Научная статья на тему 'The phenomenon and the transcendental (Jean-Luc Marion, Marc Richir, and the issue of phenomenalization)'

The phenomenon and the transcendental (Jean-Luc Marion, Marc Richir, and the issue of phenomenalization) Текст научной статьи по специальности «Языкознание и литературоведение»

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Ключевые слова
Трансцендентальная феноменология / феноменальность / Ришир / Марион / TRANSCENDANTAL PHENOMENOLOGY / PHENOMENALITY / RICHIR / MARION

Аннотация научной статьи по языкознанию и литературоведению, автор научной работы — Forestier Florian

После исследования положения понятия феномена в феноменологии Гуссерля и цели последовавших попыток реформировать, де-формализовать и расширить его, мы показываем трудности метода, который, следуя примеру феноменологии Жан-Люка Мариона, стремится присоединить феномен напрямую к откровению/раскрытию внешнего. Мы утверждаем, что в противоположность этому, феноменология Марка Ришира, стремящаяся к схватыванию феномена как ничего-кроме-феномена, более приспособлена к тому, чтобы схватить «значение» феноменологического, и таким образом помогать нам ориентироваться в области проблем, с которыми феноменология встречается, будучи не всегда готовой с ними разобраться. И все же это расширение феноменологической сферы не охватывает все: могут быть определенные проблемы, требующие феноменологию без феномена, но значение этого не может быть определено до полного пересмотра трансцендентальной феноменологии.

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After reviewing the status of the concept of the phenomenon in Husserl’s phenomenology and the aim of successive attempts to reform, de-formalize, and to widen it, we show the difficulties of a method that, following the example of Jean-Luc marion’s phenomenology, intends to connect the phenomenon directly to the revelation of an exteriority. We argue that, on the contrary, marc Richir’s phenomenology, which strives to grasp the phenomenon as nothing-but-phenomenon, is more likely to capture the«meaning» of the phenomenological, and hence to help us orient in the field of problems that phenomenology encounters without always knowing how to tackle them. Yet, this extension of the phenomenon’s domain does not thereby encompass everything: there may well be certain issues that require a phenomenology without phenomenon but the meaning of this cannot be determined before the complete reenvisioning of transcendental phenomenology.

Текст научной работы на тему «The phenomenon and the transcendental (Jean-Luc Marion, Marc Richir, and the issue of phenomenalization)»

HORIZON 2 (2) 2013 : 1. Research : F. Forestier : p. 17-37

феноменологические исследования • Studien zur Phänomenologie • studies in phenomenology • études phénoménologiques

florian forestier *

LE PHÉNOMÈNE ET LE TRANSCENDANTAL (JEAN-LUC MARION, MARC RICHIR ET LA QUESTION DE LA PHÉNOMÉNALISATION)**

The phenomenon and the transcendental (Jean-Luc Marion, Marc Richir, and the issue of phe-

NOMENALIZATION)***

After reviewing the status of the concept of the phenomenon in Husserl’s phenomenology and the aim of successive attempts to reform, de-formalize, and to widen it, we show the difficulties of a method that, following the example of Jean-Luc Marion’s phenomenology, intends to connect the phenomenon directly to the revelation of an exteriority. We argue that, on the contrary, Marc Richir’s phenomenology, which strives to grasp the phenomenon as nothing-but-phenomenon, is more likely to capture the «meaning» of the phenomenological, and hence to help us orient in the field of problems that phenomenology encounters without always knowing how to tackle them. Yet, this extension of the phenomenon’s domain does not thereby encompass everything: there may well be certain issues that require a phenomenology without phenomenon; but the meaning of this cannot be determined before the complete reenvisioning of transcendental phenomenology.

Key words: Transcendantal phenomenology, phenomenality, Richir, Marion.

Феномен и трансцендентальное (Жан-Люк Марион, Марк Ришир и проблема ФЕномЕнолизАции) После исследования положения понятия феномена в феноменологии Гуссерля и цели последовавших попыток реформировать, де-формализовать и расширить его, мы показываем трудности метода, который, следуя примеру феноменологии Жан-Люка Мариона, стремится присоединить феномен напрямую к откровению/раскрытию внешнего. Мы утверждаем, что в противполож-ность этому, феноменология Марка Ришира, стремящаяся к схватыванию феномена как ниче-го-кроме-феномена, более приспособлена к тому, чтобы схватить «значение» феноменологического, и таким образом помогать нам ориентироваться в области проблем, с которыми феноменология встречается, будучи не всегда готовой с ними разобраться. И все же это расширение феноменологической сферы не охватывает все: могут быть определенные проблемы, требующие феноменологию без феномена, но значение этого не может быть определено до полного пересмотра трансцендентальной феноменологии.

Ключевые слова: Трансцендентальная феноменология, феноменальность, Ришир, Марион.

* Forestier Florian — doctor of philosophy of the Université Paris IV-Sorbonne.

Форестье Флориан — доктор философии (PhD) университета Тулузы.

(И) florianforestier@hotmail.com

** Je remercie Anne Coignard pour sa relecture.

*** Previously published as: The phenomenon and the transcendental: Jean-Luc Marion, Marc Richir, and the issue of phenomenalization // Continental Philosophy Review. September 2012, Volume 45, Issue 3. P. 381402.

© Флориан Форестьер, 2013

Sous l’impulsion notamment de Levinas et Michel Henry, mais aussi en dialogue avec les réflexions du second Heidegger ou, plus tard, de Derrida, le développement de la phénoménologie s’est accompagné d’un mouvement de dépassement ou de déconstruction de l’ontologie, d’une recherche de radicalité visant à exhumer les soubassements les plus archaïques et enfouis, mais aussi les plus fondamentaux, du champ phénoménologique. Cette recherche a privilégié quelques thèmes qui semblaient offrir les fils conducteurs les plus évidents vers ces régions cachées: l’affectivité et l’affection. De façon liée, le thème de la singularité a été exploré, en deçà — ou dans le clignotement de la subjectivité comme de l’ipséité comme ce qui ne se laisse plus comprendre à travers son rapport à soi-même, mais en son être affecté. L’affection n’est ultimement plus qu’affection par une altérité qui lui advient; l’événement (ou plutôt l’événementialité) est corrélativement interrogé comme effraction ou la survenue de cette altérité.

Il est moins souvent remarqué que cette volonté a été accompagnée, à partir de la fin des années 70, par les recherches d’une «troisième génération» de phénoménologues1 dont le travail s’est orienté, par une volonté de clarifier le sens «phénoménologique» des élabora-tions amorcées, vers l’élucidation des «structures» — même si le terme est ici paradoxal — ou de la «légalité» de cet excès. De cette façon, le mouvement de radicalisation s’est en quelque sorte déplacé depuis l’enquête sur les modes de la phénoménalité les plus enfouis, vers la mise au clair des structures de la phénoménalité: vers l’éclaircissement du sens du concept de phénoménalité. Quel est le statut de la phénoménalité? Qu’est-ce qui appartient constitutivement à la structure du phénomène pour qu’on puisse rendre compte des différentes modalités de phénoménalité? De quoi parle-t-on lorsqu’on fait de la phénoménologie? Cette phénoménologie de la phénoménologie a ainsi fait de la phénoménalisation, de l’étude de ce par quoi et en quoi le phénomène est phénomène, le terrain privilégié de ses nouvelles investigations, que ce soit pour tenter d’en épouser la manifestation ou pour rendre compte de ce qui la sous-tend comme structure et comme forme.

Cette orientation, qu’on peut qualifier (même si certains de ses tenants s’en défendent) de transcendantale, ne fait finalement que reprendre un fil d’interrogation tissé depuis la naissance de la phénoménologie: en s’arrachant à la conception brentanienne de l’inten-tionnalité, c’est déjà essentiellement — on y reviendra — la conception que celui-ci propose du phénomène que Husserl conteste.2 La phénoménologie n’a pour objet rien d’autre que l’expérience telle qu’elle est habituellement et le plus souvent vécue, mais en l’envisageant sous un autre angle. Le recul que le phénoménologue prend lui permet de se donner l’expérience elle-même comme un champ ou un terrain d’étude. Dès lors, la question de la légitimation est le problème central d’une certaine phénoménologie — problème, de plus, qui n’est pas un problème ontologique mais bien un problème transcendantal. La phénomé-

1 Schnell A. Le sens se faisant. Bruxelles: Ousia, 2011. P. 24: «On pourrait dire que Husserl et Heidegger constituent la première génération, Fink, Landgrebe, Patocka, Ingarden, Sartre, Merleau-Ponty, Levinas, Derrida, Ricœur, Desanti la deuxième, et M. Henry (qui est à cheval entre la deuxième et la troisième), K. Held, B. Waldenfels, J.-L. Marion et M. Richir les représentants les plus importants de la troisième».

2 Majolino C. Husserl, Brentano et la psychologie descriptive // Lectures de Husserl / éd. Jocelyn Benoist et Vincent Gérard. Paris, 2010.

nologie dont nous parlons exige d’abord la constitution d’un espace permettant d’exposer l’intelligibilité de sa problématique. Le transcendantalisme ici n’est pas autre chose que la tentative de se donner l’intelligibilité comme telle, l’intelligibilité exposée en son principe même, dans sa lumière comme intelligibilité. De cette façon, le transcendantalisme phénoménologique permet de se donner méthodologiquement la distance nécessaire au champ phénoménal pour ouvrir la possibilité de son élucidation systématique, au-delà et en deçà de l’immédiateté sensible auquel on risquerait sinon de devoir se cantonner.3

Il y a dans le ré-aiguillage de l’enquête phénoménologique vers le phénomène et vers la phénoménalisation une sorte de pari dont il faudra interroger la légitimité: l’étude de la structure du phénomène n’est en effet le plus souvent pas simple affaire de méthode — et la méthode, en phénoménologie est toujours déjà pratique — en déployant chaque modalité d’expérience dans ce qui fait chaque fois sa phénoménalité, c’est bien, du même coup, le dévoilement de ce qui leur appartient structurellement et les différents niveaux de phénomé-nalisation au sein desquelles ces structures jouent qu’on entend décrire. L’édition, puis l’étude, des inédits de Husserl consacrés à la phénoménologie du temps (dans les Manuscrits de Bernau) confirment qu’il s’agit bien de comprendre quelles structures constituent le phénomène de la temporalité. Il ne s’agit plus seulement de penser la phénoménalité du temps mais de rendre compte de la temporalité à travers sa phénoménalité — phénoménalité des structures temporelles et non plus phénoménalité du vécu temporel qui n’est précisément pas un vécu du temps, mais un vécu structuré par la forme temps. De cette façon, le cadre de la description phénoménologique est étendu et, pour certains (par exemple A. Schnell) l’idée même de description, sinon contestée, s’en trouve du moins mise à plat. La phénoménologie complète son mouvement descendant (du donné à sa phénoménalité) par un mouvement ascendant, du phénomène au donné.4 Le phénomène éclaircit le donné, mais devient aussi une sorte de matrice des modes de donabilité.

Après avoir rappelé le statut du concept de phénomène dans la démarche de Husserl et la vocation des tentatives successives de réforme, de déformalisation et d’élargissement qui en ont été faites, nous montrerons les difficultés d’une démarche qui, à l’instar de celle de Jean-Luc Marion, entend connecter directement le phénomène à la révélation d’une extériorité. La phénoménologie de Marc Richir, qui s’attache au contraire à saisir le phénomène comme rien-que-phénomène, est plus à même de ressaisir le sens du phénoménologique, et par là de nous aider à nous orienter dans le champ des problèmes que la phénoménologie rencontre sans toujours savoir comment les prendre. Cette extension du domaine du phénomène n’englobe

3 Schnell A. Husserl et les fondements de la phénoménologie constructive. Grenoble: Éditions Jérôme Millon, 2007. P. 41-42: «...on ne peut rendre compte de la connaissance, sans tomber dans le dogmatisme ou dans un empirisme tronqué, qu’en instituant un discours se situant à un autre niveau que celui qui caractérise le discours rationaliste, d’un côté, ou toute construction à partir de données sensibles (et peu importe, d’ailleurs, qu’elles soient “atomiques”, comme le pensaient les premiers empiristes, ou qu’elles relèvent de structures “gestaltiques”, comme cela a été posé au début du vingtième siècle) de l’autre, qui ne font tous les deux que redoubler le réel (ou le réduire d’une manière dogmatique) sans expliquer en quoi cela en justifie et légitime une connaissance».

4 Le concept de construction phénoménologique, réactivé par Alexander Schnell, illustre ce mouvement. Cf. Schnell A. Husserl et les fondements de la phénoménologie constructive. Op. cit. 2007.

cependant pas tout: peut-être certaines questions requièrent-elles une phénoménologie sans phénomène, mais dont le sens ne peut être précisé qu’à l’issue de la traversée complète de la phénoménologie transcendantale.

Le phénomène Le phénomène comme totalité articulée

On peut considérer le réexamen par Husserl de la thématique du phénomène — contre Brentano et pour affronter les apories de la double problématique de l’eidétique et de la signification qui le conduisent à interroger l’apparaître sur son lieu même — comme articulation d’une apparition et d’un apparaissant. Une des meilleures introductions à la conception hus-serlienne du phénomène consiste dans L’appendice de la Recherche Logique VI. Husserl y montre en particulier que le phénomène n’est pas une partie d’un tout plus vaste, mais une certaine façon de considérer les vécus de conscience, quelle que soit leur nature, en lien à la donation d’un contenu se manifestant à travers eux. En prenant le point de vue du phénomène, la phénoménologie rompt de facto avec la dimension empirique des contenus qu’elle envisage, le point de vue du phénomène n’étant pas autre chose que la constitution du vécu comme phénomène par l’analyse.

«Si l’on tient compte de ce que toutes les espèces de vécus (parmi lesquels également les vécus de l’intuition externe, dont les objets s’appellent alors, de leur côté, phénomènes extérieurs) peuvent aussi devenir les objets d’intuitions réflexives, internes, on appellera alors “phénomènes” tous les vécus dans l’unité des vécus d’un moi: la phénoménologie signifie, par suite, la théorie (Lehre) des vécus en général, y compris toutes les données, non seulement réelles, mais aussi intentionnelles que l’on peut déceler avec évidence dans les vécus. La phénoménologie pure est alors la théorie de l’essence (Wesenslehre) pure des “phénomènes purs”, ceux de la “conscience pure” d’un “moi pur”, autrement dit, elle ne se place pas sur le terrain, donné par une aperception transcendantale, de la nature physique et animale, donc psychophysique, elle n’effectue aucune espèce d’acte positionnel empirique ni se rapportant à des objets transcendants à la conscience».5

Husserl donne alors une série d’indications intéressantes sur les difficultés à définir le phénomène et sur les équivoques6 du mot de phénomène qui permettent de qualifier de phénomènes les objets et les qualités phénoménales, mais aussi les vécus constituant l’acte qui les fait apparaître. Husserl distingue les modalités de manifestation du phénomène de

5 HusserlE. RL VI. Appendice. P. 283-284.

6 «.. .le terme de phénomène se rapporte de préférence aux actes de représentation intuitive, donc d’une part aux actes de la perception, et d’autre part, aux actes de la présentification (Vergegenvartigung)...» (Husserl E. RL VI. Appendice: «Perception externe et perception interne, Phénomènes physiques et phénomènes psychiques, 5». P. 281-282). On entend par phénomène: 1) Le vécu concret de l’intuition, qui dans ce cas coïncide avec ce que Husserl a défini (RL VI, § 26. P 115) comme représentation représentative; 2) À tort selon Husserl on appelle aussi phénomène les composantes réelles du phénomène au premier sens, celui de l’acte d’apparaitre ou de l’acte d’intuition.

ce qui chaque fois apparaît en son sein. De cette façon, la distinction de l’évident et du non-évident n’est plus équivalente à celle de l’interne et de l’externe. Est évidente, écrit Husserl, toute perception telle que la saisie de l’objet visé n’est pas ou plus susceptible d’être révisée par d’autres perceptions. La distinction de l’évident et du non-évident n’établit donc aucune différence entre les étants, mais seulement entre les phénomènes7. La différence, explique Husserl, est méthodologique; il s’agit de distinguer le vécu en tant qu’il est donateur, en tant qu’ingrédient d’un acte intentionnel, et le vécu en tant qu’objet d’une réflexion interne à un acte intentionnel. Le vécu est ainsi structurellement part d’un phénomène, quel que soit ce qui apparaît au sein de ce phénomène. Lorsque je porte mon attention sur mon propre vécu, celui-ci est bien, d’un certain point de vue, à la fois donné et donateur, il est à la fois ce qui est perçu et ce qui perçoit. En ce sens, l’acte qui le vise constitue bien une perception adéquate. D’un autre côté cependant, le visant et le visé n’en diffèrent pas moins de par leur mode d’apparition; je considère bien, en effet le vécu lui-même qui m’apparaît en tant qu’il est mon vécu, en tant que c’est précisément lui que je vise à travers mon acte.8 Lorsque je vise mon vécu, il n’est précisément plus donné directement comme vécu, mais abstrait d’un contexte incluant les circonstances de sa manifestation. Je ne perçois pas, écrit Husserl, le vécu de chagrin mais toujours déjà «le chagrin qui me ronge le cœur». De cette façon, il n’y a pas dans la description phénoménologique de différence essentielle entre un vécu et un objet (entre une perception immanente et transcendante) sinon que l’un est donné une fois pour toute tandis que l’autre demeure toujours correctible. Le phénoménologue perçoit de la même façon «le chagrin qui me ronge le cœur» et «le vent qui secoue les arbres». De cette façon le vécu n’est pas le phénomène mais un moment abstrait (dépendant) du phénomène qui n’est accessible qu’au prix d’une réflexion interne. Immanent n’a de sens que comme moment d’un acte concret. Pour Husserl «... l’évidence de l’existence du phénomène psychique tout entier implique à coup sûr celle de chacune de ses parties; mais la perception

7 «Il est absolument certain que les couples de concepts de perception interne et de perception externe, de perception évidente et de perception non évidente, ne peuvent coïncider. Le premier couple est déterminé par les concepts du physique et du psychique, de quelque manière qu’on les distingue; le second exprime l’(...) opposition entre perception (ou intuition au sens le plus étroit du mot) adéquate dont l’intention percevante est orientée exclusivement sur un contenu qui lui est réellement présent, et la perception inadéquate, simplement présomptive (vermeintlich), dont l’intention ne trouve pas son remplissement dans le contenu présent mais constitue bien plutôt à travers lui, en tant qu’elle ne cesse d’être unilatérale et présomptive (prasumptiv), un être transcendant donné “en personne”. Dans le premier cas, le contenu senti est en même temps l’objet de la perception. Le contenu ne signifie rien d’autre, il ne renvoie qu’à lui-même. Dans le second cas, le contenu et l’objet se séparent... C’est dans cette division que réside, du point de vue de la théorie de la connaissance, l’essence de la différence que l’on a cherchée entre la perception interne et la perception externe» (Husserl E. RL VI. Appendice. P. 287-288 (239)). Certes, concède Husserl, si on entend par phénomènes psychiques les composantes réelles de notre conscience, les vécus eux-mêmes, et si on entend par perceptions internes des perceptions adéquates dont l’intention trouve un remplissement immanent dans les vécus correspondants, alors «l’extension de la perception interne coïncide sans doute avec celle de la perception adéquate». Mais il faut bien noter qu’ «...à la sphère des vécus en général appartient aussi l’ensemble des contenus sensoriels, les sensations» et que d’un autre côté les perceptions «non internes» ne coïncident pas avec les perceptions externes, mais avec «...l’extension beaucoup plus large des perceptions transcendantes, inadéquates». (Ibid. P. 289).

8 «...mais étant donné que, même les perceptions “adéquates” de ce genre, aperçoivent les vécus appréhendés comme étant ceux du moi-homme psychophysique les percevant (donc aussi comme appartenant au monde objectif donné), elles sont à cet égard entachées d’une inadéquation essentielle» (Ibid. P. 289 (242)).

de la partie est une nouvelle perception avec une nouvelle évidence, qui n’est en aucun cas celle du phénomène tout entier».9

Il s’agit en effet de constituer le vécu comme phénomène, ce qui ne peut passer que par un acte d’idéation spécifique. En effet, il n’y a pas de description sans idéation car il s’agit toujours en constituant le vécu comme phénomène, de saisir la configuration essentielle10 que révèle son mode d’articulation à ce qui se manifeste à travers lui. Dans sa réécriture des Recherches Logiques, Husserl ajoute ainsi (RL 236, trad. fr. p. 284) que la description phénoménologique porte moins sur les vécus dans leur réalité que sur leur teneur idéale, c’est-à-dire eidétique. Le vécu est ainsi constitué comme phénomène à travers une désindividualisation ; en son caractère de phénomène, il devient irréductible à toute forme d’objectivation classique.

Le phénomène et ce qui se montre

La méditation heideggerienne du phénomène se place en rupture avec l’approche hus-serlienne, et met en exergue la phénoménalisation comme dynamis. Dans le § 7 d’Etre et Temps, Heidegger distingue quatre significations canoniques du terme «phénomène», mais en retient deux de façon privilégiée, qu’il s’agit alors de saisir dans leur articulation. Le phénomène désigne le «se-montrant-de-soi-même», le manifeste, ce à travers quoi l’étant (dans la terminologie de Heidegger) se manifeste comme ce qu’il est11, et tout autant la «simple apparition»12, comme le manifestant lui-même en tant que «seul indice de ce qui ne se manifeste pas13». L’apparition, dans ce deuxième sens, ne donne accès au manifeste qu’en lui faisant du même coup écran, car elle annonce quelque chose qui, en elle, «se tient en retrait».14 Il s’agit pour Heidegger (à rebours de Husserl) d’opérer la déformalisation du phénomène et de saisir le lien qui lie originellement la phénoménalité du phénomène et ce qui se manifeste en lui. Le phénomène est compris en ce qu’il ouvre l’apparaître et l’apparaître est un «rendre manifeste», dans la mesure où il est apparaître de ce qui «se montre». Le retour aux choses mêmes ne peut selon Heidegger se contenter de décrire les phénomènes en tant que modes d’accès aux étants; il faut aussi comprendre la façon dont le sens d’être de l’étant se met en jeu à même sa monstration, la façon (pour le dire en termes neutres) dont la réalité du réel s’atteste en lui. Pour Heidegger, le phénomène tel que l’envisage Husserl, est un phénomène plat dont il faut retrouver la profondeur.15 Pour comprendre le phénomène, il faut en effet comprendre le jeu de l’apparaissant dans l’apparition et le caractère dynamique de ce jeu.

9 Ibid. P. 286 (238) (c’est nous qui soulignons).

10 Majolino C. Husserl, Brentano et la psychologie descriptive. Op. cit. P. 20.

11 Heidegger M. Être et temps / trad. Vezin, Paris: Gallimard, 1986, P. 55: «.les “phénomènes” sont donc l’ensemble complet de ce qui se tient au jour ou de ce qui peut être amené à la lumière.». Heidegger précise alors que: «l’étant peut maintenant se montrer de soi-même en autant de manières différentes qu’il y a de moyens d’accéder à lui» (Ibid. P. 55).

12 Ibid. P. 57: «.ce qu’expriment l’un et l’autre n’a de prime abord rien à voir avec ce qu’on appelle “Erscheinung”, ap parition, ou même “blosse Erscheinung”, pure ap-parition».

13 Schnell A. De l’existence ouverte au monde fini, Heidegger 1925-1930. Paris: Éditions Joseph Vrin, 2006. P. 26.

14 Heidegger M. Être et temps. Op. cit. P. 57.

15 Marion J.-L. Réduction et donation. L’étant et le phénomène. Paris: PUF, 1989.

Heidegger ne vise pas autre chose, en envisageant le phénomène à l’horizon de l’être, que de le faire voir comme tel en saisissant la dynamique de sa phénoménalité. «Ainsi la profondeur du phénomène relance-t-elle la phénoménologie comme savoir, non seulement des phénomènes, mais de leur phénoménalité».16

Comme l’a cependant précisément montré Jean-Luc Marion, la question du «sens d’être», ou de la monstration de l’être ne fournit pas cependant la seule matrice interprétative des modes d’expositions au réel que manifestent (peuvent manifester) la phénoménalité. Jean-Luc Marion insiste sur cet aspect en cherchant à redoubler l’ouverture que Heidegger met au crédit d’une mise en jeu de l’être en l’isolant comme forme même de l’ouverture. La reprise du phénomène à l’horizon de l’être, en résumé, ne constitue qu’une façon de tenter de saisir la phénoménalité elle-même, ce qui la rend possible.

Les difficultés d’une phénoménologie de la donation L ’élargissement et le renversement

Jean-Luc Marion, en développant une phénoménologie de la donation, ouvrant elle-même la possibilité d’une analytique de phénomènes saturés, envisage le phénomène à partir de son ouverture. Quelque chose se manifeste, surgit, vient, s’annonce en lui, et la positivité du phénomène ne peut être qu’imprépensable. La phénoménologie de Marion est du même coup — dans le sillage d’un questionnement suivi par Levinas — une phénoménologie de la singularité par-delà et en deçà de l’ipséité. Avec Levinas en effet, la thématique de la corrélation intentionnelle a été à la fois contestée et déplacée: au couple sujet-objet succède désormais le couple altérité-singularité. Il s’agit en effet pour Levinas (comme pour Nancy) de caractériser la singularité du sujet par son impartageabilité — même avec elle-même — en quelque sorte par sa non-phénoménalité.17 Tout le pari de Marion est ici, tenant acte de cette épaisseur dont on ne peut sevrer la singularité et ce à quoi elle s’expose, de re-phénoménologiser celle-ci en développant le concept de donation. En effet, la donation lie la manifestation à quelque chose qui se laisse interpréter — là sera toute la difficulté — comme la manifestation d’un contenu, et affirme le caractère originairement positif du phénomène Pour manifester, explique Marion, la manifestation doit en effet se «donner» d’elle-même, le phénomène doit être «événement» de son propre surgissement, improvisation de lui-même. La donation caractérise le fait que les phénomènes peuvent «... manifester leur propre phénoménalité, autrement dit prendre forme à partir d’eux-mêmes, au lieu de venir s’inscrire dans un cadre prédéfini».1 Pour Marion, l’extériorité apporte avec elle la richesse de ce qu’elle manifeste. Le sens n’est sens qu’en son extériorité, l’exposition à l’extériorité est exposition à la transcendance du sens. La question phénoménologique fondamentale, pour Marion, est de comprendre comment l’extériorité

16 Ibid. P. 99.

17 Marquet J.-F. Singularité et événement. Grenoble: Jérôme Millon, 1996, P. 137: «Ce qui fait la singularité du Singulier (et de tout singulier) tombe donc en dehors de ce champ de présence, il passe sous la surface, sans cesser néanmoins d’in-sister à partir du lieu profond, inconscient, hors histoire où il a été repoussé dans l’in-détermination du non-comme». À ce sujet, aussi, Forestier F. Phénoménologie et singularité // Revue du Collège international de Philosophie, [en ligne]: http://www.ciph.org/fichiers_contreAllee/F%20Foresti-er%20p%20C-All%C3%A9e.pdf

18 Greisch J. Le cogito herméneutique. Paris: Editions Joseph Vrin, 2002. P. 42.

pénètre l’intériorité, comment le sens vient à l’insensé, comment il lui est apporté ou donné. Ainsi, ce qui semblait in-phénoménologisable devient, lorsque la réduction est poussée à son stade ultime, la clef du phénoménologique comme tel. Chez Marion, le phénomène est «sens» et donne le sens. Mais précisément, que dit-on lorsqu’on dit que le sens se donne et qu’il se donne comme sens — et que dit-on phénoménologiquement lorsqu’on dit cela?

Le concept de donation renverse le primat métaphysique des conditions de possibilité sur le possible (du principe de raison sur l’effectif); il prend l’advenue du phénomène comme fil conducteur car «la contingence du phénomène ne s’exerce pas par la simple non-nécessité de son effectivité, mais s’accomplit par le fait même de m’arriver, d’advenir et de m’en imposer».19 Le concept de donation permet alors l’élargissement du champ de la phénoménalité: le phénomène n’est plus d’abord défini selon le type d’objet dont il est phénomène, mais selon le type de phénoménalité dont il relève. Cet élargissement conduit lui-même à un renversement concrétisé, dans Etant Donné, par la mise en place du concept de phénomène saturé. Un phénomène saturé est un phénomène où «.l’intuition donnerait plus, voire démesurément plus, que l’intention n’aurait jamais visé, ni prévu».20 La saturation, précise l’auteur, n’est pas l’exception mais la norme, si l’on entend par là que le phénomène dit de droit commun21 ne se dégage et se circonscrit lui-même qu’au sein d’une saturation initiale dont il émerge. La formalité du phénomène le plus pauvrement et le plus abstraitement circonscrit ne rend pas compte de toute la richesse du fond dont il provient. La science elle-même s’expose à ses objets d’une manière non seulement non formelle, mais peut-être non intuitive au sens des phénomènes dits de droit communs.22 Notons que le concept de phénomène de droit commun, que Marion introduit, désigne l’ensemble des phénomènes que la conscience peut viser et dominer dans sa visée, dont elle peut circonscrire le champ, soit les phénomènes appropriés à la méthode eidétique de Husserl, mais qui ne constituent qu’une restriction du champ phénoménologique.23

19 Marion J.-L. Etant donné. Paris: Presses Universitaires de France, 1998. P. 197.

20 Marion J.-L. Le visible et le révélé. Paris: Cerf, 2005. P. 54. Mais la formule revient dans tous les textes postérieurs à Etant Donné.

21 Marion vise par là les phénomènes de la phénoménologie husserlienne, isolables, contextualisables, qui se manifestent sous horizon, et dont une légalité est saisissable hors de l’événement de leur manifestation - en d’autres termes, les phénomènes non-saturés.

22 Marion propose de se servir de la donation pour la clarification du «concept large de logique et de logos» et suggère de faire de celle-ci un outil épistémologique pour comprendre le mode de rapport au réel qui a pu soutenir l’élaboration «.des meilleurs acquis de la logique formelle et de la philosophie du langage issues du tournant frégéen et de sa reprise (ou déprise) par Wittgenstein...», dans «Le concept large de logique et de logos», dans Benoist et Courtine, Les recherches logiques, une œuvre de percée. Paris: Presses Universitaires de France, 2003. P. 300.

23 On pourra évoquer brièvement la phénoménologie de l’événement développée par Claude Romano dans le sillage de la pensée de Marion. Moins tournée vers les structures, se voulant plus ancrée descriptivement dans le concret, celle-ci envisage l’expérience en tant qu’elle s’advient événementiellement. Le rapport au réel est d’abord rapport à ce qui nous y arrive. Cf. L’événement et le monde. Paris: Presses Universitaires de France, 1997. P. 55. «Je ne peux comprendre un événement comme m’étant adressé que si je suis en jeu moi-même dans les possibles qu’il me destine et par lesquels il fait histoire en m’ouvrant un destin» (Ibid. P. 44). C’est, en effet, toujours moi qui vis ce que je vis, cela d’autant plus paradoxalement que rien, absolument, ne m’y lie a priori et que l’événementialité de la survenue du sens laisse sa trace - ce qui aurait pu n’avoir pas lieu et qui, de fait, a eu lieu. L’exemple canonique d’événement est la naissance. Naître, précisément, c’est se recevoir sans rapport à soi de l’événement de la naissance. Je n’ai rapport à moi-même qu’en ce que je suis, d’abord,

Le statut des descriptions de Marion nous semble cependant difficile à préciser. Marion ne vise en effet rien d’autre que l’expérience ordinaire, quotidienne, mais précisément pour en avérer l’excès et pour en décrire la logique propre. À ce titre, la phénoménologie marion-nienne ne décrit pas l’ordinarité mais ce qui précisément ne peut qu’excéder cette ordinarité en son propre sein. Le concept de phénomène saturé vise l’ineffable et ne s’atteste que dans l’ineffable dont il entend pourtant se détacher pour, précisément, le donner à voir dans sa plénitude. Il ne dit rien de l’expérience même, sinon qu’il en «requalifie» positivement l’excès sur elle-même, en affirmant une plénitude là où le regard naïf ne croit rencontrer qu’un abîme. Il ne dit rien non plus — sinon d’une manière qui nous semble extrêmement abstraite, à travers l’idée d’anamorphose2 — de la façon dont la saturation est inscrite dans l’expérience, cherche à s’élever directement à la saturation comme telle sans accepter de questionner l’ambiguïté qui la lie toujours aussi à son caractère non-manifeste. Si la phénoménalité peut être saturée, c’est-à-dire manifester un excès irréductible à toutes les appréhensions qu’on peut en avoir, on ne peut pour autant, selon nous, qualifier le «phénomène» de saturé, précisément parce qu’il est toujours aussi un phénomène commun qui est plutôt arraché à sa stabilité par l’infinité qu’y avère son inscription au sein d’une expérience. Comment, en d’autres termes, le phénomène peut-il être à la fois saturé et ordinaire, et de quel point de vue, à quel niveau, pour quel sujet ou quel singularité est-il l’un ou l’autre?

En cherchant à penser la continuité organique de l’apparaître et de l’apparaissant dans la donation sans s’être d’abord interrogé sur le statut de leur distinction, Marion tend à les scinder totalement dans le discours. Après, dans un premier temps, avoir poussé à sa plus extrême radicalité la pensée de l’apparaître sur le plan formel, on ne peut plus que s’adonner à l’apparaître des différents apparaissant et y répondre selon ce que nous sommes chaque fois capables d’en entendre. Est perdue au passage la possibilité même de l’aller et retour, la position de porte-à-faux qui cherche à tenir à la fois ce qui nous arrive et la façon dont cela nous arrive (qu’est-ce qui permet au phénomène de nous ouvrir à une réalité, et comment les appréhensions possibles de cette réalité se dessinent selon la phénoménalité qui y donne accès?); ce qui veut dire que nous perdons la possibilité de toute méthode.

donné à l’être en ma naissance. Je suis toujours déjà né - mais le fait d’être né s’absout radicalement de toute auto-affection envisagée de façon classique. Romano parle à ce sujet d’une «.originaire non-originelleité de l’origine» (Ibid. P. 96).

24 Marion J.-L. Etant Donné. Op. cit. P. 176: «L’ana-morphose indique <. > que le phénomène prend forme à partir de lui-même. Ainsi comprend-on mieux que le phénomène puisse à la fois venir d’ “ailleurs” et de lui-même; il remonte de son propre fond jusqu’à sa propre forme, suivant une distance phénoménologique, qui lui reste pourtant strictement interne. Le phénomène vient toujours d’ “ailleurs”, puisqu’il apparaît comme se donnant; mais, parce qu’il se donne de lui-même, cet “ailleurs” lui reste intrinsèque». Le phénomène n’est appréhendé en sa phénoménalité qu’en ce que sa forme propre qui l’ipséise se révèle à travers lui, en creux. Dans «De surcroît» (Paris, P.U.F, 2001), cette terminologie est amendée: il n’est plus question du «soi du phénomène» mais du «soi de la donation» (P. 39), et c’est l’adonné, qui, en assumant la passivité de son exposition à la donation, «transfère» le soi au phénomène (P. 57).

Comme le signale en effet très justement Karel Novotny25, c’est bien en effet une question de méthode que pose la démarche de Marion. Ce n’est pas, semble-t-il, par impuissance conceptuelle mais pour des raisons structurelles — et transcendantales — que Levinas et Derrida ont distingué la question de la donation de celle du phénomène. Pour les deux auteurs en effet, ce n’est qu’en déplaçant le lieu du discours, en plastifiant et en laissant dériver ses concepts que celui-ci peut faire une place à cette extériorité qui le nourrit. Derrida, par ailleurs, notait déjà que la différence essentielle entre les projets levinassien et husserlien venait, non de la reconnaissance d’une altérité absolue rencontrée dans son altérité, mais dans la possibilité que le philosophe décide de se donner — ou non — d’en dire positivement quelque chose, Levinas n’en dégageant selon Derrida — négativement — que la structure d’excès quand Husserl tentait de l’appréhender comme telle.26 Ainsi, Levinas oppose le donné au phénomène: «.dès que le donné se phénoménalise, il ne reste alors plus qu’une trace aliénée de l’Autre dans le Même, il devient phénomène, donc l’Autre lui-même n’est plus, en fait, n’est jamais là, donné».27 De la même façon, la donation elle-même ne peut par principe, pour Derrida, être considérée comme se phénoménalisant, car elle n’est rien d’autre qu’un indicible de la phénoménalisation que la phénoménologie ne peut capturer. Encore moins la donation peut-elle devenir le régime d’ensemble de la phénoménalité, car alors elle s’annule en une pure conceptualité, considérant toute manifestation comme donnée, et par là effaçant l’insistance même du don à travers la phénoménalité. C’est ainsi, enfin, que Michel Henry également refuse toute distanciation conceptuelle envers la vie absolue et déplace le champ de ses analyses, et le langage qui les exprime, vers une double analytique de l’affectivité et de l’expérience mystique qu’il ne s’agit plus de décomposer ni de requalifier, mais seulement de laisser venir au discours sans que celui-ci abandonne le projet philosophique d’amener à l’intelligibilité — d’affirmer sans la nier la nuit de la vie dans le jour de la raison.28

L’IMPENSABILITÉ TRANSCENDANTALE DANS LE PHÉNOMÈNE

On peut, plus largement, soulever quelques réserves sur le la façon même dont Marion entend dépasser le transcendantalisme de Husserl. Il y a, nous semble-t-il, une ambiguïté dans la méthode qu’utilise Marion. Celui-ci semble en quelque sorte maintenir la structure

25 Novotny K. Limites de la phénoménologie classique // K. Novotny, A. Schnell, L. Tengelyi. La phénoménologie comme philosophie première. Amiens / Prague, Association pour la promotion de la phénoménologie / Editions de l’Institut de philosophie de l’Académie des Sciences de la République Tchèque, 2011.

26 Derrida J. L’écriture et la différence / Violence et métaphysique. Paris: Seuil, 1979. P. 183: «Levinas et Husserl sont ici très proches. Mais en reconnaissant à cet infiniment autre comme tel (apparaissant comme tel) le statut d’une modification intentionnelle de l’ego en général, Husserl se donne le droit de parler de l’infiniment autre comme tel, rend compte de l’origine et de la légitimité de son langage. Il décrit le système de la phénoménalité et de la non-phénoménalité».

27 Novotny K. Limites de la phénoménologie classique. Op. cit. P. 228

28 Kühn R. Le lieu originaire de la phénoménologie et la métaphysique // La phénoménologie comme philosophie première. Op.cit. P. 129: «La vie en tant que non-concept signifie <. > une réalité dont l’essence propre se dérobe à la détermination généralisante parce que toute généralité contient nécessairement une abstraction de la “vie” qui, en tant qu’accomplissement, ne peut se manifester justement que de façon indi-viduée...».

d’objet husserlienne au sein même de sa récusation et parle à son tour d’une ouverture affective à un donné qu’il considère comme la frappe ou l’impact de phénomènes distincts. La donation semble elle-même toujours appréhendée comme l’événement de la rencontre singulière avec un donné singulier. Alors même qu’il reproche à Husserl de ne pas distinguer assez l’événementialité qui habite la manifestation du donné de son identification comme objet, il rétablit la ponctualité individuelle de ce qui se donne, comme s’il n’était pas problématique de considérer que c’est un sens ipséique qui venait tout armé se donner, suscitant par là même la subjectivité qui y répond. Ce préjugé, que Marion déclare vouloir déconstruire, ne cesse d’insister dans la terminologie mise en œuvre pour la démonstration. L’interrogation de Marion nous paraît transcendantale de part en part. Que fait Marion, en effet, en disant que le donné peut être considéré comme effectivement donné seulement si sa donation le manifeste comme antérieur et extérieur à elle, sinon rencontrer une contrainte constitutive de l’idée de phénoménalité, de la pensabilité même du phénomène comme phénomène? Comment penser la transcendance absolue sans simplement l’affirmer? À partir de quelles opérations produire un contenu de pensée disant effectivement quelque chose de la transcendance absolue comme telle sans une perspective transcendan-tale permettant de poser celle-ci précisément comme problème, et d’exposer l’exigence de son concept? Il faut bien encore préciser en effet qu’il s’agit ici de la position transcendantale du phénoménologique comme question: du statut transcendantal du phénoménologique plutôt que d’une phénoménologie déjà transcendantale.

Intériorité et extériorité sont alors, dirons-nous, les pôles transcendantaux au sein desquels une pensée de la phénoménalisation peut être redéployée, non des constituants de la phénoménalité elle-même. L’enjeu est moins, peut-être, de penser le phénomène que de penser la phénoménalisation et ses structures, en quelque sorte la dimensionnalité du champ phénoménologique. L’extériorité comme telle, pour être posée comme extériorité, ne peut trans-cendantalement pas être posée à partir d’un phénomène mais comme ce que le phénomène ne peut occulter, ce qui rend possible la construction même du concept de phénomène, mais qui ne prend pour autant pas place en lui. En quelque sorte, l’extériorité, pour être accueillie comme telle, ne peut être pensée qu’en son caractère impensable29 Il faut bien préciser que cette impensabilité doit donc être constituée philosophiquement comme impensable. En ce sens, elle est en quelque sorte biface: elle est constituée comme impensabilité, mais en tant que telle, elle n’est que la face que prend pour la pensée le fait qu’il puisse effective-

29 Ainsi, c’est peut-être finalement chez Kant qu’on trouve la plus claire présentation de la nécessité, pour poser le phénomène, de poser également un non-donné: la chose en soi n’est en effet pas au-delà du phénomène, mais n’est rien d’autre que l’au-delà au sein du phénomène. On ne peut pas, pour Kant, poser le phénomène sans poser qu’il est phénomène de, que sa phénoménalité appelle une extériorité nécessairement extra-phénoménale. Cette extériorité caractérise du même coup le décalage de l’expérience d’avec la raison dans la mesure où «...l’expérience ne satisfait jamais entièrement la raison». [Prolégomènes à toute métaphysique future, § 57]. Pour Kant, la position de la chose en soi comme problème est co-originaire de la position de la connaissance comme problème, c’est-à-dire de la forme de réflexion spécifique que le philosophe mobilise lorsqu’il cherche à penser la connaissance comme telle. La chose en soi est, autrement dit, posée par le philosophe dont l’optique scinde spontanément la question du réel en deux problématiques: le réel comme ce à quoi nous avons directement affaire, d’une part, et le réel comme ce à partir de quoi nous pouvons penser le fait d’y avoir affaire, d’autre part.

ment y avoir phénoménalisation, parce que celle-ci est toujours déjà habitée d’une «extériorité intime» qui lui résiste, lui interdit toute transparence, toute coïncidence avec elle-même et inscrit, de façon irréductible, au sein du phénomène, la possibilité de sa déhiscence sur ce dont il est, ou peut-être, le phénomène. Le phénomène est rencontré, c’est-à-dire qu’il est le mouvement de dessaisissement, mais par-là, aussi, de manifestation d’une singularité. Il n’y a donné qu’en ce qu’il y a à la fois limitation et ébranlement de cette limite — l’un et l’autre posés comme transcendantalement co-originaires. En quelque sorte, il y a phénoménologie parce que l’opposition primordiale du moi et du non-moi éclate, aussitôt posée, en pluralité indéterminée. Cette pluralisation originaire de l’extériorité, du donné dans sa concrétude originairement plurielle, apparaît ainsi comme une véritable condition de possibilité de la phénoménologie.

Cette impensabilité relève de ce que nous appelons le transcendantal-pur, par opposition au transcendantal-phénoménologique. Le premier, posant le réel comme thème, ne peut, dans le mouvement même où il le détermine dans sa radicalité, qu’admettre son impuissance à en dire plus, alors que le second détermine les modes de manifestation de ce réel. D’un point de vue transcendantal-pur, le réel est multiplicité, mobilité, impensabilité, mais impensabilité qui, dans l’expérience elle-même, se donne selon des ordres, des schèmes, des figures, selon, donc, ce qui, dans l’analytique kantienne, relève du jugement déterminant et dont nous faisons l’objet du transcendantal-phénoménologique. Qu’est-ce qui, en effet, est pensable de l’extériorité, en tant qu’extériorité? Sa phénoménalité en tant qu’elle est marquée d’une obscurité originelle pour la pensée — c’est précisément la seule chose qui est pensable d’elle. Comment, dès lors, cette limitation est-elle pensable comme limite au sein de la phénoménalisation? Elle n’est plus, précisément, pensable mais elle est ren-contrable en tant que la phénoménalisation elle-même, en tant que le champ phénoménologique n’est pas pensable hors de l’excès qui l’habite — excès qui n’est pas un donné, mais une structure dont il s’agit de comprendre le fonctionnement à tous les niveaux et selon toutes les modalités de la phénoménalisation. L’impensabilité transcendantale-pure de l’extériorité phénoménologique a ainsi pour contrepartie la possibilité transcendantale-phénoménolo-gique de décrire des structures phénoménologiques spécifiques — sans poser l’une d’entre elles comme forme matricielle, chacune étant précisément un certain mode de structuration du champ, une façon dont s’agencent les ingrédients transcendantaux qui le constituent comme tel, et dont on peut alors saisir les relations avec d’autres formes de structuration.

L’idée d’une phénoménologie génétique radicale

L ’ÉCART PLUTÔT QUE L ’EXCÉDENT30

Marc Richir part précisément de cette impensabilité absolue de l’extériorité pour refondre le concept de phénomène, et refonder sur cette base la phénoménologie comme

30 Pour reprendre le titre d’un article de Jocelyn Benoist.

phénoménologie génétique des structures de la phénoménalisation. Si on veut définir en une phrase le projet richirien, on peut dire qu’il vise, à l’aide de la conceptualité développée par l’idéalisme allemand, à élargir les outils husserliens pour les rendre capables de rendre compte de «structures limites» rencontrées, mais non élucidées, par Heidegger, Merleau-Ponty ou Levinas. Pour Richir, la transcendance nous traverse en se fermant absolument sur elle-même dans une impénétrabilité dont rien ne sourd; alors que pour Marion, elle révèle un contenu, mais dont nous ne pouvons prendre la mesure et auquel nous nous adonnons seulement. Richir caractérise comme le fait métaphysique par excellence, qui est également la condition de possibilité de tout exercice phénoménologique, la «non adhésion originelle» de l’existence avec elle-même. L’écart est l’autre nom du phénoménologique — donc, comme condition de possibilité de la phénoménologie. Nous ne sommes pas aveuglément engagés dans ce que nous vivons. L’existence est toujours déjà à distance par rapport à elle-même.

«.la phénoménologie a profondément à voir avec ce qui nous paraît l’énigme fondamentale de la condition humaine: le fait que <.> cette expérience n’est pas, par principe, aveugle et en adhérence avec elle- “même”, mais toujours en écart (comme rien d’espace et de temps) par rapport à elle-“même”, en non-coïncidence avec elle-“même”, et c’est à travers cet écart qu’elle est en contact avec elle-“même”, <...> selon ce qui fait, à l’instar de ce que Maine de Biran nommait “tact intérieur”, la conscience de soi dans sa dimension la plus archaïque».31

La réflexion de Richir suit ainsi un chemin rigoureusement inverse de celle de Marion. Elle thématise un phénomène originairement aveugle32, sans donation de contenu, un rien-que-phénomène qui n’est que clignotement, mobilité originelle. Le sens n’est pas originairement inscrit dans le phénomène mais s’en extrait: le phénomène se fait «phénomène de», se transcende puis s’efface dans ce vers quoi il se transcende par un processus qui advient en lui (plus précisément: qui advient au sein de la pluralité phénoménologique). Pour que l’expérience suscite l’apparaître, il doit y avoir dépli en elle — et décollage du phénomène par rapport à lui-même. Ainsi, l’être épris se décompose: phénoménalisation de quelque chose qui déjà résiste, dont la résistance est inséparable d’une double dimension hylétique et affective (la dimension formatrice au sein de la phénoménalisation devant être posée en décalage par rapport à la dimension affective, sinon on ne pourrait concevoir d’affects ni de sensations indi-vidués). Il n’y a de phénoménalisation du monde, et plus encore, de monde sensé, que sur fond de cette non-adhésion — mais il faut rétroactivement concevoir qu’il n’y a pas de mondanisa-tion hors de cette inscription des mondes dans des concrétudes qui l’excèdent. Précisément: il n’y a monde que dans l’interstice de ses champs qui ne sont pas auto-coïncidants.

31 Richir M. La refonte de la phénoménologie // Annales de phénoménologie. 2008. № 7. P. 208.

32 Schnell A. Le transcendantal dans la phenomenology // La phénoménologie comme philosophie première. Op. cit. Р. 189: «N’y a-t-il pas pourtant un fondement de l’apparaître? La question semble être mal posée et devrait plutôt être formulée de façon inversée: quelle est après tout la raison d’admettre l’existence de quelque chose d’extra-phénoménal? Le but de ces réflexions était de poser cette question autrement que dans l’horizon d’une transcendance simplement présupposée».

La démarche de Richir poursuit ainsi la réflexion menée par Husserl et Fink sur la question de la réduction en la radicalisant: Husserl et Fink n’ont en effet pas assez pris en considération la dimension hyperbolique du doute cartésien, et n’ont pas osé aller jusqu’à suspendre toute eidétique, et même toute structure ontologique ou méontique, pour s’avancer vers la pure indétermination d’une expérience nue. Les limites de la phénoménologie husserlienne viennent en effet moins de son orientation transcendantale — c’est elle qui permet, on l’a vu, la théma-tisation du phénomène comme tel, donc la clarification du statut de la connaissance phénoménologique — que du couplage du transcendantalisme avec une eidétique dont la nécessité apparaît elle-même transcendantale, qui se dévoile ainsi comme une sorte de déjà-là qui ne peut pas ne pas configurer les modalités de la phénoménalisation.33 Ainsi «... cette hyperbole, qui ne pouvait être qu’un apparent coup de force, consistait précisément à ne prendre “tout” que comme “apparence”.».34 Une telle réduction hyperbolique ne conduit pas, cependant, pour l’auteur, à l’estompement du champ phénoménologique mais à son dévoilement «comme tel». L’hyberbole révèle la phénoménalité en tant que phénoménalité, le phénomène comme «rien que phénomène». Elle «conduit à l’océan», qui n’est ni plénitude de donation, ni vide et obscurité, car «.qu’il y ait là des proliférations phénoménologiques multiples et indécises ne permet cependant pas de parler d’une “plénitude” de l’origine, mais d’une “masse” où précisément rien n’est plein, ni non plus tout à fait vide».35 Le phénomène comme rien que phénomène clignote indéfiniment et infiniment entre sa disparition et son apparition, et n’est pas autre chose que ce clignotement. En ce sens, il est pour Richir absurde de parler d’un phénomène, car celui-ci n’est définissable qu’au sein d’une pluralité phénoménologique. Ainsi, «. il revient au génie propre de Husserl <.> d’être parti de la multiplicité proliférante (indéfinie ou “inconsistante” au sens cantorien) des “vécus”, qui étaient pour lui les phénomènes, et toujours, pour une part inassimilable, insaisissables; donc de la pluralité indéfinie des phénomènes comme pluralité concrète...».36 En effet, il est important de le souligner, la réduction hyperbolique n’a d’autre objet — d’une façon qui peut sembler paradoxale — que de retrouver un contact avec l’expérience concrète telle qu’elle se joue au sein de cette multiplicité. Il s’agira toujours pour lui de rendre compte de ce qu’est «un sens se faisant»37, «une idée», une «affection», même si, pour pénétrer ces structures chaque fois singulières, la phénoméno-

33 Même si - pour tempérer les réserves de Richir - on peut considérer que cette eidétique est moins, chez Husserl également - un déjà-là - que l’intériorisation de la contrainte rencontrée par l’intentionnalité lorsque, s’élançant vers ce qui la transcende, elle s’efforce d’accéder à celle-ci en cela même qui la caractérise comme transcendance - en quoi l’eidétique serait déjà elle-même le produit d’une co-constitution. À ce sujet l’ouvrage majeur de Jacques English, Sur l’intentionnalité et ses modes. Paris: PUF, 2005. Pour Richir, il s’agit au contraire de décorréler le transcendantal de l’éidétique, et d’élaborer une théorie du phénomène pur - détaché de tout système catégorial préalable.

34 Richir M. Phénoménologie en esquisses. Grenoble: Editions Jérôme Millon, 2000. P. 24.

35 Ibid. P. 2.

36 Ibid. P. 20.

37 Richir M. Méditations phénoménologiques. Grenoble: Editions Jérôme Millon, 1992. P. 28: «.notre expérience du langage, et plus particulièrement du langage qui fait sens - et pas “signe” au sens de “signe” d’une information, d’un état-de-faits ou d’un état-de-chose - mais montre que le sens se faisant est toujours une “aventure”». Aventure dont «le commencement est une énigme qui, étrangement, nous requiert <...>, et la fin, non moins étrangement, une énigme que <. > nous espérons rendre un peu moins inscrutable».

logie est conduite à un énorme travail d’abstraction et de conceptualisation — plus rien n’étant ancré dans aucune signification instituée, quelle qu’elle fût.38

En effet, Richir entend ne rien tenir pour originellement donné. Génétique, la phénoménologie richirienne étudie, à partir de la fiction transcendantale d’un champ où pratiquement rien ne s’est encore formé, la façon dont des formes plus élaborées s’y agencent. Ces processus de phénoménalisation sont interprétés comme des schématismes. Richir emprunte à Kant le concept de schématisme, même s’il s’agit bien ici d’une improvisation schématique: le schématisme ne sait pas ce qu’il schématise, ne décide pas de ce qui se schématise en lui: phénoménologiquement, rien ne préfigure ce qui se phénoménalise. toute détermination paraît rapportée à ce qu’elle détermine sans lui appartenir intrinsèquement.39 Avant de schématiser quoi que ce soit, le schématisme phénoménologique se phénoménalise lui-même comme schématisme, c’est — à-dire comme le geste de toujours se reprendre et, tout à la fois, de toujours se perdre. Il apparaît ainsi comme un originel porte-à-faux, décalé de lui-même, en retard et en avance sur lui-même, et n’est rien d’autre que ce décalage originel d’un mouvement brisé, qui se concrétise par sa béance interne. Comme pur fluer, le schématisme n’est ni durée ni instant; il ne se phénoménalise que de différer de lui-même, pure différence qui n’est différence qu’en ce qu’elle diffère toujours déjà d’elle-même.

Ainsi, le concept richirien de schématisme permet de comprendre comment un donné peut être rencontré dans sa déterminité sans que celle-ci ne soit pensée comme ontologiquement fondée: «.le schématisme avec son écart (qui en atteste la concrétude phénoménologique) est pour ainsi dire la seule réponse philosophique possible à l’instituant symbolique, c’est-à-dire à l’Un ou à Dieu».40

La CONCRÉTUDE PHÉNOMÉNOLOGIQUE

Pour autant, cette pluralité phénoménologique originelle n’est pas sans poids. En tant même qu’il y a pluralité phénoménologique, il y a déjà concrétude — selon le terme que Richir emploie pour caractériser le mode le plus primitif de manifestation de ce en quoi et par quoi la phénoménalisation se fait: le schématisme est traversé par l’affectivité41 et ne

38 Selon une dialectique, bien exposée par Alexander Schnell, qui fait que «...d’autant plus le phénomène se phénoménalise, d’autant plus il s’intériorise. Et d’autant plus il s’intériorise, d’autant plus il s’expose à la transcendance». Voir Alexander Schnell. Le transcendantal dans la phenomenologie // La phénoménologie comme philosophie première. Op.cit. P. 189.

39 Richir M. L’institution de l’idéalité: des schématismes phénoménologiques // Mémoires des Annales de Phénoménologie. Association pour la promotion de la phénoménologie, 2002. Il y a dans l’eidétique même un caractère transcendantalement accidentel, mais cette accidentalité transcendantale ne met pas en cause l’idéalité de l’essence eut égard à ce qu’elle détermine, qui se regroupe en elle, et qui ne prend sens que sous son horizon. En ce sens, la théorie richirienne de l’éidétique relève de ce que Derrida appelle le quasi-transcendantal. Rappelons que le terme de quasi-transcendantal est utilisé par Derrida dans Positions. Paris: Editions de Minuit, 1972. P. 220. Dans Glas, Paris: Éditions Galilée, 1974. Derrida évoque également un simili-transcendantal (P. 272, note 1) et désigne une acception élargie du transcendantal capable d’englober également l’impur et l’accidentel.

40 Richir M. Pour une phénoménologie des racines archaïques de l’affectivité // Annales de phénoménologie. 2005. № 4. P. 162-163.

41 La co-appartenance des dimensions schématiques et affectives est bien expliquée par l’auteur dans ses

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peut être conçu que comme schématisme d’une proto-hylé — au sens de l’aisthesis platonicienne — dont les concrétions premières (les premières à pointer au sein du flux) sont caractérisées comme Wesen sauvages. Richir met plus globalement en place un arsenal d’outil pour comprendre les processus génétique permettant de relier les «rien-que-phé-nomènes» à l’expérience quotidienne que nous avons du réel: Wesen sauvages, rythmes de phénoménalisation au sein de ces Wesen sauvages, synthèses passives (de second et de troisième degré), phantasia pure et phantasia perceptive, sens-se-faisant, ipséité du soi et ipséité du sens, hylé première vide et hylé seconde, giron transcendantal, etc.42 L’objet cette pensée n’est pas seulement la confusion, mais tout aussi bien les premières concrétions de la présence, mais d’une présence faite «.de fluences, d’instabilités, d’intermittences, d’évolutions extraordinairement lentes et de fugacités extraordinairement rapides».43

Sans entrer dans le détail (ardu) de ces analyses, on précisera seulement que, selon nous, c’est avec la réforme qu’il propose de la phénoménologie du temps (et, de manière inséparable pour lui, de l’espace)44 que Richir montre le mieux la fécondité de son approche. D’une part en effet, celui-ci prend acte de la remise en cause du privilège du présent et de l’importance des phénomènes discrets,45 de l’événementialité. D’autre part, cependant, il le fait, sur la base des analyses proposées par Husserl en particulier dans les Manuscrits de Bernau, en cherchant à déterminer la forme de phénomènes temporels. Dans ses Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, Richir propose une analyse précise des diagrammes husserliens, des structures qui semblent y être présupposées, de la façon dont d’autres modes temporels doivent être présupposés pour comprendre la genèse de cette temporalité. Le présent, comme évidence d’une auto-donation, d’une auto-possession, et du même coup de la donation d’une chose perçue qui se donne elle-même comme indépendante et cause de son apparition, relève du mode de phénoménalisation le moins originaire. La phénoménologie se doit donc de décrire les caractéristiques propres de ce présent, mais tout autant de comprendre comment il en vient à s’instituer; tâche que Richir entreprend par la mise en place d’une architectonique.

Strates et architectonique

La stratification des modalités de phénoménalisation est appréhendée à travers une architectonique qui implique une mise en forme systématique, non d’êtres et de niveaux d’être, mais de problèmes et questions. L’analyse générique richirienne, on l’a déjà signalé,

Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace. Grenoble: Editions Jérôme Millon, 2006, en particulier P. 312-313.

42 Voir Schnell A. Le sens se faisant: Marc Richir et la refondation de la phénoménologie transcendantale. Bruxelles: Ousia, 2011 et Forestier F. La phénoménologie génétique de Marc Richir. Springer, 2013 (à paraître).

43 Richir M. Phénoménologie en esquisses. Op. cit. Р. 31.

44 Il y a chez Richir une vraie prise en compte de l’appel (heideggérien, merleau-pontyen, derridien, relayé par Didier Franck, Jean-Louis Chrétien, Jean-Luc Nancy, John Sallis, etc.) à penser la spatialisation dans la temporalisation. Cf. Forestier F. Remarques sur le schème spatial. [en ligne]: Implications Philosophiques, 2013.

45 Dès son article: «Synthèse passive et temporalisation/spatialisation», dans Husserl, Richir et E. Escoubas, Grenoble, Editions Jérôme Millon, 1990.

ne s’interroge pas sur la nécessité que des structures émergent, mais sur le fait que certaines semblent ne pouvoir se former que sur la base d’autres. Richir distingue les niveaux d’individuation et de détermination des phénomènes à partir des modes de leur phéno-ménalisation et les types de questions (à propos de leur mode de détermination) qui ont sens à chacun de ces niveaux. Il s’agit par-là de «.situer correctement, dans l’océan des problèmes et questions phénoménologiques, le problème à traiter.».46 Ainsi, l’apparition d’objets individués, passibles d’une saisie logico-eidétique, d’une mise en ordre mathématique, caractérise le registre des phénomènes imaginatifs ou perceptifs. Le registre architectonique l’est de potentialités et ne peut être déterminé comme un «.registre de possibilités mutuellement structurées.».47 La stabilité, l’identité, la logicité, sont par exemple caractéristiques d’un mode de phénoménalisation qui en implique directement la possibilité, mais ne peuvent en aucune manière être préfigurés à un niveau plus élémentaire de la genèse. Aucun mode de saisie ou d’apparition ne peut ainsi fournir de loi qui épuise ou surplombe le réel. Chaque strate architectonique relève au contraire de structures spécifiques qui se donnent à saisir dans des expériences différenciées et nécessitent l’élaboration d’un type de discours et d’une méthodologie propre lorsqu’on cherche à en faire la phénoménologie. Ainsi «.l’architectonique n’est pas une écriture de l’arche, mais une sorte de tectonique, au sens géologique du terme, de l’archaïque, lequel ne vieillit pas, est en général inconscient, et parfois, exceptionnellement, confusément conscient, mais dont la psychanalyse, et même la psychopathologie, ont montré qu’il ne cesse d’“exercer” ses effets.».48 Il s’agit chaque fois de saisir quel problème relève de quel mode de phénoménalisation et que ces modes n’ont eux-mêmes de sens que les uns vis-à-vis des autres, dans le zig-zag de la réflexion qui les caractérise dans leurs relations et leurs différences.

Comment cependant concevoir qu’un registre architectonique ne puisse s’établir sans la ressource d’un autre, sans que cette dépendance n’implique une relation de subordination structurelle? Un registre architectonique s’établit par transposition architectonique d’un autre registre. La relation de l’un à l’autre ne l’est ainsi pas de fondement à fondé mais de base à transposée. Ce qui s’édifie à partir de la base est une Stiftung elle-même sans principe,49 qui se nourrit du «matériau» que fournit la base mais institue un ordre propre et ad hoc. Ce qui est premier dans l’ordre de constitution est toujours ainsi le plus archaïque, le plus indéterminé et c’est rétroactivement, depuis le registre institué, que la base paraît comme un fondement dans lequel est alors rétro-jetée la structure instituée. Si quelque chose de la base est nécessairement conservé, celle-ci est cependant déformée de façon à ce qu’aucune relation univoque ne puisse être établie entre deux: base et transposé demeurent cependant toujours transpassibles50 de sorte que la base n’est pas entièrement recouverte par ce qui se

46 Richir M. La refonte de la phénoménologie // Annales de phénoménologie. 2008. № 7. P. 207.

47 Richir M. Métaphysique et phénoménologie. Prolégomènes pour une anthropologie phénoménologique // Phénoménologie française et phénoménologie allemande. Paris: L’harmattan, 2000. P. 107.

48 Richir M. La refonte de la phénoménologie. Op. cit. P. 208.

49 Richir M. Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace. Op. cit. P. 377.

50 Selon les termes inspirés par la philosophie de Maldiney. La transpassibilité désigne le fait que l’existence soit essentiellement passibilité à elle-même comme autre qu’elle-même, c’est-à-dire passibilité à elle-même dans son autre; elle définit, selon Jean-Christophe Goddard une capacité de pâtir de l’imprévisible, de l’excès, de se faire réceptif au plus surprenant (Violence et subjectivité, Paris: Editions Joseph Vrin, 2008.

transpose d’elle, et qu’elle insiste au sein de ses transpositions de manière virtuelle, comme passibilité d’événements dont la possibilité n’est pas inscrite dans l’ordre du registre fondé, mais qui sont néanmoins latents. Pour Richir «...il n’y a aucune raison d’essence (eidétique) qui fait passer d’une Stiftung à une autre, mais seulement des conditions transcendantales d’effectuations de Stiftung...».51 Si aucune eidétique phénoménologique d’ensemble, même de second ordre, n’est permise, il est pourtant possible de dévoiler certains types de configurations possibles dans lequel le champ phénoménologique peut entrer et à partir duquel il peut fonctionner.52 De cette façon, la phénoménologie devient également l’exploration méthodique des différentes architectoniques globales, qu’elle rencontre, d’une part dans son exploration et élabore, d’autre part, systématiquement comme «une certaine forme de mise en ordre» d’un champ en lui-même sauvage. Précisons qu’«.il ne faut donc considérer ni l’institution/élaboration heideggérienne de la facticité ni celle de Levinas comme des “invariants eidétiques de second degré”, mais comme des cas de figures singuliers».53 Il n’y a pas de lois permettant de construire a priori les types anthropologiques possibles: ceux-ci ne peuvent à chaque fois qu’être restitués selon leur cohérence propre.

LA DIALECTIQUE DU PHÉNOMÈNE

La place assignée à l’excès dans la phénoménologie richirienne est double. D’une part, de façon tout à fait originale, Richir introduit l’excès à tous les niveaux de la phénoménalisation: excès dans le décalage de l’affectivité et du schématisme, excès dans la résistance transcendantale de l’élément fondamental sur le schématisme, excès du hors langage sur le sens qui fait, précisément, toute la vie du sens, excès de l’espace sur ce qu’il accueille. Le phénoménologique, à tous ses niveaux, est doublement incomplet: dans ce qui excède un mode de phénoménalisation et qui motive le déploiement d’autres modes de phénoménalisation sur sa base; dans ce qui le soutient et qui ne s’y manifeste qu’en défaut. Les phénomènes, on l’a dit, sont phénomènes parce qu’ils sont incomplets, habités d’un non phénoménalisé. Cependant, la nécessité de ce non-phénoménalisé est elle-même transcen-dantalement posée; il y a dans toute description phénoménologique un non-phénoménolo-gisable qui est à la fois ce par quoi la phénoménologie richirienne accomplit ses mises en ordre et ce qu’elle tend par-là, paradoxalement, à neutraliser. Le non-phénoménal devient vivant en se phénoménalisant, mais est toujours conçu comme inerte ou mort, privé de toute épaisseur, en tant que non-phénoménologique.

P. 111). La transpossibilité désigne de son côté le fait que les possibles selon lesquels je m’appréhende n’épuisent jamais ce qui peut survenir, autrement dit, que le pur «possible» outrepasse les possibles tels qu’ils se donnent et peut toujours aussi produire ce qui paraît comme l’impossible, mais qui relève seulement d’un autre registre de temporalisation/spatialisation.

51 Richir M. Métaphysique et phénoménologie. Prolégomènes pour une anthropologie phénoménologique // Phénoménologie française et phénoménologie allemande. Op. cit. P. 108.

52 Richir, en dialogue avec la psycho-pathologie, se livre en particulier à une telle élucidation dans Phantasia, Imagination, Affectivité. Grenoble: Editions Jérôme Millon, 2004.

53 Richir M. Métaphysique et phénoménologie, Prolégomènes pour une anthropologie phénoménologique // Phénoménologie française et phénoménologie allemande. Op. cit. P. 126.

Il ne s’agit pas ici de ce que dit Richir (car il entend bien élaborer une phénoménologie du vivre et de la mobilité) mais de la manière dont il le dit. Penser jusqu’au bout l’impensable dans le phénomène, n’est-ce pas alors, plutôt que de le neutraliser en extériorité inerte et impassible — ce qu’il n’est que pour la pensée — réaffirmer paradoxalement aussi l’épaisseur non-phénoménologisable de cet impensable? Richir fait comme si la réduction hyperbolique ne nous faisait rien perdre; comme si, d’une autre façon, la phénoménologie ne commençait pas toujours aussi dans la positivité. Le phénomène, en quelque sorte, implique toujours déjà ses deux versants — même si son aval en quelque sorte l’efface.54 D’une certaine façon, toute phénoménalisation phénoménalise quelque chose, même si ce quelque chose se donne de façon irréflexive. La phénoménalisation peut-être sans réflexivité, sans épaisseur en tant que phénoménalisation et néanmoins s’ancrer dans ce à quoi elle donne accès — même si cela est, dans cette mesure même, impensable en elle. Il n’est pas certain que la séparation première du phénomène et de son attachement au phénoména-lisé, donc, à la dimension de transitivité, de sortie de soi qu’il comporte aussi, ne fasse pas perdre quelque chose d’essentiel au phénomène — quelque chose d’essentiel qu’on ne peut préserver qu’en acceptant de quitter le seul terrain du phénomène pour accepter de rendre aussi sa positivité à ce qui l’excède et en quoi il s’attache.

La phénoménologie de Richir semble entièrement enracinée dans un paradigme esthétique qui permet une telle déconnexion originaire. Or le réel tel que nous le rencontrons n’est en effet qu’exceptionnellement en flottement libre. Si, transcendantalement, on ne peut destiner a priori la concrétude à la phénoménalisation du monde tel qu’il nous apparaît, il reste qu’effectivement c’est bien comme ça que cela se phénoménalise — que ce qui est réel, c’est d’abord ça — ce qui est là. De ce point de vue, il n’y a pas de sens à découdre jusqu’au bout l’étreinte du phénomène et du phénoménalisé — d’en démanteler les ingrédients — parce que le réel pour nous tient, est tranchant. Un paradigme plus praxique conduirait de facto à une conception plus restreinte (en quelque sorte, plus située) du phénomène, assumant qu’il y a nécessairement de la révélation en lui sans chercher à assigner cette révélation. Si le jeu d’ensemble du champ phénoménologique, dans sa prise, ne peut être élucidé par la structure de phénomènes qui s’articulent en lui, il n’en revêt pas moins par lui-même une forme d’engagement et d’intelligibilité, une implication qui le mobilise.55

De ce point de vue enfin, malgré son immense richesse,56 la phénoménologie richirienne du sens, en donnant un statut phénoménologique au hors sens dans le sens, ne peut que

54 On pourrait même dire, mais nous réservons cette question complexe à d’autres recherches, qu’en un sens, pour rester vivante la phénoménologie doit rester incomplète et consentir à entretenir avec les connaissances et concepts de l’attitude naturelle un rapport dialectique plutôt qu’un rapport d’indifférence ou de fondation. En ce sens, le projet de neuro-phénoménologie de Francisco Varela nous paraît d’une grande pertinence.

55 Comme le notait Rolf Kühn à propos de Michel Henry: «En effet, comment le vide de la non saturation de l’intuition et l’excès de l’apparaître en général se laisseraient-ils relier l’un à l’autre dans la donation si ce n’est en vertu d’une praxis qui les traverse et qui n’est pas soumise à la mesure de l’intuition, mais seulement à son agir proper?» dans «Le lieu originaire de la phénoménologie et la métaphysique», La phénoménologie comme philosophie première. Op. cit. P. 149. Ou encore: «.avec l’économie de la praxis pathique immanente se forme cet “entre”, comme milieu, dans lequel la phénoménologie et la métaphysique vont pouvoir continuer à échanger l’une avec l’autre» (Ibid. P. 150).

56 Répétons que nous tenons Phénoménologie en esquisses pour la plus importante contribution à la phénoménologie - et peut-être à la philosophie elle-même des vingt dernières années.

refouler le défi que le sens pose par ce qu’il y a de blanc en lui — par ce blanc qui en singularise l’adresse, par ce blanc sans lequel, justement, cette singularisation n’est pas pensable jusqu’au bout mais se refuse à toute appréhension par une structure de phénomène. Dans la ponctualité même de ce qui pourrait avoir sens, se pose la question paradoxale — et à laquelle la structure du phénomène ne peut qu’être, par essence, aveugle — du sens comme question, en tant qu’il peut n’être rien: d’un sens qu’il ne s’agit pas de le faire (j’ai quelque chose à dire que je ne sais pas encore mais qui me tient, m’appelle, me possède) mais auquel il convient d’abord de consentir comme proposition, risque, remise; geste de consentement par lequel seulement le processus de formation, d’incarnation et de temporalisation d’un sens peut — ou non — advenir. Si Richir pense la réflexivité pure du champ phénoménologique (réflexivité transcendantale comme «forme soi» ou «forme se» sur le modèle fichtéen) et son ipséisation (le soi qui fait le sens), il laisse précisément dans l’ombre le «point» de la singularité — sujet au-delà de toute forme, même ipséique, qui n’est assignable qu’à partir de la façon dont il est requis ou joué57 — et n’est plus phénoménologisable mais le cadre au sein duquel une phénoménologie de l’action, ou de l’éthique peut être déployée. Cet acquiescent au fait qu’il puisse y avoir sens — ou non — ce point du sens comme énigme de sa propre promesse, que Nancy considère comme le lieu même de surexistence du sens à la déconstruction de tous les cadres par lesquels il tient et se partage, de cette mise [il me semble manquer la fin de la phrase...]. Ce qui est exigé, alors, c’est bien à nouveau une pensée de la singularité et de ce qui la requiert: réquisition qui n’est pas sans pesée ni sans épaisseur, mais dont la pesée et l’épaisseur — c’est ce que nous ont appris les difficultés du projet de Marion — ne doivent pas être appréhendées par une phénoménologie de leur mode de manifestation : la révélation, au sein de l’expérience, doit être située «hors phénomène», sans pour autant être à son tour hypostasiée comme instance auto-fondatrice. En effet, la configuration singularité-sens est un point noir pour l’économie transcendantale d’une phénoménologie systématique — on ne peut, de ce point de vue, rien en faire — même si elle n’en renvoie pas moins, dans les faits, à toute la richesse de la praxis dans l’enchevêtrement de tous les degrés phénoménologiques et de toutes les modalités intentionnelles.

Conclusion

L’interprétation transcendantale du phénomène semble en fin de compte aussi féconde pour préciser ce qu’on peut dire du phénomène que ce qu’on peut faire à partir de lui. Ainsi, la confusion du phénomène et de la donation, et la thématisation d’un phénomène saturé nous a paru largement problématique. Nous avons vu aussi, avec Richir, comment la perspective transcendantale permet de situer la façon dont les problèmes phénoménologiques

57 Ce que Richir thématise, c’est la phénoménalisation d’un sens - le processus total selon lequel un sens peut se phénoménaliser comme question de lui-même - comme ipséisation d’un sens en concrétisation - et non le point d’incertitude où le consentement au mouvement d’un sens se faisant met en jeu la possibilité du sens en général. Répétons que formellement, toutes ces analyses sont faites par Richir - avec une précision, un détail sans doute bien supérieurs à ce qu’élabore Derrida - en particulier dans ses «Variations sur le sublime et le soi» (I et II) qui, du point de vue de la mise à jour des processus de co-émergence des couples singularité-extériorité, soi-sens, sont d’une immense richesse. C’est bien la question du point de vue de ces analyses que nous soulevons ici.

«se posent», le lieu auquel il y a sens de les appréhender, donc aussi, ce qui fait, dans notre propre expérience, que nous sommes amenés à les rencontrer.

S’il y a ainsi une véritable nécessité du parcours transcendantal pour ressaisir le sens du discours phénoménologique et apprendre le conduire, à mieux l’appliquer (en cela, le mérite de Richir est immense), reste cependant à savoir quoi faire une fois ce parcours fait, une fois ce sens explicité. Reste à savoir autrement dit si l’objet même de la phénoménologie de la conduit pas aussi à sortir du transcendantal — et par-là même du phénomène — pour faire place à ce qui la questionne irréductiblement sans qu’elle puisse l’accueillir dans ce cadre: l’attachement au réel, l’implication, la fraternité inexprimable de la phénoménalisation et de ce qui l’inspire, le clair-obscur du jeu de la phénoménalisation, de la nature et de l’action. La question se pose en effet: la phénoménologie de l’excès est-elle phénoménologie de cet excès — en quoi il relève bien d’une approche transcendantale qui doit rendre compte de la possibilité de le poser et d’en dire phénoménologiquement quelque chose — ou avère-t-elle un excès sur la phénoménologie?

L’extériorité est par excellence le lieu de cette dualité: lorsqu’on entend la penser comme telle, on ne peut en effet que la poser dans son impassibilité, mais elle est bien aussi d’une autre façon ce qui rend la phénoménologie possible. Poser transcendantalement la phénomé-nalisation conduit ainsi à poser un excès dans et sur la phénoménalisation, qui est tout autant l’excès du transcendantal sur le phénoménal que l’excès du phénoménal sur le transcendantal — excès positif parce qu’il est ce en quoi toute expérience est toujours expérience concrète, positive, unique — excès négatif parce qu’elle est de la phénoménalisation ce qui ne peut se phénoménaliser — le fait d’y être ou d’en être. N’y a-t-il pas dès lors autant de légitimité à pratiquer une phénoménologie dont la principale force est la capacité à amener à la manifestation ce qui ne peut qu’échapper par principe à toute réflexivité — à saisir au vol l’hésitation et la révélation d’un sens toujours unique?

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