertal. 75005 Paris, France; 42119 Wuppertal, Germany. E-mail: [email protected]
THE INTRINSIC REFLEXIVITY OF THE PHENOMENON AND THE AUTONOMY OF PHENOMENALIZATION: ON HOW RICHIR CARRIES OVER THE HUSSERLIAN PROJECT**
Husserl was the first to clarify the specificity of the phenomenological realm. A phenomenon is an articulated whole whose intensity and richness are parallel to its purity. It is under the guidance of this coalescence that we re-examine the final clause of the Principle of principles («Ideen» I, § 24), often misinterpreted as a limitation of phenomenality. However, Richir’s phenomenology of the nothing-but-phenomenon («rien que phenomena») remains faithful to the final clause of the Principle of principles in that it does not surpass the (nothing-but-) phenomenon in the name of any extra-phenomenological instance. Contrary to the apperceptions emerging from symbolic institution, the nothing-but-phenomenon takes place in the element of a concrete indeterminacy that phenomenalizes itself according to a reflexivity (intrinsic to the phenomenon) that develops itself all along an essentially transpassible phase of presence. Therefore, phenomenalization takes the form of a flickering (clignotement) that, in its final state, becomes autonomous and calls up subjectivity itself. Linked to the hyperbolic épochè, the vertigo of this autonomization outlines what Richir calls the beyond copernican turn (l’au-delà du renversement copernicien) leading thereby to a non-standard phenomenology, which takes the form of an architectonic of the various levels of phenomenalization.
Key words: phenomenalization, reflexivity, phenomenological flickering, apperception, Principle of principles, concrete indeterminacy, transcendental correlation, symbolic institution, architectonic, transpassibility, the «beyond copernican turn», hyperbolic épochè, Marc Richir, Edmund Husserl.
ВНУТРЕННЯЯ РЕФЛЕКСИВНОСТЬ ФЕНОМЕНА И АВТОНОМИЯ ФЕНОМЕНАЛИЗАЦИИ: РИШИР КАК ПРОДОЛЖАТЕЛЬ ПРОЕКТА ГУССЕРЛЯ
ПАБЛО ПОСАДА ВАРЕЛА
Докторант Университата Париж IV Сорбонна и Университета Вупперталя. 75005 Париж, Франция; 42119 Вупперталь, Германия.
E-mail: [email protected]
Гуссерль был первым, кто прояснил специфику феноменологического поля. Феномен - это артикулированное целое, чьи интенсивность и богатство параллельны его чистоте. Руководствуясь как раз этим единством названных тенденций, мы предлагаем по-новому рассмотреть Принцип всех принципов («Идеи I», § 24), часто неверно интерпретируемый как ограничение феноменальности. Напротив, ришировская феноменология ничего-кроме-феномена («rien que phenomena») остаётся верна конечной цели Принципа всех принципов в том, что не выходит за рамки (ничего-кроме-) феномена во имя какой бы то ни было вне-феноменологической инстанции. В противовес апперцепциям, возникающим из символических учреждений, феномен и ничего-кроме-феномена занимает место элемента конкретной неопределённости, которая сама феноменализируется согласно (внутренне присущей феномену) рефлексивности, развивающейся по мере протекания всех по сути своей выходящих за рамки того, что мы можем претерпеть (transpassible), фаз присутствия. Тем не менее, феноменализация принимает форму мерцания (clignotement), которое, в конечном счёте, становится автономным и начинает управлять самой субъективностью.
* Je tiens à remercier Joëlle Mesnil de la lecture attentive de mon texte.
** Nous remercions Nicolas Garrera de nous avoir aidé avec la version en anglais de ce résumé.
© Pablo Posada Varela
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Головокружение автономизации, связанное с гиперболическим эпохэ, позволяет сделать набросок того, что Ришир называет состоянием по ту сторону коперниканского переворота (l’au-delà du renversement copernicien), ведущего при этом к нестандартной феноменологии, принимающей форму архитектоники различных уровней феноменализации.
Ключевые слова: феноменализация, рефлексивность, феноменологическое мерцание, апперцепция, принцип всех принципов, конкретная неопределенность, трансцендентальная корреляция, символическое учреждение, архитектоника, сверхстрасность, «по ту сторону коперниканского переворота», гиперболическое épochè, Марк Ришир, Эдмунд Гуссерль.
I. LE PARI DE HUSSERL: LA DÉCANTATION D’UN PHÉNOMÉNO-LOGIQUE PUR
Que fait et que veut la phénoménologie? La phénoménologie cherche à mettre en lumière le phénomène, ou plutôt des phénomènes. Des phénomènes comme phénomènes. Il y a donc du phénomène dans lexpérience, dans le réel, du phénoménologique qu’il s’agirait de décanter. Mais qu’est-ce donc que le phénoménologique? Quel en est le lieu, le rapport, voire la supposée prééminence? Nous insistons sur le partitif pour mettre en relief l’étrangeté de cette sorte de «matière» quintessenciée quest - que «serait» - le phénomène ou le phénoménologique. En effet, le phénomène semble fait -à prendre certaines descriptions de Husserl au mot - d’une mystérieuse et insaisissable étoffe qui, en coalescence avec l’étoffe même de lexpérience, sen distingue,1 et se veut - avions-nous avancé -prééminente par rapport au monde. «Transcendantal» serait bien le nom de cette prééminence; et certes on dit bien que le phénoménologique est «transcendantal» par rapport au monde, sans quoi la phénoménologie manquerait d’enjeu réel. Or, qu’est-ce à dire et en quel sens devons-nous entendre ce caractère transcendantal du phénoménologique?
Nous aurons, à terme, à répondre à cette autre interrogation: en quoi le transcendantal du phénoménologique est-il distinct du transcendantalisme classique, qui marque déjà, quant à lui, une prééminence par rapport au monde? En d’autres termes, eux proprement richiriens: y a-t-il un au-delà du renversement copernicien qui, travaillant ce dernier du dedans, ne retombe pas dans son en-deçà?* 2 Cette toute dernière question n’aura sa réponse qu’à la fin de ce travail, bien que quelques pistes aient déjà été apportées: en effet, quant au rapport du phénoménologique à l’expérience, bien entendu il en est, mais, avions-nous signalé aussi, il en est tout en sen distinguant. Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire? La clef de ce mouvement de différentiation intrinsèque (qui, en un sens, lest aussi de lexpérience par rapport à elle-même), différentiation non bancale, non traumatique, et donc susceptible d’être retravaillée de l’intérieur et reprise, est fournie par ce qui, en fin de compte, constitue l’aboutissement de cet article, à savoir, l’idée d’autonomisation du (clignotement) phénoménologique, Y autonomisation du processus de phénoménalisation lui-même. Mais autonomisation du phénoménologique par rapport à quoi ou à qui? Par rapport à lexpérience (sans sen déprendre complètement), par rapport au sujet ou à la pensée (sans se placer en sécession par rapport à eux), mais sans pour autant revenir au monde (i.e. à Yen-deçà du renversement copernicien), sans s’abîmer dans une physis, sans s’enliser à tout jamais dans une natura naturans.
L’autonomisation du clignotement phénoménologique est ce qui, en dernière instance, atteste l’indépendance relative du battement du phénomène (se phénoménalisant) eu égard à lexpérience.
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C’est là tout le problème, extrêmement difficile, du statut phénoménologique de la pensée et même du vivre.
Cf. (Richir, 1976). Pour un examen précieux des enjeux philosophiques et historiques de cet ouvrage et, surtout, de cette notion inaugurale chez Richir (i.e. celle d’un au-delà du renversement copernicien), on peut consulter les chapitres I et II de la thèse, monumentale que Sacha Carlson a consacrée au développement de la pensée de Marc Richir: (Carlson, 2014 a). Thèse défendue en Avril 2014 à UCL (Université Catholique de Louvain) sous la direction de Michel Dupuis et Guy van Kerckhoven. Des précisions extrêmement éclairantes sur la structure de cette thèse sont avancées dans l’article suivant: (Carlson, 2014 b). Pour notre part, nous essayons de cerner cet au-delà du renversement copernicien depuis Yépochè hyperbolique (en essayant de montrer l’essentielle coalescence entre les deux mouvements), et depuis l’idée d’une (non complète) prise à partie du phénoménologiser dans et par la phénoménalisation.
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Sans lui demeurer extérieur, le phénomène ne se recoupe pas avec le pouls de l’expérience, sans quoi il ne saurait y avoir clignotement phénoménologique, et la phénoménalisation n’aurait même pas la densité d’un processus susceptible d’être remarqué: elle passerait inaperçue, elle serait sans frottement. C’est ainsi qu’il y a lieu, avec Richir (et/ou peut-être bien en suivant d’autres chemins indiqués par sa démarche), de rendre au phénoménologique, et ce à l’encontre de certains développements récents, les lettres de noblesse que Husserl s’est toujours voulu de lui octroyer (aux dépens de toute instance extrinsèque, extérieure au phénomène).3 Nous y viendrons. Allons, pour l’heure, pas à pas.
Si nous nous en tenons à l’expérience, donc bel et bien en deçà de tout système catégoriel présupposé, le phénoménologique est transcendantal au sens où le milieu qui est le sien (le milieu du phénoménologique) n’a de cesse d’être traversé pour que l’expérience puisse en venir au monde (ou pour que le monde vienne à l’expérience). Autrement dit, dans tout ce qui est de l’ordre du monde, il y aurait lieu de déceler un transit par le phénoménologique, une composante phénoménologique dont le réel ne peut se déprendre. Le phénomène est donc ce qui, de notre expérience, empiète inéluctablement avec le monde au sens où il se situe en amont de celui-ci, bien que cet amont ne soit pas susceptible d’être stabilisé. Le phénoménologique est, pour le dire ainsi, cet irréductible de l’expérience réfractaire à toute inclusion dans le monde (du moins au même titre où le seraient le reste des choses, et même des sujets interprétés naturellement). Le phénoménologique est ce qui, dans l’expérience, et avant toute inclusion mondaine, a déjà battu de son propre pouls, et a imposé, souterrainement, ses lois subtiles.
En effet, s’il paraît nébuleux et intangible de prime abord, le phénoménologique a, lui-aussi ses lois. Or c’est justement cette subtile légalité du phénoméno-logique pur, tour à tour enfouie sous le poids de maintes substructions, qu’il s’agit de dégager. Mais, y a-t-il lieu de tenir à l’étrangeté d’un tel pari? Doit-on croire à la supposée consistance de cette quintessence? A-t-elle vraiment une autonomie? Saurait-elle se tenir d’elle même pour qu’il y ait sens à en faire un thème? De quel droit, somme toute, sommes nous légitimés à en poursuivre la décantation? Husserl, à en croire ses expressions, semblait y tenir dur comme fer qui n’hésitait pas à parler de «phénomènes purs» et de «vécu transcendantal» (non psychologique) «incluant» un apparaissant (non réductible au vécu). Mais que signifie ici cette «inclusion»? Nest ce pas là la réfutation même de cette supposée «pureté»?
Certainement le sens à lœuvre dans cette toute dernière expression, à savoir, quand on soutient que l’apparaissant est «inclus» «dans» le (tout du) vécu transcendantal-phénoménologique (pur) nest pas celui de l’inclusion mondaine, sans quoi, en effet, cette supposée pureté se trouverait atteinte. Or il s’agit, bien plutôt, d’une inclusion méréologique, c’est-à-dire, d’une inclusion qui se résorbe dans une articulation entre parties ayant même dignité ontologique, et structurant un tout (non préexistant) sur un même pied d’égalité: des parties qui se tiennent dans un rapport de concrescence, et dont l’unité ne tient pas à la préséance d’un tiers englobant: la concrescence est méréologiquement antérieure à l’inclusion et à l’appartenance (Varela, 2012, 7-56). Retenons, pour les besoins de notre argument, que le phénomène -comme phénomène transcendantal - est, justement, cette corrélation comme tout (ne préexistant pas à la concrescence de ses parties), à savoir, l’infrangible corrélation entre ce qui est vécu et ce qui y apparaît (sans, pourtant, s’y4 réduire). Voilà qui constitue l’articulation phénoméno-logique fondamentale, à l’intérieur de laquelle d’autres articulations se déploient. En effet, et pour dire vite, la partie vécue et non apparaissante a aussi ses parties à elle (notamment les parties intentionnelles et hylétiques de la noèse), tout comme la partie apparaissante et non proprement vécue comporte les siennes (grosso modo, les composantes noématiques noyau noématique, modalités doxiques, horizons internes et externes, etc.).
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Cest en ce sens que, comme on le verra, l’interprétation de la clause finale du Principe des principes (interprétée, à la suite de Heidegger, comme limitation de la phénoménalité par une grande partie de la phénoménologie post-husserlienne) s’avérera un vrai nœud, un lieu charnière où bifurqueront plusieurs options.
C’est dire à quel point cet «y» n’est pas de l’ordre de l’inclusion.
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Ces précisions faites, reprenons à présent les choses autrement afin de mieux en cerner lenjeu: le pari de Husserl est donc de penser une certaine autonomie du phénoménologique. Autonomie prétendument assurée par le caractère irréductible (au monde, à la physiologie, et à la psychologie) du vécu transcendantal comme vécu phénoménologique pur prenant la forme d’un tout méréologiquement articulé. Ce tout dernier caractère s’avère décisif pour que le pari s’étende encore à cet autre point, capital, et corrélé d’une façon intrinsèque - i.e. non simplement ajoutée ou adossée - à ce que nous venons d’énoncer quant à la pureté et à l’autonomie du phénoménologique: cette structure de corrélation à laquelle nous avons fait allusion permet que, du phénomène, il y ait non seulement «décantation», mais aussi «effabilité» ou «dicibilité». L’articulation entre irréductibles en concrescence qui préside au phénomène fait qu’il y a moyen d’en dire quelque chose sans en brusquer la pureté. Qui plus est: la pureté transcendantale est d’autant plus grande que l’articulation sen trouve creusée et démultipliée.
II. SUR LA CLAUSE FINALE DU PRINCIPE DES PRINCIPES (IDEEN I, § 24)
ET SA MÉSINTERPRÉTATION RÉCURRENTE
Le problème de cette articulation phénoméno-logique du phénomène pur est, comme nous l’avons déjà laissé entendre, sa subtilité ou, pour le dire autrement, le fait que son ténu dessin encoure constamment le risque de substruction de la part d’instances situées au-delà du phénoménologique ou, plus précisément, à l’extérieur du strict milieu de concrescence des parties du (tout du) vécu transcendantal. Ainsi, le phénomène se donne, pour reprendre une expression de l’excellent phénoménologue Ricardo Sanchez Ortiz de Urbina, sous la forme d’une «obscurité distincte» (Sanchez Ortiz de Urbina, 2011; Sanchez Ortiz de Urbina, 2014). La subtilité de l’obscurité distincte, la subtilité de son anatomie, va se complexifiant à mesure que le vécu se purifie. Voilà pourquoi le caractère articulé du phéméno-logique et le caractère purifié (de toute ontologie ou position) sont, avions nous signalé, corrélés. En effet, au fur et à mesure que le phénoménologique est délesté de toute position, libéré de la chape de l’appartenance au monde, les implications intentionnelles gagnent, pour le dire ainsi, une liberté inouïe de démultiplication qui, finalement, ne fait que répondre à l’exigence du transcendantal, à une exigence de constitution que le phénoménologique prend sur soi à part entière (en en privant le monde). Ainsi, il est important de noter que, en régime phénoménologique, la pureté va de pair non pas avec la simplicité (ni avec le formel), mais, bien au contraire, avec un foisonnement d’articulations sous la forme d’horizons multiples, d’implications intentionnelles se répandant dans toutes les directions de la corrélation transcendantale. Le phénoménologique pur revient au plus formidable foisonnement de contenus.
La pureté phénoménologie se réfère donc plutôt à cette autonomie du phénoménologique que lon n’a de cesse d’outrepasser, d’enfreindre dans ses limites strictes, mais difficiles à cerner: car le distinct est, ici, obscur, comme le signale Ortiz de Urbina. Cet outre-passement des limites du phénoménologique se fait, justement, aux dépens de cette subtile richesse articulée du phénomeno-logique, dès lors ensevelie sous d’autres instances, cette obscurité distincte étant certes facile à oblitérer, mais pas à rompre. Il s’agit d’une légalité récurrente et solide, que lon ne pourra, tout au plus, que calfeutrer. Et c’est bien cela, quoi qu’ en dise la récente phénoménologie francofrançaise, que dénonce la clause finale du célèbre Principe des principes, énoncé dans le § 24 de Ideen I: c’est que l’analyse philosophique s’expose au danger de survoler (et, par là, de surseoir) la fine anatomie de cette corrélation transcendantale entre le vécu pur et ce qui y apparait. C’est ce mouvement que Husserl, bien avant Merleau-Ponty (et avec bien plus de précision) dénonce à plusieurs reprises comme un philosopher excessivement théorique et qui philosophe comme «d’en haut», sans égard à l’expérience. Citons la formulation du célèbre principe:
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toute intuition donatrice originaire est une source de droit pour la connaissance; tout ce qui s’offre à nous dans «l’intuition» de façon originaire (dans sa réalité corporelle pour ainsi dire) doit être simplement reçu pour ce qu’il se donne, mais sans non plus outrepasser les limites dans lesquelles il se donne alors?
Les limites à ne pas outrepasser ne sont pas (comme cela a été souvent compris dans le cadre de la phénoménologie française contemporaine) de quelconques limites imposées à la phénoménalité, mais bien les limites de la phénoménalité, au sein desquelles la phénoménalité nest rien que phénoménalité. Plus précisément: ce sont les limites 1) au-dedans desquelles le phénoménologique pur se démultiplie dans la splendeur de ses multiples articulations phénoméno-logiques, 2) et au-delà desquelles le phénoménologique est privé de son autonomie, oblitéré dans sa richesse intrinsèque, et voit l’infinie subtilité de son réseau d’implications intentionnelles de sitôt colmatée par un instance extra-phénoménologique. Cette décisive clause finale du Principe des principes nest donc pas à prendre comme une quelconque limitation de l’intuition.
Ainsi, le problème nest absolument pas dans une limitation objectale de l’intuition (il nen est rien) qu’il faudrait dénoncer comme fâcheuse retombée dans la métaphysique, mais, bien au contraire, dans ce qui pose vraiment problème et qui fait, justement, la raison d’être de cette clause finale, à savoir: la difficulté à rester en phase avec le domaine de l’intuition sans, justement, l’outrepasser (au risque den perdre la richesse intrinsèque). Le problème, la difficulté (c’est-à-dire, ce qui ne va nullement de soi, ce en vue de quoi s’impose la mise en garde que cette clause finale énonce) est précisément de rester à l’intérieur desdites limites! Il ne s’agit donc pas d’aller au-delà de l’intuition donatrice pour rejoindre le donné, mais justement de s’ouvrir à la richesse intrinsèquement phénoménologique du donné pour autant qu’il y est donné en concrescence avec l’intuition donatrice, dans ses strictes limites. Ce n’est qu’au dedans des limites de celle-ci que le donné peut se phénoménaliser dans toute sa concrétude, dans l’entière articulation de sa concrescence, selon un foisonnement inachevé de parties dépendantes (intentionnellement impliquées) et qu’il faut justement tâcher de ne pas tarir, s’efforçant den suivre la trajectoire à l’infini. Encore une fois, il convient de s’aviser de ceci qu’il y a un rapport intrinsèque entre la richesse d’articulations du phénomène et sa pureté, comme si l’un était le garde-fou de l’autre.
Se pose alors le problème de l’accès à la phénoménalité, ou plutôt,6 se pose la question de sa décantation, de sa purification, voire de son intensification et, partant, de la démultiplication des éléments qui la composent. Tel est le pari husserlien que, en un sens, comme on le verra, Richir reprend à son compte dès lors qu’il s’emploie à dégager le phénomène comme rien que phénomène. Il en résultera une radicalisation de l’autonomie du phénoménologique, compris, dès lors, dans sa phénoménalisation. On comprend que la clause finale du Principe des principes se révèle comme une vraie charnière doù, certes, prend aussi son essor l’interprétation la plus courue, celle qui se gargarise de dépasser une métaphysique dont Husserl serait resté prisonnier. Il s’agit de l’interprétation qui voit dans cette clause finale une effective limitation de la phénoménalité, et qui entend y faire droit en la dépassant.
Ainsi, ledit dépassement se fait soit vers un fondement, soit, en tout cas, vers une instance autre, immanente (c’est le cas de Michel Henry) ou transcendante (c’est le cas de Jean-Luc Marion ou bien d’Emmanuel Lévinas) rompant ainsi la corrélation transcendantale, ou bien la fondant dans une
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Cest nous qui soulignons, et qui avons souligné ce à quoi on s’est référé comme la «clause finale» du Principe des principes (Husserl, 1976, 43-44). Nous citons dans le corps du texte la traduction française de Paul Ricœur: (Husserl, 1950, 78). Loriginal allemand dit: «[dass] jede originär gebende Anschauung eine Rechtsquelle der Erkenntnis sei, dass alles, was sich uns in der “Intuition” originär, (sozusagen in seiner leibhaften Wirklichkeit) darbietet, einfach hinzunehmen sei, als was es sich gibt, aber auch nur in den Schranken, in denen es sich da gibt». Quant à un exemple denfreinte de ce principe, dénonçant, par ailleurs, ce philosopher de survol, on se référera, entre autres, au § 55 de (Husserl, 1976, 120-121). Puisque on y est toujours: il y a du phénomène certes; mais il n’y a pas que du phénomène.
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sorte de natura naturans doù elle jaillirait (ce sont là les positions de Merleau-Ponty ou de Renaud Barbaras; aussi, en un sens, celles de Heidegger ou du dernier Fink; et peut-être même aussi celle du Fink de la méontique de lesprit absolu). Cette natura naturans, cette mouvance basale de la physis, constituerait une version plus liquide et originaire de la corrélation transcendantale qui irait en deçà de son irréductible dualisme.7 Dans tous ces cas, le purement phénoménologique ne serait donc qu’un moment de passage, un stade qu’il faudrait abandonner, l’épure d’instances plus graves, prétendument plus archaïques et fondamentales (mondaines ou pas) auxquelles il conviendrait de sen remettre et où l’inconsistante écume du phénoménologique pur trouverait enfin son assise ou, pour le moins, sa pertinence: Vie, Donation, Autrui, Être, Nature, Physis, Chair sont autant de noms pour ces instantes trans-phénoménales qui, justement, voient dans la clause finale du Principe des principes une limitation, et non pas un appel à décanter un fin milieu, fragile et insaisissable, dans les limites duquel se déploierait la richesse du phénoménologique pur. Ce phénoménologique pur est donc claquemuré à tout jamais, écroué par plus fort que lui.
À l’encontre de cette perspective, c’est justement dans le phénomène comme rien que phénomène, cest-à-dire au dedans des strictes limites du phénoménologique (comme rien que phénoménologique) que Richir libérera, en ce qui représente un formidable rétablissement de l’esprit de la phénoménologie (certes, parfois,8 à l’encontre de la lettre), tout un foisonnement d’articulations phénoméno-logiques,9 tout aussi bien sous la forme d’implications intentionnelles que, moyennant une radicalisation de Y autonomie du phénoménologique que nous nous devons de creuser, sous l’espèce d’implications proprement architectoniques. Ainsi, ce qui outrepasse ce milieu du phénoménologique s’avère être, précisément, ce qui induit toutes sortes de déformations et de forçages. Et c’est bien cela qui reçoit, chez Richir, le nom d’institution symbolique.10
Afin de rejoindre le milieu du (rien que) phénoménologique de façon concrète, nous nous devons, somme toute, de partir du bout opposé: celui de son forçage aperceptif, car c’est bien là, c’est à dire, dans le milieu du symbolique, que l’on baigne le plus souvent, et c’est bien depuis ce milieu certes hétérogène que le phénoménologique a des chances d’être entre-aperçu. En effet, on ne peut sen passer, les aperceptions de langue (et l’institution symbolique en général) étant, désormais, une composante fondamentale de l’un des terrains privilégiés d’attestation concrète du phénomène: celui du sens se faisant. Disons, pour expliciter notre itinéraire (aux fins de la clarté de notre exposé) que, ayant accompli une délimitation abstraite du phénoménologique pur, c’est vers le terrain concret de son attestation au sein d’un phénomène de langage que nous dirigeons nos pas. Et c’est justement pour cela qu’il nous faut faire un détour par l’institution symbolique et par les aperceptions qu’elle véhicule et qu’elle n’a de cesse d’instiller dans notre expérience.
III. DÉPASSEMENT SYMBOLIQUE ET DÉPASSEMENT PHÉNOMÉNOLOGIQUE: APPERCEPTION ET RIEN QUE PHÉNOMÈNE
L’institution symbolique est nécessaire à tout «sens se faisant». Elle peut certes, du dedans delle-même, évoluer, voire s’élaborer. Cependant, elle tire ses ressources en nouveauté du phénoménologique pur. Elle est plutôt un dépôt à partir duquel il y a lieu d’élaborer, selon des horizons symboliques
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C’est aussi, en un sens, le mouvement (de déliquescence voulue) de YIn-der-Welt-sein mené par Heidegger dans Sein und Zeit. Sur ce point, cf. l’explication lucide de Bitbol (Bitbol, 2010, 680-681).
Quoique en bien moins d’occasions que Richir lui-même ne le soutient.
C’est ce qui recevra, dans la conceptualité richirienne (ici inspirée de Kant), le nom de schématisme.
Bien entendu, nous ne voulons pas, par là, assimiler les exemples d’instances extra- ou méta-phénoménologiques récemment citées, et concernant d’autres phénoménologies, à des cas de ce que Richir nomme institution symbolique. Loin de là. L’analyse desdites instances et leur opposition au phénoménologique pur (qui, encore une fois, et tout le contraire du vide, et du formel) husserlien (ou richirien) devrait faire l’objet d’autres débats. Si on se porte, à présent, sur l’institution symbolique, c’est tout simplement parce que, chez Richir, c’est bien ce qui fait figure d’extra-phénoménologique. Cela nous permettra, ensuite, de cerner, a contrario, ce que Richir entend concrètement par rien que phénomène.
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qui tirent leur vivacité de se trouver en coalescence avec le phénoménologique. Ainsi, l’institution symbolique représente l'ordre du déjà fait, mieux dit, l'ordre du reconnaissable, la ressource aperceptive en identités (dont la nôtre) qui, à tout moment, nous permet de nous y retrouver.
L’institution symbolique est donc constituée, pour l’essentiel, de ce que Husserl nommait Stiftungen et Urstiftungen. Ce qui est proprement institué (gestiftet) revêt la forme d’une aperception eu égard à une multiplicité ou indéterminité phénoménologique qui, certes, la déborde. Or, à bien y réfléchir, et gardant à l’esprit ce que nous avions abordé dans la section précédente, la spécificité du symbolique n’est pas dans le fait de se voir débordé par le phénoménologique, mais bien plus dans le fait de gérer ce débordement par un outre-passement non phénoménologique du phénoménologique. C’est bien cela qui, justement, était explicitement interdit par la clause finale du Principe des principes.
La question, au demeurant, n’est pas tant celle du débordement, mais bien plus celle du lieu où (et vers lequel) il se produit. Ainsi, l’expérience, aux prises avec un sens à faire, peut se trouver débordée dans les limites du phénoménologique lui-même, selon un déphasage intrinsèque au phénoménologique. En revanche, le symbolique gère le foisonnement phénoménologique justement en abandonnant le strict plan du phénoménologique, voire en l’outrepassant symboliquement à l’aide de tout un système de forçages aperceptifs relativement extrinsèques au champ phénoménologique. Ainsi, elle déborde symboliquement le phénoménologique dans le sens d’un enchâssement - toujours simplificateur - amenant l’indétermination phénoménologique à un encadrement selon un type aperceptif qui promeut une reconnaissance et, partant, la possibilité de se repérer dans le champ de l’expérience (et, partant, dans ce que l’expérience a de phénoménologique).
Bien entendu, notre expérience tend à ce genre de débordements symboliques du phénoménologique. Et c’est bien cela qui est magistralement repéré dans l’énoncé du Principe des principes. Comme nous l’avons signalé, le plus difficile est, justement, de se tenir au dedans des limites phénoménologiques imposées par l’intuition. Paradoxalement, c’est la stricte observance des limites imposées par la clause finale du Principe des principes qui promet la plus grande illimitation, la version la plus concrète (la plus phénoménologique, la plus à même l’expérience) de l’illimité. En d’autres termes, c’est à condition de se tenir au dedans de telles limites que lon souvre, justement, à un débordement concret, à un déphasage en phase avec le phénoménologique. La difficulté de s’y tenir est due, en grande partie, à la connivence, voire à la collusion, entre aperception et auto-aperception, et c’est bien cela qui rend la réduction (du symbolique) au phénoménologique tellement ardue: il y va, aussi, de nous, et que c’est aux risques et périls du soi, du bien arrêté de son identité, que le phénoménologique est libéré. Bien entendu, ce n’est que moyennant une réflexion sobre que lon peut, par après, remarquer à quel point une identité trop arrimée (au ciment du symbolique) peut s’avérer mortifère.
Ainsi, tout l’effort de Richir consiste à retrouver, sous cette maille aperceptive, le phénomène comme rien que phénomène, c’est-à-dire, exempt d’aperceptions, ce qui ne veut pas forcément dire exempt de «sens», et d’un sens à faire qui sera - verra-t-on - entre-aperçu. Ce n’est qu’ainsi qu’il est possible de retrouver, sur le vif, le fonctionnement même des aperceptions. Grosso modo, l’analyse phénoménologique est, en ce sens, indissociable de l’analyse des institutions symboliques, tout comme le faire du sens est indissociable d’un certain recours au symbolique. Pour parler avec plus de précision, c’est moyennant l’épreuve du phénomène comme rien que phénomène que lon prend conscience des recouvrements aperceptifs. Seule s’offre ainsi à nous la possibilité d’une vraie ré(con)duction architectonique des divers strates aperceptives, les aperceptions qui y siègent nous apparaissant dès lors comme questionnables, comme contingentes et issues d’un «hiatus» par rapport au phénoménologique. Or cette distance de la subjectivité par rapport à l’institué (qui
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permet den entreprendre l’analyse) est strictement coextensive de la distance du rien du rien-que-phénomène eu égard à toute aperception.
Face à ce dépassement par rapport au phénoménologique que met en œuvre le symbolique (et qui est dépassement de survol), nous nous devons de faire retour à cette autre possibilité de l’expérience qui serait celle d’un dépassement concret de la pensée par le phénoménologique quand celle-ci se surprend aux prises avec un sens en train de se faire dont elle n’essaierait pas, d’emblée, la totalisation symbolique, voire l’arraisonnement signifiant. Certes, la pratique de la phénoménologie prétend avoir trait au phénomène compris comme Sache, comme concrétude. Or cette concrétude nest jamais donnée complètement, elle nest jamais devant la conscience, comme si celle-ci pouvait en faire le tour. La conscience se trouve toujours prise de court par rapport au phénomène. Le phénomène est ce qui, s’annonçant auprès de la conscience, finit peu ou prou par sen exempter. Néanmoins, cette exemption nest pas celle d’un dépassement massif.11 Autrement, il n’y aurait même pas de phénomène à constater. C’est un dépassement concret par où, justement, la conscience est à même de se sentir dépassée. Dépassée non seulement par rapport au phénomène, mais aussi par rapport à elle-même.
En effet, ces deux dépassements (i.e. le dépassement phénoménologique d’un côté, et le dépassement ontologique, objectal, voire symbolique de l’autre) ne sont pas du même genre ; ils ne sont même pas coextensifs, comme si le second venait relayer le premier. Disons que le fait que la conscience aille plus vite et plus lentement quelle-même, quelle n’arrive pas à se rejoindre, atteste la transcendance de monde des phénomènes, et atteste, tout aussi bien, que cette transcendance relève de leur pure phénoménalité, c’est-à-dire, des phénomènes comme rien que phénomènes. Autrement dit: faire l’épreuve, à même la conscience, de cette transcendance - attestée dans une phase de présence d’un sens en train de se faire - atteste tout aussi bien qu’une telle transcendance nest pas redevable d’un quelconque surplus ontologique de la part du phénomène, mais d’une transcendance fondamentale inscrite dans sa seule phénoménalité.* Il 12 Contrairement à l’imposition massive d’objets mondains ou de significations toutes faites, l’irruption du phénomène est, du moins pour une part, en phase avec la conscience.
Tout bien réfléchi, l’insaisissabilité du phénomène se laisse pour une part comprendre comme l’insaisissabilité de la conscience par rapport à elle-même. Le phénomène révèle à la conscience cette partie d’elle-même insoupçonnée et sur laquelle elle n’a pas encore de prise. Part inopinée par rapport à laquelle elle a et aura toujours encore à se rattraper. Part échappée, certes, mais non aliénée.13 Elle contribue de la sorte, c’est à dire, par un déphasage qui, côtoyant les abîmes de la différence, ne bascule pas en simple sécession, au faire du sens: ce déphasage intrinsèque, fait, précisément, la vivacité du sens se faisant. Essayons donc d’approcher cette autre modalité du dépassement qui, observant, quant à elle, la clause finale du Principe des principes, dessine des rapports tout à fait particuliers entre l’expérience ou la pensée (non surplombante, non haussée au ciel du symbolique) et le phénomène. En effet, l’expérience du sens se faisant en est, comme on le verra, le lieu privilégié.
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Ce qui est certes le cas du trauma. Ça ne lest pourtant pas de l’expérience du sublime. Richir constate qu’il y va là du seul phénomène d’excès qui, même à dépasser massivement la subjectivité, n’est pas traumatique. Son excès se traduit par une Spaltung dynamique, une incitation à faire du sens, à phénoménaliser.
Autrement dit, une transcendance proprement «transcendantale», c’est-à-dire, transcendantale-phénoménologique.
Il convient de signaler que ce tout dernier ajout dans notre texte vise à distinguer d’un côté une non présence contribuant
au sens et, de l’autre, une absence relevant de l’inconscient (symbolique), dont l’une des origines pourrait être le trauma, et dont la matrice est la structure de l’imagination (sans que, bien entendu, la seule Stiftung de l’imagination en soi la raison suffisante). L’imagination pourvoie une structure permettant à une absence en sécession d’être Fungierend. Or cette absence n’est pas à confondre avec celle des phénomènes de monde, et, corrélativement, avec celle de la conscience à elle-même. Celle-ci contribue au faire du sens, celle-là l’entrave et induit ce que Richir appelle des «lacunes en phénoménalité».
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IV. PHÉNOMÈNE ET PHÉNOMÉNALISATION: L’IRRÉDUCTIBILITÉ ARCHITECTONIQUE
DE L’INDÉTERMINITÉ CONCRÈTE
Tentons de cerner de plus près le mouvement de phénoménalisation du phénomène (la dynamique de la réflexivité du phénomène), également compris comme clignotement phénoménologique. Reprenons donc à nouveau, pour en essayer des formulations plus précises, cette double polarité (relativement institué d’un côté, sauvage de l’autre) de tout phénomène concret (ou se concrétisant) comme relativement institué d’un côté, et sauvage de l’autre. Double polarité subie à même le processus de sa phénoménalisation. Faisons appel à un passage de Richir où il s’explique quant à son idée de la phénoménologie:
Elle [la phénoménologie] est pour nous intrinsèquement liée à la phénoménalisation, c’est-à-dire au clignotement phénoménologique, dont nous trouvons la place, chez Merleau-Ponty, chaque fois qu’il parle de «bougé» ou de «tremblé», mais qui est déjà chez Husserl dans l’insaisissabilité du «vécu» - que les analyses ne déterminent jamais, finalement, que de manière provisoire, entre la finité de l’intuition, qui est toujours déjà aperception (même si les types en sont différenciés) et l’infinité de leurs implications en flux (Richir, 1998, 8).
D’un côté il y a bien phénomène, annonce et «présence» de quelque chose qui fait sens et qui se donne comme n’étant pas la conscience, comme ayant un sens, un temps et un espace à lui. Du phénomène il y a pourtant «intuition». «Intuition» effectuée dans et par une conscience finie: le sens du phénomène est d’emblée mesuré, pour le dire ainsi, à l’aune de la finitude de la conscience et taillé de proche en proche selon des aperceptions où résonnent désormais d’autres constitutions, d’autres sens institués. L’aperception, cependant, même si sujette à toute espèce de calibrages ultérieurs et réajustements, se fait toujours de façon brutale, instantanée, «tranchante». Aux prises avec le phénomène, croyant y reconnaître quelque chose, elle tranche car elle ne peut que trancher - cest l’apanage de notre finitude coordonnée à la logique aperceptive -, incapable quelle est - incapables que nous sommes - d’épouser le rythme propre du phénomène.
De l’autre, l’intuition est dépassée, du dedans de son échelle (toujours humaine trop humaine pourrions-nous dire), par le phénomène dont il y a, pourtant, intuition, mais intuition placée sous l’égide d’une aperception, soumise à son socle. L’échelle de notre présence (et des présences que nous sommes capables de phénoménaliser) est l’échelle de ce à quoi on peut «assister», présences de sens que l’on peut suivre dans l’entièreté de leur mouvement, puis rassembler, totaliser dans un même espace-temps. Or l’échelle du phénomène nest justement pas (à) notre échelle.14 Pour autant qu’il en soit ainsi, pour autant qu’il y ait recouvrement (et franc danger de métonymie) le phénomène est aperceptivement intuitionné comme «phénomène de». Il est, justement, déformé en tant que rien que phénomène, ontologiquement grevé, lesté d’une identité ou d’une identification par le truchement d’une «Als-Struktur». L’échelle de notre intuition, ou lespace-temps que nous sommes à même d’habiliter - en fait d’accueil de sens - se trouvent, pour une large part, dépassés, voire mis à mal par le phénomène, sans quoi il n’y aurait pas de phénomène mais des sortes de simulacres subjectifs de supposées altérités toujours déjà maîtrisées, dans le meilleur des cas selon une sorte d’obscène ventriloquie, de dramatique apprêtée par ce qui, en dernier ressort, ne serait qu’une feinte de phénoménalisation ne mettant jamais vraiment en branle les limites de ce qu’une conscience est à même d’assumer, denlacer.15
14 Et pourtant on y a, quelque part, accès: on y est et on en est. On en est, pour utiliser le terme de Henri Maldiney repris par Richir, transpassibles. Transpassibles au transpossible qu’est le phénomène lui-même. On y viendra à l’instant.
15 Il ne nous a pas paru approprié d’introduire les concepts de tautologie symbolique et de simulacre ontologique, ce qui nous aurait par trop arrêtés, car cela aurait requis une prise en compte du contexte et de la problématique auxquels ces concepts ressortent. Il en va ainsi d’autres concepts que l’on n’abordera que plus tard.
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En revanche, une vraie phénoménalisation est, pour une part, une phénoménalisation jamais achevée. Cet inachèvement peut également prendre la figure de l’insaisissable, du trop vite achevé (en un autre sens), comme si le degré d’éveil dont une subjectivité était capable se trouvait dans l’impossibilité de retracer le mouvement subit d’une phénoménalisation trop rapide (pour une sensibilité, la nôtre, arrivant toujours trop tard). C’est dire qu’il y a des phénoménalisations qui, trop subites, ne peuvent pas être suivies, épousées, et d’autres, trop lentes pour que lon puisse percevoir leur mouvance souterraine. Ce sont là autant de contrepoints aux rythmes de battement dont est capable notre présence, nos échelles d’assistance. L’expérience est là confrontée à un problème d’échelle. Ce passage, fort évocateur, de Richir, nous ménagera un transition vers le concept qu’il s’agira, à présent, d’élucider: celui de phase de présence:
Tous ces termes sont l’indication, nominalisante dans la langue de la philosophie, de problèmes «à résoudre», et qui, en un sens, ne seront jamais «résolus», parce que, en un autre sens, leur «résolution» demande du temps, et du temps selon plusieurs rythmes à la fois, dont certains, excessivement rapides, passent le plus souvent inaperçus, et dont d’autres, excessivement lents, demanderaient sans doute une durée de vie excédant largement la durée de la vie humaine (Richir, 1992, 379).16
V. TRANSPASSIBILITÉ DE LA PHASE DE PRÉSENCE ET LABILITÉ DU TRANSCENDANTAL
En effet, nous nous devons d’aborder cette charnière du transcendantal quest le concept clef de phase de présence d’un phénomène de langage. Nous savons que, au-delà de l’intuition - aperceptive -du phénomène, le sens se trouve toujours en passe d’être «complété», ou du moins constamment réorienté (rétroactivement) sous forme d’implications intentionnelles. C’est, pour le dire ainsi, comme s’il continuait de se faire sans nous, ou du moins sans notre assistance explicite. Ainsi, les concrétudes qui constellent le sens du phénomène s’étendent au-delà de ce qui est présent à la conscience et qui justement correspond à sa phase de présence. D’ailleurs, il y a phénoménalisation dans la mesure où le phénomène, dans son irruption spatialisante et temporalisante, n’a pas d’emblée son centre de gravité au-dedans des limites de la phase de présence sans quoi il n’y aurait pas d’effort de phénoménalisation, et celle-ci, comme nous l’avons déjà signalé, ne serait même pas remarquée: une ergonomie trop parfaite, affranchie de toute résistance, exempte de tout frottement, finirait par devenir invisible.
Or il vient que les limites de la phase de présence sont essentiellement instables: en effet, elle n’a pas, d’elle-même, une limite assignée ou assignable. Elle nest certes pas infinie. Bien au contraire, elle demeure essentiellement finie, mais au sens où, comme le signale Richir à maintes reprises, la vraie finitude consiste justement dans l’indéfinition entre le fini et l’infini. Que la finitude de la phase de présence ne soit pas, a priori, assignable, signifie, en même temps, que sa finitude est indéfinie, tout comme lest (indéfinie) son infinitude. Autrement dit, et tout paradoxal que cela paraisse: notre finitude phénoménologique tient à ce qu’il est faux de dire que nous ne soyons absolument pas infinis... nous y avons une certaine part. Désormais, nous ne sommes pas complètement non-infinis. Aussi, l’indéfinition de la finitude de la «phase de présence» de la conscience correspond à l’indéfinition de * Il
16 Citons, en complément, cet autre passage, tout aussi saisissant, tiré d’un article de Marc Richir abordant ces mêmes questions: «Du point de vue des concrétudes phénoménologiques, préparés que nous sommes à ne plus concevoir le vivre comme vivre de quelque chose d’actuellement présent, nous commençons à comprendre que nous ne vivons jamais sur un seul “plan” à la fois, ni selon la structure matricielle uniforme de la temporalité, quelle soit husserlienne ou heideggérienne.
Il y a toujours, en nous, à la fois de l’enfance, de l’adolescence, de l’adulte et du vieillard - certes, pour le dire vite et grossièrement, diversement “dosés” -; notre “vivre” plonge toujours, de manière extrêmement subtile car différenciée de façon prodigieusement complexe, dans divers styles ou diverses figures de l’absence - et pas seulement par le souvenir ou le rêve éveillé qui anticipe -, et nous sommes toujours, multiplement, traversés par divers rythmes de temporalisations, le plus souvent inaccomplis, les uns très lents, et les autres très rapides» (Richir,1994, 346).
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son degré de coalescence avec le phénomène lui-même, avec l’infini du sens: jusqu’où la conscience est-elle à même de suivre un sens à faire? Voilà qui reste, justement, indéfini et inassignable. Nous tenons là une perpétuelle matrice de surprise de la conscience non seulement par rapport aux phénomènes, mais aussi, et plus fondamentalement, par rapport à elle-même. En d’autres termes: on ne saurait dire à l’avance de quoi elle est capable. C’est ainsi qu’il nous arrive de nous surprendre à avoir inopinément accès à tel ou tel phénomène, à telles ou telles constellations de sens auprès desquelles jamais nous n’aurions soupçonné pouvoir siéger, fût-ce par intermittence.
C’est justement dans les parages (en équilibre métastable) d’un sens in fieri que nous pouvons cueillir la signification profonde de la transpassibilité aux transpossibles, que Richir reprend de Maldiney (Maldiney, 2007, 263-308), et qui s’atteste de façon insigne dans l’expérience de l’intersubjectivité.17 Toute «Einfühlung» réussie, vivace, comporte, nécessairement, une part de transpossibilité (qui requiert une transpassibilité de la part de la phase de présence accueillant le transpossible). L’expérience effective de l’Einfühlung est effectivement non monnayable en imagination: cette part transpossible n’aurait jamais pu être prévue, représentifiée à l’avance. Transpassible au transpossible, la phase de présence ouvre, de par son indétermination, sur un faire du sens qui, pour le dire ainsi, nous prend à partie par l’intermédiaire d’autrui. Qui plus est, il s’agit ici d’un faire du sens qui nécessite le concours d’autrui; un sens qui, partant, nous aurait été inaccessible à nous seuls.
La foncière indéfinition de la phase de présence revêt d’énorme conséquences philosophiques, notamment en contraste avec tout réalisme naïf (d’un côté) et tout idéalisme absolu, voire même, tout transcendantalisme figé ou réifié (de l’autre). À bien y réfléchir, l’indéfinition de la phase de présence déleste le phénomène de toute tare transcendantale figée et définitive que la subjectivité pourrait lui imposer: le phénomène n’est pas sans sujet, mais le sujet ne sait pas ce qu’il est; et partant ne sait pas ce qu’il sait, saura, ou sera à même de savoir quant au phénomène. Si le phénomène lest toujours pour une subjectivité, il ne se règle pas pour autant sur une quelconque cadence imposée par une conscience. Cela n’entraîne pourtant pas une rechute dans un réalisme naïf où la conscience ne serait que le réceptacle inerte de toute réalité, externe et toute faite. En termes phénoménologiques, ce tout dernier cas de figure relèverait, précisément, du trauma.18
Tout se joue, en fin de compte, dans la labilité de la «phase de présence» d’un phénomène et/ ou d’une conscience. C’est par l’entremise du concept de «phase de présence» qu’il nous est donné de penser le dépassement concret d’une subjectivité par un phénomène. Il faut s’efforcer de penser ce dépassement comme dépassement vécu, c’est à dire, du dedans de la conscience ou, si l’on veut, du dedans de cette mystérieuse coalescence entre la conscience et le phénoménologique: celle que délimitait soigneusement la clause finale du Principe des principes. Notons donc que la «phase de présence» d’une conscience eu égard à un phénomène a ceci de particulier quelle peut, à la faveur du phénomène, se dépasser elle-même, se devancer un tant soit peu, selon cette capacité, propre à l’humain, qui est de ne pas adhérer entièrement à soi, ou de cesser - pour parler dans les termes que l’on met en jeu à présent - d’être sa propre «phase de présence», de coïncider avec soi, pour se transmuer (pour une part et par intermittence) en «phase de présence» d’un sens.19 Ce sens qui, de lui-même, ne nous requiert pas; il reste, pour le dire ainsi, dans son quant-à-soi; il est, en lui-même, indifférent à nous: c’est la marque de son archaïsme, de sa sauvagerie et, somme toute, de son inhumanité. Cette transmutation de la phase de présence se fait espace par à coups, en clignotement, et ce, fût-ce en butte (voire aux dépens) des repères (symboliques) à l’aune desquels la conscience se reconnaît.
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Mais aussi, bien entendu, dans lexpérience d’un sens se faisant. Lœuvre récente de Guy van Kerckhoven joue sur cette communauté et sur la profondeur sémantique du terme de la rencontre. Cf. van Kerckhoven (Kerckhoven, 2012; Kerckhoven, 2014).
Pour une étude poussée de cette question, on se référera à l’article suivant, d’imminente parution: Mesnil (Mesnil, 2015). S’absentant, ne serait-ce qu’un instant, d’elle-même, pour demeurer auprès du phénomène.
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VI. RÉFLEXIVITÉ DU PHÉNOMÈNE ET AUTONOMISATION DU CLIGNOTEMENT
On remarque quon a affaire à un phénomène dès lors qu’il ne nous est approchable que par l’entremise d’un battement entre la présence et l’absence, entre l’intuition finie, bien cernée (moyennant une aperception), et l’éparpillement. Ce mouvement par où lon découvre quon a affaire à un phénomène, Marc Richir l’appelle «clignotement phénoménologique». Le phénomène ne nous est donné que sous l’espèce d’un clignotement entre la présence et l’absence, ce clignotement constituant «le schème» fondamental de la phénoménalisation. Autrement dit: la concrétude du phénomène s’atteste dans et par le processus de sa phénoménalisation comme phénoménalisation à lui, c’est-à-dire, comme phénoménalisation (à lui) malgré nous. C’est d’ailleurs pourquoi, à plusieurs reprises, notamment dans Méditations Phénoménologiques (Richir, 1992), Marc Richir insiste, en créant un néologisme à l’adresse, mais aussi à l’encontre de Heidegger, sur la Jeseinigkeit du phénomène, accueillie et à la fois menacée20 par la Jemeinigkeit de la subjectivité.
Que la Jeseinigkeit du phénomène doive composer, s’accorder, se faire espace de et dans la Jemeinigkeit de la subjectivité pour qui il y ait phénomène à phénoménaliser, c’est-à-dire, sens à faire, voilà qui nous fournit une caractéristique fondamentale du phénomène entendu comme processus de phénoménalisation: sa réflexivité. Qu’est-ce à dire et que faut-il entendre par là? Qu’est-ce donc que la «réflexivité» du phénomène? Commencer à répondre à la question, c’est s’aviser du fait que le phénomène est à distance de lui-même et en chemin vers lui-même, et ce à la fois (et bien que cela puisse paraître paradoxal) par le truchement de la subjectivité (et malgré lui). C’est ce revirement constant vers lui-même, contrant nos prises sur lui, qui fait la réflexivité du phénomène, or - et c’est ce qu’il s’agit de comprendre - cette réflexivité du phénomène se fait dans et par la subjectivité, elle se fait dans le milieu de l’expérience et en constitue, justement, la part éminemment phénoménologique. Ainsi, la subjectivité, la pensée, l’expérience se trouvent donc, pour une part, prises à partie, mises à contribution par la phénoménalisation du phénomène.
La réflexivité inhérente au phénomène a pour conséquence ontologique fondamentale le fait que le phénomène concret ne soit jamais donné si ce n’est en clignotement, dans et par sa phénoménalisation. Tout cela engage, inévitablement, une révision en profondeur du sens du questionnement phénoménologique. Questionnement que Marc Richir laisse poindre dans le propos suivant, engageant une confrontation avec d’autres vues issues de la tradition phénoménologique. Le commentaire de ce passage nous permettra de reprendre de façon systématique, et en guise de conclusion, les points capitaux de notre exposé :
Contrairement à ce qu’a encore cru Heidegger dans une fantastique réduction de la question phénoménologique (en fait: réduction aristotélisante), cette dernière nest pas celle de l’apparaître comme tel, ni celle de l’apparaître de l’apparaissant, mais celle, précisément, de ce qui, phénomène insaisissable comme tel, se met à trembler ou à bouger, à clignoter comme les étoiles du ciel, entre l’apparition et la disparition, en s’autonomisant par là pour lui-même, au sein d’une réflexivité propre, sans concept, où il ne renvoie qu’à lui-même et qu’en lui-même, comme en les lambeaux de sa phénoménalité, faisant s’évanouir les termes (les aperceptions) qui nous ont, le plus souvent, permis d’y accéder (Richir, 1998, 8).
À lire entre les lignes, on apprend ce vers quoi le travail de phénoménalisation devrait tendre à l’intérieur de la phénoménalisation elle-même. Autrement dit, le texte nous indique, du moins formellement, de quel type serait la phénoménalisation qui approcherait le plus le phénomène,
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Menacée pour autant qu’elle peut, à tout moment, se muer en simulacre ontologique.
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ou, si lon veut, à quelle enseigne on reconnaîtrait la phénoménalisation à l’initiative de laquelle se trouverait le phénomène, et non pas nos propres concepts, paroles, aperceptions (et autres distorsions du rythme phénoménologique de phénoménalisation). Il s’agit de ce moment structurel tout à fait remarquable, voire vertigineux, où le clignotement phénoménologique nest plus induit par un quelconque forçage conceptuel (nécessaire, par ailleurs, à toute approche) mais s’autonomise «au sein d’une réflexivité propre sans concept». Le phénomène, tout insaisissable qu’il soit, clignote enfin, à un moment de sa phénoménalisation, à partir de lui-même, devenant à lui-même son propre centre. Cette autonomisation du clignotement est la comparution limpide et directe,21 quoique fuyante, de sa ratio introuvable, du centre de gravité de sa concrescence, absconse et néanmoins ressentie dans sa consistance. Cette «consistance» est celle d’un rien qui nest pourtant pas un néant; qui nen est pas un pour autant que ce mouvement de clignotement entre l’apparition et la disparition est justement passible d’autonomisation.
La phénoménalisation du phénomène accède ici à un stade qualitativement distinct. Le processus de phénoménalisation passe un cap dès lors que le clignotement est reconnu ou aperçu comme autonome, ou en voie d’autonomisation selon une cohésion toute à lui.22 Cette autonomisation est l’ultime attestation (directe et non pas par contrecoup) du fait que, une fois atteint un certain stade du processus de phénoménalisation, c’est bien le phénomène qui est à la pointe du clignotement; également du fait que le clignotement lest bien du phénomène. Autrement dit: cette autonomisation (au fond phénoménologiquement indiscernable d’une imminence d’autonomisation) révèle, en fin de compte, que c’était bien un phénomène comme rien que phénomène qui résistait et déjouait nos prises aperceptives (humaines trop humaines) sur lui, et qui minait du dedans nos aperceptions, leur subtilisant une part de leur supposé arrimage réel, creusant ainsi de plus belle l’intarissable porte-à-faux entre le symbolique et le phénoménologique. Cette autonomisation, ressentie comme le vertige de l’imminence d’un monde sans nous, est bien la marque de notre déprise ou non prise sur l’essentiel du rythme du clignotement lui-même, et ce bien que nulle phénoménalisation ne soit pensable sans sujet. Cest là toute la difficulté de cet «au-delà du renversement copernicien» que la phénoménologie se doit de décanter.
L’irruption de ce moment d’autonomisation du clignotement rend caduques les concepts par lesquels nous tentions d’approcher le phénomène. Cest comme s’il y avait eu une relève des porte-à-faux en direction du plus fin et du plus subtil, mais, surtout, en direction du proprement produit et galvanisé par le phénomène lui-même; en direction, somme toute, d’un clignotement - avions nous signalé - en cours d’autonomisation. Les aperceptions ayant lancé l’entame première de la phénoménalisation du phénomène, se trouvent, désormais, frappées de caducité, «évanouies» - nous dit Richir - au profit d’un clignotement plus frais, œuvrant à la phénoménalisation selon une fréquence autre, davantage commandée (cest là le moment d’autonomisation du clignotement, indiscernable de son imminence) par le phénomène lui-même. Cette évanescence ou caducité n’est pas sans rappeler le mouvement du zigzag phénoménologique décrit par Husserl. Or, ici, le zigzag lui-même est intégré dans le mouvement même de phénoménalisation, et ce dans la mesure où la pensée s’y trouve elle-même prise à partie: voilà ce qu’une pratique hyperbolique de la phénoménologie rendant au phénomène ses lettres de noblesse ne pouvait qu’entraîner.
21 C’est-à-dire, apparaissant par une voie autre que celle du contrecoup instigué par les aperceptions. En effet, il y va d’une
comparution directe, non induite, en premier terme, par les forçages symboliques.
22 Cest, en un sens, le lieu de ce que Richir, dès les années 70, appelait «l’au-delà du renversement copernicien». C’est bien, comme nous l’avions avancé au tout début de cet article, ce qu’il s’agit de creuser en phénoménologie dès lors que l’autonomie du phénoménologique est pensée dans toute sa radicalité. Or, il faut veiller à ce que cet au-delà ne se transforme pas en un en-deçà du renversement copernicien, dans ce qui serait en une retombée dans une quelconque modalité de réalisme naïf.
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VII. CONCLUSION: HYPERBOLE ET PRISE À PARTIE DU SUJET PHÉNOMÉNOLOGISANT.
LAU-DELÀ DU RENVERSEMENT COPERNICIEN
Insistons, pour conclure, et fût-ce de façon schématique, sur la différence qu’il y a entre un régime hyperbolique de la pensée, propre à une phénoménologie non standard, et le genre d’indétermination (que lon ne dirait pas hyperbolique) auquel est confrontée une phénoménologique standard. En régime de phénoménologie standard, le tout du phénomène nous échappe, certes, dans la mesure où il se concrétise à l’infini, au gré de multiples implications intentionnelles (constituant, grosso modo, les horizons internes et externes du phénomène).
Or, l’indétermination amenée par Yépochè hyperbolique mise en place par Richir est d’un tout autre genre. En un sens, elle met en branle la phase de présence elle-même. Elle suspend, pour ainsi dire, sa prétendue centralité comme supposé lieu matriciel à partir duquel afflueraient, de proche en proche, les différentes implications intentionnelles. Aussi, l’hyperbole est non seulement un doute quant à l’indéterminité et incomplétude d’une phase de présence donnée, mais bien plus un doute quant à sa per-tinence comme vortex de l’une ou l’autre concrescence. Lépochè hyperbolique instille un doute d’une nouvelle espèce, et dont une formulation possible serait: et si la part de phénoménalité recoupée par la phase de présence n’était, eu égard au phénomène, c’est-à-dire, au tout concret en concrescence, qu’une épure périphérique, inessentielle au pli par où et autour duquel le phénomène se réfléchit? Et si, finalement, notre phase de présence n’était effectivement en phase qu’avec une bribe du phénomène, d’un phénomène dont la phénoménalisation serait commandée depuis un centre de gravité placé tout ailleurs, bien au-delà de notre phase de présence? Notre phase de présence serait donc prise à partie à son insu. Cependant, il nen reste pas moins que cest toujours depuis une phase de présence, toute inessentielle quelle soit (jamais on ne le saura), que lon accède, tant bien que mal, au phénomène: voilà pourquoi, s’il y a certes une coalescence entre Yépochè hyperbolique et l’au-delà du renversement copernicien, cet au-delà ne saurait représenter une retombée dans un en-deçà pré-copernicien: tout décentrement est jaugé depuis une phase de présence. Aussi celui qui, hyperboliquement, concerne la phase de présence elle-même.
Il s’agira, dès lors, de penser à fond ce que suppose et pour la subjectivité et pour le projet transcendantal, la possibilité, inopinée, d’une subite autonomisation du clignotement, donc du processus de phénoménalisation lui-même. Comment ne pas reculer face au vertige de s’y voir, pour une part indéterminée et indéterminable, pris à partie? Mais comment penser, comment phénoménologiser, à partir de là? Ce nest qu’ainsi que souvre à nous la tâche d’une phénoménologie non standard remplaçant l’eidétique par une architectonique des registres de phénoménalisation. En effet, l’au-delà du renversement copernicien prend la forme d’un vivre multistratifié au sein duquel le sujet phénoménologisant ne peut plus survoler, indemne, les divers registres de phénoménalisation sans s’y voir, tour à tour, pris à partie et, fût-ce à son corps défendant, mis à contribution de phénoménalisations multiples qui le dépassent.
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