HORIZON 3 (2) 2014: I. Research: Annabelle Dufourcq: 55-70
ФЕНОМЕНОЛОГИЧЕСКИЕ ИССЛЕДОВАНИЯ • STUDIES IN PHENOMENOLOGY • STUDIEN ZUR PHÄNOMENOLOGIE • ÉTUDES PHÉNOMÉNOLOGIQUES
DE LA CHAIR À LA RÉVOLTE: LACTIVITÉ PASSIVE DANS L’IDIOT DE LA FAMILLE
ANNABELLE D UFO URCQ
Doctor and Professor agrégée of Philosophy, a postdoctoral researcher at the Institute of Philosophy, Academy of Sciences of the Czech Republic and at Charles University, Faculty of Humanities, 15800 Prague, Czech Republic.
E-mail: [email protected]
FROM FLESH TO REVOLT: THE PASSIVE ACTIVITY IN THE FAMILY IDIOT
This article exposes a tension within Sartre’s Philosophy and his concept of praxis in relation with the role to be played by the flesh and the dimension of passivity. Our guideline will be the theory of passive activity that Sartre develops in The Family Idiot. We will wonder how action may emerge at the heart of a flesh that is inseparable from a familial and social milieu whose power of conditioning is so profound that Sartre calls it a destiny. Is the specific form taken by praxis in Flaubert’s existence - namely a passive activity - to be regarded as a weakened form of praxis? Should we contrast passive activity and sheer praxis? Secondary and primary praxis? Parasitism and revolt? We will first show in this article, by studying Sartre’s analyses regarding the flesh in Being and Nothingness and in The Family Idiot, that the capacity for action cannot be reduced to a metaphysical nothingness: the temporal ek-stasis that defines every existent becomes a capacity for praxis only from within the flesh, a flesh that is still prior to the separation between the mother and the child. According to Sartre, a process of polarization and attunement, the institution of rhythms and dynamisms then give birth to a subject capable either of outright praxis or, as in Flaubert’s case, only of passive praxis. The discovery of an essential link between praxis and fleshly dynamism will lead us, secondly, to question the role that passivity may always play in activity and to reappraise passive activity. In this regard Sartre’s reflections develop along two different directions and pose a problem. On the one hand, Sartre makes clearly known his disagreement with Flaubert’s thesis that praxis is impossible and revolt useless. On the other hand, he demonstrates that Flaubert invented a passive activity that possesses a genuine power of subversion. We will contend that the tendency to apprehend passive and active activities in terms of dualism and hierarchy is to be overcome. There must be an essential continuity between them, to such an extent that passive activity is the key for all revolution.
Key words : existentialism, ethics, politics, flesh, activity, passivity, praxis, revolution, Flaubert, Sartre.
ОТ ПЛОТИ К БУНТУ: ПАССИВНАЯ АКТИВНОСТЬ В РАБОТЕ ИДИОТ В СЕМЬЕ
АННАБЕЛЬ ДЮФУРК
Доктор философии, преподаватель, исследователь-постдокторант Института философии Академии наук Чешской республики и факультета гуманитарных наук Карлова университета, 15800 Прага, Чехия.
E-mail: [email protected]
В статье представлено внутреннее напряжение философии Сартра: при рассмотрении его понятия практики учитывается та роль, которую играет плоть и измерение пассивности. Путеводной нитью нам служит теория пассивной активности, которую Сартр разрабатывает в книге «Идиот в семье». Мы поставим вопрос о том, как действие может возникнуть в самом сердце плоти, неотделимой от семейного и социального окружения, чьи обсуловливающие силы так велики, что Сартр зовёт их судьбой. Следует ли рассматривать ту специфическую форму, которую приняла практика в существовании Флобера — а именно пассивная активность — как ослабленную форму практики? Вторичная или первичная практика? Паразитизм или бунт? В этой статье мы, для начала, изучая Сартровский анализ плоти в «Бытии и ничто» и в работе «Идиот в семье», продемонстрируем, что способность к действию не может быть сведена к метафизическому ничто: темпоральный эк-стаз, характеризующий всякого существующего становится способностью к практике только в рамках плоти, которая предшествует отделению тела ребёнка от материнского тела. Согласно Сартру, процесс поляризации и настройки, учреждения ритмов и динамизм позволяют появиться на свет субъекту, способному либо к прямому действию, либо, как это было в случае Флобера, только к пассивному праксису. Открытие сущностной связи между практикой и телесным динамизмом подведёт нас, в свою очередь, к вопросу о той
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роли, которую пассивность всегда может играть в рамках активности и к переоценке представления о пассивной активности. В этой перспективе размышления Сартра развивают праллельно две тенденции и ставит определённую проблему. С одной стороны, Сартр ясным образом высказал своё несогласие с тезисом Флобера о том, что практика невозможна, а бунт — бесполезен. С другой стороны, он демонстрирует то, как Флобер изобрёл пассивную активность, которая обладает подлинной подрывной силой. В заключение отметим, что следует преодолеть тенденцию понимать пассивную и активную активность в терминах дуализма и иерархии. Между ними должна быть сущностная непрерывность в такой мере, что пассивная активность окажется ключом ко всякой революции.
Ключевые слова: экзистенциализм, этика, политика, плоть, активность, пассивность, практика, революция, Флобер, Сартр.
« Jamais on n’a été plus bête qu’en 48 !»
G. Flaubert1
Dans L’Idiot de la famille une place considérable est faite par Sartre à la manière dont l’individu se voit constitué par sa situation. Sartre donne à penser tout le poids de l’héritage historique, sociologique, familial, affectif et corporel ainsi que la manière dont cet héritage établit, le mot est de Sartre, un destin. Le contraste est frappant avec la philosophie développée dans Lêtre et le néant, philosophie du pour-soi comme pure spontanéité ne pouvant en rien être passive, ne possédant aucune inertie (Sartre, 1943, 22). Le cas Flaubert est plus déstabilisant encore dans le cadre de la philosophie sartrienne parce qu’il est selon le mot même de Sartre «constitué comme agent passif» (Sartre, 1871/1988, I, 179), «condamné à croire sans savoir» (Sartre, 1871/1988, I, 175), «voué à la passivité» (Sartre, 1976, X, 98): en proie à de longs moment d’hébétude dès sa plus tendre enfance, Flaubert montre peu de prédispositions pour une praxis conquérante et, que ce soit dans sa vie ou son œuvre, s’appliquera à saboter toute entreprise praxique. Ainsi, par exemple, l’apprentissage de l’écriture a été particulièrement difficile pour le jeune Gustave et, ainsi que le souligne Sartre, Flaubert continuera à se rapporter aux mots comme à des morceaux de matière opaques suggérant un sens, sous la forme d’affects et de pressentiments mal articulés, fonctionnant comme traces plus que comme signes et dotés de leur propre force. Sartre oppose nettement ce rapport passif au langage au modèle développé dans Qu’est-ce que la littérature et consistant à utiliser les mots pour transcender vigoureusement leur matière vers leur signification. Comprendre authentiquement, selon Sartre, c’est toujours reformuler et exercer une activité de synthèse qui nous est propre et qui a le pouvoir de mettre en forme le monde d’une manière que rien ne contraint. En outre, souligne, Sartre, Flaubert passe sa vie à mépriser les bourgeois tout en vivant en bourgeois, souffre de sa relation à ses parents sans j amais s’arracher à leur emprise, il ne s’oppose pas, ne conteste pas, ne se révolte pas. Dès lors le cas Flaubert confronte Sartre au problème suivant, présenté comme l’un des fils directeurs de L’Idiot de la famille: comment et dans quelle mesure exacte un esprit peut-il s’ankyloser (Sartre, 1871/1988, I, 19)? Mais le problème est plus radical encore: peut-on supposer un esprit qui, secondairement, s’ankylose, quand la personne même naît tout entière au creux de la chair du nourrisson elle-même modelée, intonée par la façon dont les parents attendent, soignent, manipulent et nourrissent le nouveau-né, par la manière dont ils le nomment et dont ils lui parlent? Si Flaubert a été, comme l’affirme Sartre, constitué passif, cela signifie-t-il qu’il faut passer par une constitution favorable pour être actif, capable de praxis? Mais comment être tout à la fois constitué et voué à l’activité?
Ce que Sartre affronte dans L’Idiot de la famille avec ce thème de la constitution c’est selon nous le problème d’une chair praxique, de la naissance de la liberté à partir d’un milieu de passivité originelle. Ce qui entraîne l’introduction d’un certain nombre d’inflexions remarquables dans la théorie sartrienne de la praxis et notamment, nous le montrerons dans un premier temps, une profonde redéfinition de l’action libre comme rythme et styles d’une chair. Cette mise au point conduit à approcher la question de l’activité passive dans une perspective existentielle. Flaubert est caractérisé par une faiblesse, 1
1 Flaubert, G. Lettre à Emile Zola, 15 août 1878. (Flaubert, 1930, 133).
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une atrophie de l’activité, pourtant Sartre montre également comment Flaubert tisse secrètement son projet, à tâtons, aveuglément, sous la forme de reprises, de parasitages, de résistance passive, sans prendre de décision, sans brusque dépassement ni conversion. Nous nous demanderons quel est le statut existentiel exact de l’activité passive. Il apparaît sans grande ambiguïté que Sartre ne traite pas ici seulement de l’idiosyncrasie flaubertienne et que passivité et activité sont toujours entrelacées quelle que soit la forme de praxis considérée. Toutefois l’activité passive est-elle encore vraiment pensable sur le modèle de la praxis, alors même quelle est obscure à elle-même, ubiquitaire, éparse et fantomale? L’activité passive est-elle une forme contingente de praxis? Est-elle une forme inférieure de praxis? Faut-il penser une hiérarchie entre l’activité passive et ce qui semble constituer la voie royale de l’accomplissement praxique dans la Critique de la raison dialectique, le groupe en fusion, essentiellement actif? Sur ce point nous verrons que L’Idiot de la famille est un texte retors: de nombreuses formulations sartriennes dévalorisent le mode d’action passif flaubertien, trop visqueux, trop peu révolutionnaire, mais Sartre montre également comment l’idiot de la famille est devenu, par cette action passive, l’imposant Gustave Flaubert.
DE LA PRAXIS COMME ENTITÉ MÉTAPHYSIQUE À LA PRAXIS COMME MODE D’ÊTRE CHARNEL
Dans un premier temps nous voulons souligner le contraste très fort qui existe entre, d’une part, la théorie de la spontanéité pure du pour-soi ou même, après Lêtre et le néant, d’une praxis comprise comme activité de projection qui traverse, structure et dépasse un matériau donné et, d’autre part, la réflexion sartrienne sur la constitution charnelle d’un individu dans L’Idiot de la famille.
Quelques mots sur le pour-soi dans Lêtre et le néant et dans La transcendance de lego. Parce quelle est toujours au-delà d’elle-même, au monde, au-delà du donné, vers tel ou tel projet, observant, critiquant la situation donnée, en imaginant mille autres possible, la conscience n’est rien, elle ne saurait être enfermée dans quelque définition, quelque être positif circonscrit que ce soit. Elle est néant, pure dynamique dek-stase. Sartre insiste régulièrement dans Lêtre et le néant et dans La transcendance de lego notamment sur la pure activité de cette spontanéité: elle ne saurait être produite par quelque causalité antérieure (Sarte, 1943, 62), elle surgit à chaque instant ex nihilo, elle ne possède aucune inertie2 sinon celle dont, dans la mauvaise foi, elle s’affecte illusoirement. Il n’y a même pas d’inertie de ma tristesse.3
La notion de praxis telle qu’elle est thématisée dans les Cahiers pour une morale et dans la Critique de la raison dialectique apporte une inflexion non négligeable. Elle est proche parente du pour-soi de Lêtre et le néant, mais en tant qu’activité indissociable de son application efficace à un matériau, une situation donnée, sa dimension d’incarnation ne peut plus être méconnue: un malentendu que la dialectique de Lêtre et le néant rendait encore possible. L’incarnation de toute praxis suppose essentiellement une relation passive active à un environnement qui résiste, qui fournit les outils de l’action et qui détourne plus ou moins le projet de lui-même en ne réagissant pas comme prévu. La praxis n’œuvre qu’en se faisant aussi passivité (ma main n’agit efficacement sur le monde que parce que le monde peut agir sur elle, la broyer (Sartre, 1983, 492) et en parasitant et animant des outils, des matériaux et des institutions collectives qui, d’autre part, l’aliènent. Il n’en demeure pas moins que Sartre continue à insister sur la portée en droit absolue de la praxis, laquelle est compris comme principe d’intériorisation et de totalisation auquel rien n’est vraiment radicalement étranger. La praxis
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«Il n’y a aucune inertie dans la conscience» (Sartre, 1943, 96). «Tout choix fondamental définit la direction de la poursuite-poursuivie en même temps qu’il se temporalise. Cela ne signifie pas qu’il donne un élan initial, ni qu’il y ait quelque chose comme de l’acquis dont je puisse profiter tant que je me tiens dans les limites de ce choix. La néantisation se poursuit continûment, au contraire, et par suite la reprise libre et continue du choix est indispensable» (Sartre, 1943, 523).
«Si je me fais triste je dois me faire triste d’un bout à l’autre de ma tristesse, je ne puis profiter de l’élan acquis et laisser filer ma tristesse sans al recréer ni la porter» (Sartre, 1943, 96).
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telle que la conçoit Sartre est essentiellement, ontologiquement, l’autre de la matière, l’autre de l’inertie, inassignable ek-stase pure, principe de liberté qu’il s’agit de retrouver dans sa plus grande pureté contre ces phénomènes d’aliénation: «Il doit y avoir une liquidation possible de ces structures [de la rareté et de la structure de classes qui s’ensuit], les valeurs disparaîtront avec elles pour redécouvrir la praxis dans son libre développement, comme seule relation éthique de l’homme avec l’homme en tant qu’ils dominent cependant la matière» (Sartre, 1960, I, 302). Dès lors la philosophie de Sartre continue à supposer un principe ontologique qui œuvre en nous, que nous «existons» que nous le voulions ou non. Cela est encore très clair dans L’Idiot de la famille: même constitué passif, qu’il le veuille ou non Flaubert, comme tout homme, est ek-stase, «l’esprit ne s’ankylose jamais» (Sartre, 1871/1988, I, 19). «La présence à soi en chacun possède une structure rudimentaire de praxis» (Sartre, 1871/1988, I, 147). Pourtant ce grand principe est considérablement amendé, au point de paraître finalement abstrait, par les développements de L’Idiot de la famille.
Cette inflexion apparaît tout particulièrement dans le rôle accordé par Sartre à la chair et à l’amour dans l’éducation de l’enfant.
Dans L'être et le néant la chair était d’abord définie comme facticité d’une transcendance qui l’existe, liens d’intériorité entre organes, corps signifiant, vie. «Le corps d’autrui comme chair m’est immédiatement donné comme centre de référence d’une situation qui s’organise synthétiquement autour de lui» (Sartre, 1943, 393). Le sujet charnel apparaît comme sujet dans un objet. Ici c’est toute l’opposition Etre-néant qui tremble sur ces bases, mais la suite du texte présente une conception plus réductive de la chair: la relation avec autrui est définie comme construite sur un conflit premier: soit je le réduis à l’état d’objet, soit c’est lui qui me regarde et me réduit à l’état d’objet. Le milieu hybride qu’était la chair semble s’être évanoui. Dans les réflexions sur la séduction et le désir, la chair est toujours décrite comme ce dans quoi je peux me couler, mais Sartre dit «s’enliser» (Sartre, 1943, 439) et insiste sur le caractère amorphe et apraxique de la chair: devenir chair c’est s’alanguir, cela consiste à ne plus s’emparer des objets, à dépasser le donné vers des projets articulé et ambitieux. Lorsque je deviens chair le monde est déstructuré, il n’a plus de sens (Sartre, 1943, 445). «La caresse révèle la chair en déshabillant le corps de son action, en le scindant des possibilités qui l’entourent: elle est faite pour découvrir sous l’acte la trame d’inertie - c’est-à-dire le pur “être-là” - qui le soutient» (Sartre, 1943, 440). D’où selon Sartre «leche » du dési: il ne peut y avoir véritablement de rencontre d’autrui au niveau de la chair: pour qu’il y ait conscience de ou conquête de l’autre ou même plaisir, le pour-soi ressurgit inévitablement et je me retrouve au-dessus de ma chair tandis qu’autrui redevient son corps comme objet ou liberté absolument transcendante et inaccessible pour moi.
Or dans L’Idiot de la famille, Sartre décrit la manière dont la praxis d’un enfant germe au cœur de sa chair et même au cœur de ce milieu encore syncrétique qu’est la chair de la mère et du nourrisson: «lenfant, chair en train d’éclore à Génitrix, femme se faisant chair pour nourrir, soigner, caresser la chair de sa chair» (Sartre, 1871/1988, I, 56). «Une femme se fait chair pour qu’une chair soit faite homme» (Sartre, 1871/1988, I, 56). Le but de Sartre dans ce texte est d’expliquer comment Flaubert a pu être constitué passif de façon si radicale. Sa thèse est que la praxis ne se développe pas sans conditions favorables, conditions qu’il situe essentiellement dans le style d’être communiqué à l’enfant par son milieu social et familial. En s’appuyant sur les témoignages notamment de la nièce de Flaubert, Sartre présume que Caroline a dû nourrir et soigner correctement ses fils, mais sans excès, sans attention superflue et sans affection. La seule formulation de cette hypothèse montre qu’une nouvelle théorie sartrienne de la praxis voit le jour.
C’est dans la chair que les premières significations, mieux: que les premiers schèmes de l’activité intentionnelle, ou praxis, sont acquis et transmis. La thèse qui se dessine en creux tout au long de l’analyse du rôle clef joué par l’amour dans la constitution est celle d’une ek-sistence impersonnelle, sans orientation, sans projet et sans élan. L’on peut se souvenir en effet que, déjà dans L'être et le néant,
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le projet fondamental n’était pas égoïque, était antérieur à tout choix et tout motif: lon est condamné à être libre. Merleau-Ponty soulignait alors l’étrange caractère de destin de cette liberté (Merleau-Ponty, 1945, 501). Il apparaît dans L’idiot de la famille que l’ek-stase temporelle qui nous traverse est même d’abord plus radicalement dénuée d’orientation: «sens et non-sens <...> viennent au petit d’homme par l’homme» (Sartre, 1871/1988, I, 140). Lenfant mal aimé, une fois devenu adulte
pourra donner un sens à cette existence qui le déborde, le noie, l’entraîne <...>. Mais justement,
la faiblesse de ces fins posées par la subjectivité c’est qu’elles demeurent subjectives - à moins
d’être reprises et objectivées par un courant social - et qu’elles conservent en soi une sorte de
gratuité (Sartre, 1871/1988, I, 141).
L’existence est alors clairement dénuée de centre personnel: certes il y a un courant de vécus qui est subjectif (Sartre, 1871/1988, I, 142), l’existence qui déborde et noie l’enfant «n’est que lui-même» (Sartre, 1871/1988, I, 141), cependant, sans amour, ce courant demeure un écoulement vague subi: «si l’amour de l’autre a manqué la vie se donne comme pure contingence. Le vécu se donne comme une irrépressible spontanéité que l’enfant subit et produit sans en être la source» (Sartre, 1871/1988, I, 141). Ainsi l’enfant constitué passif voit l’avenir comme le résultat inéluctable de la Volonté Autre, de même Gustave reçoit tous les mots comme porteurs du sens que l’autre y proj ette et qui lui reste inaccessible. Il manque enfin à cette ek-stase un ressort, un élan sans lesquels la praxis sera sinon impossible du moins très affaiblie: «l’expérience intérieure révèle à l’enfant une molle succession de présents qui glissent au passé» (Sartre, 1871/1988, I, 141). «L’option [comme] libre détermination de la liberté par elle-même» est source d’angoisse (Sartre, 1871/1988, I, 141, note), une angoisse insupportable, l’individu réduit à cette liberté se demande sans cesse, comme Flaubert «n’est-ce pas une niaiserie que ma volonté de.?» (Sartre, 1871/1988, I, 141).
Sartre affirme alors que l’intervention d’autrui est nécessaire pour que la praxis apparaisse. En effet c’est autrui qui, me saisissant dans mon incarnation, me circonscrit comme individu doté de certaines possibilités, centre d’action déterminé. Il a aussi la possibilité de me mandater. Lenfant aimé a «mandat de vivre» (Sartre, 1871/1988, I, 139), «une grâce d’amour l’invite à franchir la barrière de l’instant: on l’attend à l’instant qui suit, on l’y adore déjà, l’avenir lui apparaît, nuage confus et doré comme sa mission: “vis pour nous combler, pour que nous puissions te combler à notre tour ! ” <...> l’amour de ses parents <...> lui a découvert son existence comme mouvement vers une fin»4 (Sartre, 1871/1988, I, 139). Aimer et mandater consistent à solliciter l’autre, à lui communiquer une orientation vers l’avenir et à attendre ses actes et leurs résultats dans le futur, mais sans mettre l’accent sur un résultat exigé, en se montrant curieux et bienveillant à l’avance pour tout résultat obtenu. La sollicitation généreuse de lœuvre d’autrui en tant qu’œuvre de l’autre, autrement dit en tant que libre et potentiellement surprenante, fournit à l’enfant un projet, une orientation déterminée vers l’avenir auxquels l’extériorité de l’autre donne l’apparence de l’objectivité. «Il y a dans ses désirs je ne sais quoi d’impérieux qui peut apparaître comme la forme rudimentaire du projet et, par conséquent, de l’action» (Sartre, 1871/1988, I, 136). Au contraire pour l’enfant mal aimé «la durée subjective n’a pas d’orientation, faute d’être définie comme le mouvement qui part de l’amour passé (créateur) et va vers l’amour futur (attente par l’autre, mission, bonheur, extases temporelles)» (Sartre, 1871/1988, I, 141, nous soulignons). Le mandat, cette légitimation objective, n’est, souligne Sartre, qu’une illusion (Sartre, 1871/1988, I, 142), mais elle celle-ci est comme un milieu sécurisé temporaire qui va permettre à la fragile praxis naissante de se développer avant de pouvoir se reconnaître ensuite comme libre. Le détour par l’altérité est ici salvateur et la praxis apparaît alors comme ce qui n’existerait pas sans l’intersubjectivité. En effet, d’une
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Sur ce point voir aussi le concept de l’amour authentique dans les Cahiers pour une morale (Sartre, 1983, 516-523).
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part, le mandataire ne connaît pas l’angoisse qui accable le pour-soi, l’énergie qu’il lui communique est ainsi décuplée par la force même de l’écart intersubjectif. D’autre part le mandataire connaît mieux que le mandaté les obstacles objectifs qui menacent son action et il lui est possible d’agir sur eux ou de prévenir le sujet de cette menace prête à bondir «dans son dos» (de même peut-il peut également, par malveillance, s’abstenir de le mettre en garde). L’amour transmet ainsi à la praxis également un élan, une énergie qui manquaient encore à lek-stase temporelle pure. Il semble que l’amour a cette qualité exceptionnelle de réussir à décupler la force de la praxis lorsqu’elle projette pour l’autre au lieu de projeter pour soi. Ici l’altérité couplée avec la générosité devient facteur de gain d’énergie pour une liberté naissante.
Gustave qui a manqué d’un tel amour se trouve «privé au départ des catégories cardinales de la praxis» (Sartre, 1871/1988, I, 142), toujours affligé par la gratuité de ses projets, abattus par de nouveaux moments de profonds découragement, il est certes tourné vers le futur, mais sur le mode de l’être-traversé par une force Autre qui lentraîne sans raison. Il faut, nous semble-t-il, davantage parler de schèmes de la praxis que de catégories: ici la praxis est pensée en termes de structure incarnée, de dynamisme et d’élan. Autrui me communique une structure de projet, présent-futur, centrée sur ma subjectivité, ainsi qu’une force de projection qui n’est pas représentée ou comprise, mais incorporée en vertu d’un phénomène de contagion. Cela est confirmé par les analyses sartriennes du rôle plus particulier joué par la chair syncrétique de lenfant et de la mère. L’enfant «intériorise les rythmes et les travaux maternels comme des qualités vécues de son propre corps» (Sartre, 1871/1988, I, 56). Ce qu’il reçoit ici ce ne sont pas des déterminations positives qu’il n’aurait plus qu’à porter et endurer, mais bien de l’intentionnalité gestuelle, corporelle, du sens en acte qui, encore une fois, n’est pas visé, mais vécu et incorporé en le faisant. Lenfant connaît ses membres «violents, affables, tordus, contraints ou libres» (Sartre, 1871/1988, I, 56), Sartre utilise à dessein des qualificatifs passifs et actifs: les rythmes intériorisés sont déjà ébauches de dispositions propres: «il connaît sa chair par une autre chair, il intériorise les travaux maternels comme des qualités vécues de son propre corps», ainsi, arraché trop tôt au sein par exemple, il se découvre de façon ambiguë «brutal ou brutalisé» (Sartre, 1871/1988, I, 56). Ce qui est transmis selon Sartre ce sont des compositions de vitesses, d’intensités, des trajectoires, des rythmes. Ce sens nest pas du tout celui décrit dans Qu est-ce que la littérature comme ce que je vise au-delà de la matière du mot, par la force de mon projet. Le sens prend la forme d’un flux de sensations et d’affects que je ne peux objectiver mais dont j’émerge et qui de lui-même, déjà, anonymement, se structure comme orientation vers, désir de, quête de, style de vie. Ces structures dépassent à chaque fois leur incarnation dans tel geste ou tel corps, «formes» au sens aristotélicien de la nature, elles peuvent ainsi être contagieuses.
Ainsi Sartre a beau dire dans L’Idiot de la famille que lesprit ne s’ankylose jamais, l’on voit ce qu’une telle affirmation conserve d’abstraction: l’élan praxique nest pas à penser sur le modèle du néant, du principe ontologique absolu, mais sur celui d’une certain style d’être élastique plus ou moins affaibli, plus ou moins dynamique se développant au cœur même de la situation et des corps. Dès lors la praxis atrophiée de Flaubert est-elle une forme inférieure de praxis? Peut-on envisager une praxis pure, l’accès à une activité pure comme certains textes de Sartre dans L’Idiot de la famille et la Critique de la raison dialectique le laissent encore entendre?
FORCE ET FAIBLESSE DE LACTION PASSIVE DANS L’IDIOT DE LA FAMILLE
Peu doué pour la praxis selon Sartre (par exemple Sartre, 1871/1988, I, 261), Flaubert existe néanmoins et élabore à sa façon des stratégies qui sont bien des formes de projet et de reprises créatrices du destin qui lui a été fait: il ne sera ni médecin ni avocat, ce que souhaitaient ses parents, il développe un style littéraire unique, thématise et moque brillamment la bêtise bourgeoise, lui qui a toujours été considéré sinon comme
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l’idiot de la famille par ses proches au moins comme un enfant en retard, étrangement hébété et rêveur, un enfant à problème, si lon peut dire. Cependant, souligne Sartre, il n’y a pas chez Flaubert irruption miraculeuse d’une praxis active, mais bien plutôt émergence enveloppée, presque aveugle d’une action passive toujours comme reprise de tendances existantes, parasitage de l’action des autres, une activité dont Flaubert ne voit jamais quobscurément, indirectement et de façon symbolique, le sens et les motifs exacts. Sartre la nomme aussi «vol à voile» parce qu’alors «on se laisse entraîner par les courants qui vous mènent où lon souhaite aller pourvu quon sache parfois glisser de l’un à l’autre: à la fin on n’a rien fait et tout s’est accompli» (Sartre, 1871/1988, I, 407). Nous exposerons pour commencer brièvement trois exemples de ces «actions passives». Puis, après avoir précisé les raisons principales qui conduisent Sartre à parler d’échec de l’activité passive, nous nous demanderons si vraiment il existe une alternative à la praxis «affaiblie» de l’activité passive ou si celle-ci ne constitue pas un modèle à partir duquel repenser toute praxis. Nous montrerons également, avec Sartre, mais aussi contre certaines des affirmations sartriennes qui soulignent l’irréalité, le caractère imaginaire, de cette praxis, que l’activité passive possède une efficacité propre, qu’elle est peut être sinon révolutionnaire au moins profondément subversive.
QUELQUES EXEMPLES D’ACTIVITÉ PASSIVE CHEZ FLAUBERT
Tout d’abord il nest pas tout à fait exact de dire que Flaubert dénonce la bêtise, en tout cas certainement pas en la surmontant: il se complait dans sa prétendue bêtise, une bêtise reçue qu’il assume. Aussi se plaît-il à faire l’idiot, à embarrasser ses interlocuteurs avec des plaisanteries de potache.5 Il utilise abondamment dans sa correspondance les expressions toutes faites qu’il moque dans le Dictionnaire des idées reçues (Sartre, 1871/1988, I, 635). L’action passive est ici, selon le concept sartrien, «défi»: le sujet «ramasse dans la boue» (Sartre, 1871/1988, I, 833) les noms infâmant que les autres lui ont donnés et les brandit pour scandaliser, mais ce faisant il conserve les catégories imposées par ses oppresseurs au lieu de proposer un autre modèle existentiel, politique ou social.
De même le style de Flaubert accorde un rôle clef à la matière des mots, le sens nest jamais frontal, toujours indirect, il suinte au creux des sons et de la physionomie des mots. Il s’agit là encore pour Flaubert, selon Sartre, d’embrasser cet être rêveur et ce rapport passif au langage qui ont très tôt été les siens dès sa plus tendre enfance, d’assumer une constitution passive qui lui a fait d’abord et longtemps recevoir le langage comme une activité venue de l’extérieur, le traversant et prenant la forme d’étranges sonorités et tracés qui veulent dire quelque chose pour les autres, mais qui, chez lui, suscitent simplement une surabondance d’émotions diffuses. Flaubert n’aura cessé de thématiser dans sa correspondance l’indicibilité, le caractère étrange et rebelle des mots (ex. Sartre, 1871/1988, II, 1623-1628). Le style prime, peu importe le sujet: «il n’y a ni beau ni vilains sujets et on pourrait presque établir comme un axiome, en se posant au point de vue de l’art pur, qu’il n’y en a aucun: le style étant à soi tout seul une manière absolue de voir les choses».6 De même, souligne Sartre, Madame Bovary est un livre piège, il ne parle pas de ce qu’il semble relater directement.7 Par-delà les mésaventures pathétiques et lennui dont traite le livre, c’est un dégoût de l’humanité, de l’action, une «dénonciation» des idéaux de l’époque qui se jouent. «Dénonciation»: le terme est trop fort, en fait le livre secrète sa critique insidieusement. Selon la lecture de Sartre il s’agit d’une sourde digestion au terme de laquelle tout être se trouve terni, avili et le lecteur profondément découragé. Mais lœuvre est aussi une manière indirecte de régler ses comptes avec son père : Sartre montre ainsi que, dès l’adolescence, Gustave avait
5 Voir par exemple Flaubert (Sartre, 1871/1988, II, 1240-1243) et les développements consacré au «Garçon» dans le tome II.
6 Lettre à L. Collet, 16 janv 1852, cité par (Sartre, 1871/1988, II, 1625).
7 Voir par exemple Sartre (Sartre, 1871/1988, II, 1281-1292, 1626; Sartre, 1871/1988, III, 29).
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écrit des plusieurs nouvelles8 où il est partout question de «héros» médiocres, incapables et incompris, de jalousie, d’une malédiction du fils par son père, de meurtre du père ou du frère. On en trouve encore les traces dans les œuvres ultérieures: le monde flaubertien est tel que le voit Satan, un monde où le pire est sûr, où toute entreprise est vouée à se renverser en sa version ridicule ou sordide. Selon l’analyse sartrienne, dans ces premières nouvelles, des encore peu cohérents, écrits avec passion et sans que les répétitions et les maladresses surgies au fil de la plume soit beaucoup corrigées, Gustave tente de se comprendre et déjà de trouver une issue en appliquant au pied de la lettre le «destin» tracé pour lui par son père: être bête, entrer dans une compétition perdue d’avance avec son frère. Par le truchement de la fiction Flaubert promet que tout cela mènera au désastre, au meurtre, au suicide, au scandale, à l’humiliation, autant de scénarii qui déjà sont une reprise radicalisée, dramatisée, mythisée de sa situation. De tels récits expriment cette dernière, quoique très confusément. En en développant les conséquences prétendument fatalement tragiques, ils lancent une alerte voilée mais ne constituent pas pour autant une révolte franche.
De même, ainsi que le montrent les analyses sartrienne, dans les œuvres de maturité, Flaubert continue à faire tourner sans fin dans ses œuvres les deux principes contradictoires également légués par ses parents et son époque: l’atomisme, le mécanisme d’une part et le romantisme d’autre part, chacun contestant l’autre de telle façon que ce «tourniquet» [notamment (Sartre, 1871/1988, I, 586, 806-807; Sartre, 1871/1988, II, 1446; Sartre, 1871/1988, III, 132)] réduit aux yeux de Flaubert et peut-être de toute une génération l’existence au néant. Flaubert est en effet fils de médecin, fasciné et terrifié par le «regard chirurgical» dont la puissance analytique permet à son père de ramener les hommes à leur constitution, leurs instincts, leurs pulsions, leur métabolisme et de dénoncer la vanité des envolées lyriques, mystiques et sentimentales. Néanmoins, comme nombre des jeunes gens de son temps, Flaubert est encore hanté par les idéaux féodaux, lesquels ont été utilisés également à des fins politiques par les romantiques: le monde bourgeois qui s’installe est celui du désenchantement, de l’atomisation des individus et de la vulgarité. L’unité profonde de tous les êtres en Dieu et dans la nature est partout niée, mais elle manque et conserve une présence négative: elle se profile encore à travers la vivacité et la douleur de ce désir. Flaubert se représente ainsi les hommes - Emma Bovary en est l’archétype - comme ne tenant leur ridicule dignité que de vains rêves condamnés à demeurer imaginaires du fait de leur incarnation et du caractère épars de la matière. Quant au second versant de l’existence il nest pas plus consistant ni plus réel: c’est l’univers de la bêtise, de la mesquinerie, de la répétition cyclique, de l’ennui, de la maladie et de la destruction des corps. Dans l’analyse sartrienne, Flaubert devient écrivain parce qu’il trouve son public et s’il y parvient c’est par cet heureux hasard que sa névrose entre en résonance avec une névrose objective: les complexes fondamentaux et structuraux de la société de la Deuxième République et du Second Empire (Sartre, 1871/1988, III, 35-40).9 Lœuvre flaubertienne, comme succès littéraire, serait donc le fait d’une rencontre entre deux névroses. La thèse sartrienne est pour le moins iconoclaste. Il serait injuste de lui donner le sens d’une négation sinon du génie en tout cas de l’extraordinaire ressource flaubertienne. La névrose telle que Sartre la comprend est encore une praxis, une activité passive. Elle prend la forme chez Flaubert d’une ingéniosité, d’une habileté dont Sartre montre bien le caractère unique et admirable. Toutefois cette théorie sartrienne n’est pas dénuée de tout jugement de valeur, elle ne prétend d’ailleurs nullement être politiquement neutre.
L’une des questions délicates qui s’impose dès lors au lecteur de L’idiot de la famille est celle du succès, ou de l’échec, du moins de la médiocrité et des déficiences, de l’activité passive, en d’autres termes: quelle est exactement la force de cette faiblesse?
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Voir notamment Matteo Falcone (1835), Un secret de Philippe le prudent (1836), Un parfum à sentir (1836), La peste à Florence (1836), Bibliomanie (1836), Quidquid Volueris (1837), Rêve d’enfer (1836), Passion et vertu (1837) et Mémoires d’un fou (1838) que Sartre commente longuement dans le premier volume de Lidiot de la famille.
Plus généralement, le troisième volume est tout entier consacré à cette question de la névrose objective.
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«L’ÉCHEC DE TOUTE UNE VIE». ACTIVITÉ PASSIVE ET PRAXIS RÉVOLUTIONNAIRE
Le problème de la hiérarchie entre diverses formes de praxis se pose, nous semble-t-il, inévitablement du fait même de plusieurs affirmations sartriennes. Ainsi lorsqu’il parle par exemple de «mauvais rapport initial au langage» (Sartre, 1871/1988, I, 18) à propos du jeune Gustave englué dans la matérialité des mots et peu doué pour les synthèses originales. Nous pensons également à l’usage ambigu que Sartre fait de la notion de névrose. Certes il nous met en garde contre l’usage douteux du concept de normalité (Sartre, 1871/1988, III, 13) et insiste sur le caractère intentionnel de toute névrose. Il nen demeure pas moins quen analysant la névrose de Flaubert, Sartre souligne encore ce qui manque à celui-ci: «chez la plupart dentre nous» (Sartre 1871/1988, I, 174, note) subsiste un accès au «Savoir» et à la «Vérité», nous ne recevons pas simplement l’image que les autres ont de nous, mais pouvons la reprendre, en réopérer la synthèse en nous mettant à leur place ainsi qu’en notre nom propre, l’accepter ou la refuse, tandis que Flaubert n’accède pas à cette synthèse active et reste cantonné au registre du jeu et de la comédie (Sartre, 1871/1988, I, 174-175, note). Sartre rappelle en outre que la névrose est «une adaptation au mal entraînant plus de désordres que le mal lui-même» (Sartre, 1871/1988, III, 9): Flaubert vit jusqu’à la nausée les contradictions et conflits de son milieu et de son époque, il ne les surmonte pas. Enfin Sartre présente explicitement L’idiot de la famille comme «l’histoire d’un apprentissage qui conduit à l’échec de toute une vie» (Sartre, 1976, X, 94). Toutefois comment parler d’échec, là même où l’activité passive a été élevée au rang d’art capable de transformer un cadet étouffé par sa famille en génie de la littérature?
L’entretien publié dans Situations X met bien en lumière les raisons politiques et philosophiques pour lesquelles Sartre juge sévèrement le mode d’«action» flaubertien. Sartre tient en effet manifestement à préciser qu’il ne partage en rien les conceptions de Flaubert, lesquelles sont finalement selon lui une simple variante de l’idéologie bourgeoise alors en cours.
[Flaubert] postule la non-communicabilité du vécu. Le thème de l’incommunicabilité, on le sait, est un des thèmes majeurs de la bourgeoisie du XIXème et du début du XXème siècle <...>. Il va sans dire que je m’oppose absolument aux conceptions de Flaubert et que, dans mon livre, je ne fais que les exposer: jespère quon ne s’y trompera pas (Sartre, 1976, X, 111-112).
La praxis affaiblie de Flaubert est en effet analysée par Sartre notamment dans le tome III de L’Idiot de la famille comme étant bien plus qu’une idiosyncrasie ou une solution que Flaubert aurait trouvée pour vivre au mieux dans le cadre du destin qui lui a été fait: elle est politiquement le choix de maintenir une situation donnée afin de profiter du relatif confort quelle apporte, tout en se voilant la possibilité de la dépasser radicalement.
Le désengagement total, c’est ce qui apparaît si l’on considère en surface tout ce qu’il a écrit. Mais on constate ensuite un engagement sur un second plan que j’appellerai politique, malgré tout: il s’agit ici de l’homme qui a pu par exemple injurier les Communards, un homme dont on sait qu’il est propriétaire et réactionnaire. Mais si on s’arrête à cela on ne rend pas justice à Flaubert. Pour le saisir vraiment, il faut aller jusqu’à l’engagement profond, un engagement par lequel il essaie de sauver sa vie (Sartre, 1976, X, 112).
L’engagement de Flaubert n’est donc engagement que pour son propre salut, ce qui le conduit d’autre part à «prendre des positions blâmables pour tout le reste» (Sartre, 1976, X, 112). Et cest en se sauvant qu’il rencontre ses lecteurs, lesquels aspirent également à sa sauver, c'est-à-dire à préserver des conditions d’existence aisées dans une situation conflictuelle et contradictoire. Ainsi Flaubert qui se
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trouvait être peu disposé pour une praxis active et qui a écrit des œuvres hypnotiques semblant décrire l’absurdité de toute entreprise quelle quelle soit, cultivant l’ironie et la haine de soi, a parfaitement satisfait une génération dégoûtée de révolution autant que d’un régime bourgeois confortable mais gagné à coup de révolutions trahies. Flaubert acquiert ainsi d’un même mouvement l’opportunité de vivre en bourgeois auprès de sa mère, grâce aux rentes de la famille, de mener une vie mondaine attrayante dans les salons du Second Empire et d’être honoré par ce même régime jusqu’à recevoir la légion d’honneur en 1866. Aucun des conflits sous-jacents nest surmonté: l’idéal des droits de l’homme est toujours en contradiction avec la peur d’une révolution prolétarienne et la nostalgie du modèle féodal et romantique: l’ironie ne rompt pas avec ce quelle moque de manière ambiguë. Aussi Sartre parle-t-il de névrose: le malaise est enveloppé et conservé, tout au plus creusé et restructuré, parce qu’il constitue un terrain familier où lon peut se sentir réconforté.10 Le contraste est saisissant avec un autre modèle de praxis développé par Sartre dans la Critique de la raison dialectique: celle du groupe en fusion.
Sartre entendait définir, avec ce concept de groupe en fusion, les conditions d’une praxis authentiquement active, révolutionnaire, alors même que venait d’être analysée longuement la manière dont, inévitablement, notre pratique, en tant qu’incarnée, est aliénée par les outils et matériaux qu’elle utilise, mais aussi par la diversité des individus et leur extériorité11 les uns aux autres de sorte que leur compréhension de nos actes et la manière dont ils vont les reprendre, les transmettre et les prolonger nous dépasse absolument. Comment être véritablement actif dans ces conditions d’aliénation existentielle? Lorsque chaque individu, sans contrainte, «sans entente ni accord» (Sartre, 1960, 388), et par-delà les phénomènes de contagion ou de mimétisme (qui, pour leur part, relèvent de l’action passive (Sartre, 1960, 389)), reconnaît que ses fins et celles des autres membres du groupe sont les mêmes, alors, se produit brusquement une activité commune définie comme une multiplicité de praxis libres œuvrant exactement dans le même sens. Sartre analyse longuement, selon ce concept, l’exemple de la prise de la Bastille. Le groupe naît certes d’abord d’une pression exercée par un ennemi commun: il est alors totalisé de l’extérieur. Il prend dans un premier temps la forme d’un mouvement de foule (Sartre, 1960, 389), mais un renversement subjectif est possible. La situation fait naître une polarisation de la structure pratico-inerteIl 12: par exemple le quartier Saint-Antoine se trouve profondément structuré par la tenaille des deux menaces pressantes que sont la Bastille d’un côté, et, de l’autre, le souvenir, Sartre parle d’hexis, de l’intervention répressive lors de laquelle quelques mois auparavant les troupes ont envahi le quartier par lest et le nord-ouest (Sartre, 1960, 391-392). Mais la Bastille est aussi une réserve d’armes: elle est moyen autant que menace. Le surgissement d’un ennemi commun identifiable ainsi que de modalités de lutte clairement dessinées dans l’espace même de la ville donnent l’occasion à une activité orientée de se définir à travers un projet déterminé. Elles lui en donnent l’occasion urgente,
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Il faut également souligner que le thème de l’échec, ainsi que de l’ambiguïté de la grandeur dans l’échec, sont au cœur même de l’œuvre comme de la correspondance de Flaubert. Sartre fait ainsi du fameux «qu’est-ce que le Beau sinon l’impossible?» (lettre à Ernest Chevalier du 24 juin 1837) le fil directeur du premier livre de «La personnalisation» (Sartre, 1871/1988, I, 649-1106). La correspondance de Flaubert dans les dernières années développe également ce thème de l’échec atroce ad nauseam. Ainsi après la chute de l’Empire: «La vie est en soi quelque chose de si triste quelle riest pas supportable sans de grands allègements. Que sera-ce donc quand elle va être froide et dénudée! Ce Paris que nous avons aimé n’existera plus» (lettre à C. Popelin, 28 octobre 1870 cité (Sartre, 1871/1988, III, 516)). «Jamais je n’ai eu des hommes un si colossal dégoût. Je voudrais noyer l’humanité sous mon vomissement» (Lettre à Feydeau juin 1971, cité (Sartre, 1871/1988, III, 491)), «je meurs de chagrin <...> la littérature me semble une chose vaine et inutile» (Lettre à G. Sand, 30 Octobre 1970, cité (Sartre, 1871/1988, III, 492)).
Extériorité par ailleurs radicalisée et ossifiée via les infrastructures et institutions sociales.
Le pratico-inerte une praxis sédimentée dans des choses, des institutions, des marchandises, des outils. etc. C’est «synthèse aberrante de l’esprit et de la matière» (Sartre, 1983, 562) mais dans laquelle lesprit se perd: la praxis est engluée dans une matière qui la transforme en un mécanisme stupide: «la pratique absorbée par son matériau devient caricature matérielle de l’humain» (Sartre, 1960, 232).
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mais ne peuvent pour autant être comprises comme pur déclencheur mécanique: il n’y a véritablement groupe en fusion que lorsque se produit ce phénomène en vertu duquel une praxis s’empare du projet dessiné en filigrane - mais de manière extraordinairement claire et urgente - dans la matière de la situation et se transforme en activité se saisissant elle-même comme telle. Mieux: se saisissant elle-même comme activité de groupe: «chacun continue à se voir en l’autre mais s’y voit comme soi-même <...> chacun voit en l’autre son propre avenir et découvre à partir de là son acte présent dans l’acte de l’Autre» (Sartre, 1960, 388). Est alors renvoyée au groupe l’image d’un corps unique identifié comme lennemi par son ennemi et d’un «groupe uni qui a produit une action concertée» (Sartre, 1960, 389), cela lui vient de l’extérieur, encore comme activité passive, mais chacun peut s’emparer de cette structure unifiée et orientée pour s’engager dans une praxis avec les autres, reconnus comme compagnons d’action.
Il n’y a pas fusion au sens de constitution d’une unité organique où les identités seraient réduites. En revanche la praxis du groupe en fusion possède une puissance explosive hors du commun, elle se reconnaît ainsi à son extraordinaire efficacité et permet les ruptures radicales. Par contraste l’activité passive telle que Sartre la décrit dans L’idiot de la famille ne modifie pas la situation quelle parasite, plus exactement cette situation est modifiée dans l’imaginaire. La vengeance de Flaubert en tant qu’activité passive demeure, dit Sartre, «irréelle» (Sartre, 1871/1988, I, 944)13: la situation est inchangée, elle est simplement doublée d’un sens figuré qui la hante. Mais est-ce si peu? Flaubert quoiquembrassant la bêtise bourgeoise au lieu de la surmonter la laisse-t-il vraiment intacte? Comme souvent chez Sartre, nous devons nous méfier des oppositions trop tranchées: le contenu concret des analyses développées par Sartre même invite à une lecture plus nuancée.
AMBIGUÏTÉ DU GROUPE EN FUSION ET ENTRELACS AVEC LACTIVITÉ PASSIVE
Les analyses sartriennes de la Révolution Française dans la Critique de la raison dialectique montrent bien le rôle clef joué par les structures pratico-inerte et l’activité passive au soubassement et à l’origine du groupe en fusion. Certes ce dernier est conçu comme n’étant pas conditionné ou déclenché, bien plutôt comme ce dont le surgissement déborde radicalement la situation qui a constitué son occasion, il est l’apocalypse par lequel une dimension radicalement nouvelle fait irruption. Cependant, d’une part, la parfaite synchronisation spontanée qui caractérise le groupe en fusion demeure un événement dont l’événement fulgurant ne peut être maîtrisé par personne, tandis que l’on peut travailler le pratico-inerte afin d’anticiper ou même préparer les conditions qui en favorisent l’apparition. En outre, d’autre part, le groupe en fusion est d’une grande fragilité, voire fugacité. Ainsi que le souligne Alphonse de Waelhens «le problème — le vrai et le seul — sera de savoir comment le groupe survivra à la prise de la Bastille <...>, à la nécessité de distribuer ses tâches à des sous-groupes, mais avec des liens mutuels qui sauvegardent l’unicité et la réciprocité du groupe» (Waelhens, 1962, 93). La sérialité, la division des intérêts divergents, des perspectives singulières couvent toujours. Le groupe existe par fulgurance, dans ses actes uniquement, comme un éclair de praxis traversant le collectif (Sartre, 1960, 388) et bientôt le groupe redevient collectif. Au point que, pouvons-nous ajouter, il y a un autre problème relatif au groupe en fusion, celui de savoir s’il existe jamais à l’état pur - autrement dit s’il peut exister tout court? Il faut accorder à Sartre la réalité historique de cette force explosive, mais il nous semble difficile de parler concrètement de véritable renversement ou liquidation (Sartre, 1960, 394) des structures passives-actives d’aliénation ou d’ «homogénéité» (Sartre, 1960, 395). Son soubassement d’activité passive colle au groupe en fusion et le mine, ce qui n’empêche pas un tel soubassement de couver cette étrange puissance explosive qui est en effet activité praxique et non simple phénomène mécanique causé de l’extérieur.
13 Voir aussi (Sartre, 1871/1988, I, 268): «ne comptons pas non plus qu’il puisse agir sur la matérialité qu’il conteste par sa
propre souffrance: il lui faudrait des pinces réelles pour changer la réalité».
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Par conséquent, puisque notre condition dominante, sinon permanente est celle d’une immersion dans un champ pratico-inerte, l’activité passive nest pas simplement la marque d’une faiblesse propre à Flaubert ou à certaines personnalités constituées passives: elle est d’abord une dimension essentielle de la praxis. Nous agissons certes, dans le cadre du pratico-inerte, mais toujours à partir de conditions qui nous dépassent, en relation avec une foule d’autres individus dont les intentions nous demeurent opaques et en prise sur un milieu institutionnel dont les réactions ne sont que très partiellement prévisibles. Dès lors nous ne savons jamais complètement et clairement ce que nous faisons. En tant que nous agissons nous devenons nous-mêmes multiples et aliénés. «L’histoire se fait chaque jour par nos mains autre que nous ne croyons la faire et, par un retour de flamme, nous fait autres que nous ne croyons être ou devenir» (Sartre, 1960, 62). Plus originairement d’ailleurs tout homme se construit à partir de sa constitution et sur un sens qu’il n’a pas fondé. Nous sommes donc tous sans cesse traversés, que nous le voulions ou non, par des significations obscures et étranges, reçues comme des rôles à jouer. Ainsi personne ne peut notamment avoir de rapport purement actif et synthétique au langage. D’une manière générale le sens de nos actes et de l’histoire, les axes de notre personnalité, ne peuvent nous apparaître qu’indirectement, sous la forme d’un halo vague et changeant. Le mode de compréhension indirect et symbolique développé par Flaubert n’est donc pas essentiellement pathologique ou vicié, il est le seul moyen de saisir le sens de ce que nous faisons en général: jamais comme un objet posé devant nos yeux, mais comme des lignes de sens ambiguës et flottantes réfractées par les choses, les réactions des autres, le devenir des institutions.
Cet entrelacs permanent entre toute action et un soubassement d’activité passive devrait également contribuer à motiver une réélaboration du concept même de praxis.
Dans L’idiot de la famille Sartre, en de nombreux passages, tient manifestement à penser l’activité passive comme une sorte de praxis, laquelle est alors comprise comme modèle de domination de la matière, doù une certaine tendance à considérer l’action passive comme praxis en voie d’émergence, encore obscure à elle-même, 14 accomplie par défaut, «tant que la révolte est impossible» [(Sartre, 1871/1988, I, 398) voir également p.408 notamment]. Sartre caractérise en outre l’activité passive comme «forme parasitaire de la praxis» (Sartre, 1871/1988, I, 406) et plusieurs passages indiquent que le support de cette praxis «secondaire» est une autre praxis qui traverse l’individu et qui prend du coup la forme en lui d’une force obscure, de tendances, d’inclinations et d’affects: «l’ascension Flaubert, il la sent dans son corps. <...> son orgueil devient ambition soufferte. <...> chez Gustave, ce qui était praxis chez Achille-Cléophas devient nécessairement pathos» (Sartre, 1871/1988, I, 352).
Sur cette inertie intériorisée, une volonté étrangère s’est greffée vers la septième année <...>.
Le voici pourvu d’un Alter Ego puisque l’activité en lui vient de l’Autre. L’Ego par contre on le lui refuse: il ne pourrait naître que de la révolte - qui lui est impossible. Mais pourquoi l’ipséité ne se logerait-elle pas, secrètement, comme un ver rongeur dans Y Alter Ego qui le régente? Il suffit d’accepter l’aliénation, de laisser, par une soumission parfaite et insincère, l’entreprise autre se développer vers les objectifs quelle sest prescrits tout en falsifiant en douce leur signification (Sartre, 1871/1988, I, 406).
Le «mouvement dialectique de la vie» ainsi «barré, caché, détourné par la passivité constituée» est comparé par Sartre à une rivière souterraine qui «coulera beaucoup plus tard à ciel ouvert», mais «alors le mal sera fait; à tout instant elle risquera de s’ensabler» (Sartre, 1871/1988, I, 152). Voir également p. 409: dans l’activité passive la praxis est «captive». Notons également le flottement en vertu duquel, dans l’analyse consacrée au vol à voile flaubertien, le mot praxis est le plus souvent employé comme pouvant être qualifié (praxis parasitaire d’une part, cachée, et praxis franche d’autre part) mais également exceptionnellement employé comme ne pouvant désigner qu’une activité non-passive: «ce serment ne peut être explicite et “sorti”, comme ceux qu’on fait sur la Bible: ce serait révolte et commencement de praxis» (Sartre, 1871/1988, I, 411). Sartre décrit ici précisément une activité passive qui se trouve brusquement traitée comme ne pouvant même plus mériter le nom de praxis (et la révolte même n’est plus que commencement de praxis), par contraste avec la majorité des développements sur l’activité passive. Lon voit ici affleurer l’essence idéale d’une praxis digne de ce nom telle que Sartre l’envisage.
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Toutefois, nous semble-t-il, cette présentation prête à confusion: elle pourrait en effet donner l’impression que la praxis passive nexiste que sur la base d’une praxis primaire active. Ainsi Sartre affirme qu’il n’y a pas de «projet réel et primaire chez Gustave» (Sartre, 1871/1988, I, 407), par contraste avec le projet du père, «l’intention paternelle» (Sartre, 1871/1988, I, 407). Or, nous l’avons montré, lexistence d’une telle activité primaire est problématique. L’on peut certainement être traversé par un courant faisant signe vers l’activité impérieuse, l’autorité, le projet fermement affirmé d’un autre. La hantise et le mythe d’une praxis directe chez l’autre peuvent certainement être pressentis, mais entre l’«intention paternelle» et la «malédiction du père» (Sartre, 1871/1988, I, 407) s’institue déjà un flottement qui donne à la praxis autre une épaisseur, une ambiguïté dont on voit mal, d’autre part, de quel point de vue - celui du père ou de quelque biographe extralucide - elles pourraient être surmontées. Ce qui est parasité avant tout est l’état reçu, lêtre-constitué et la situation à travers lesquels transparaît une hypothétique praxis de l’Autre. Chez Gustave «la négativité nest jamais rupture franche, ni dépassement visible. Elle se cache dans la pâte et la travaille en profondeur. Gustave, comme personne, ne peut être, bien sûr, que la négation de son être reçu» (Sartre, 1871/1988, I, 410). L’activité passive est
manipulation du pathos, une hyperbole secrète qui lui donne son sens et son orientation par l’exagération même de la manière de vivre et qui temporalise le vécu en le dépassant vers le pire, non certes par la volonté, mais par la croyance et l’angoisse. Ainsi l’activité passive a besoin du pathos - ou situation subie - pour le vampiriser (Sartre, 1871/1988, I, 421).
Le support primaire de l’activité passive en tant que secondaire est donc non pas une praxis primaire, mais un champ - une «pâte» (Sartre, 1871/1988, I, 410) - pratico-inerte où se forment «en profondeur» (Sartre, 1871/1988, I, 410), comme par pli, repli et invagination, des poches de praxis toujours secondaires, en négatif donc comme l’envers indissociable d’une dimension où la cristallisation, l’opacité et l’inertie reviennent toujours au premier plan.15
Ainsi ne devrait-on pas penser la praxis à partir de l’activité passive? Cette dernière constitue un effet un modèle qu’il faut selon nous reconnaître comme alternatif. Lorsque Sartre pense l’activité passive comme une forme de praxis («forme parasitaire de la praxis» (Sartre, 1871/1988, I, 406), «praxis de la passivité» (Sartre, 1871/1988, I, 218)), il semble le justifier par l’idée que la praxis pure existe sous une forme encore entravée et voilée: «intention, moyen, fin tout y est, mais tout est caché: secondaire» (Sartre, 1871/1988, I, 4221). Et il faut, certes, qu’un pôle intentionnel auteur d’une ligne directrice soit à lœuvre pour que l’on puisse identifier une série cohérente d’inflexions ou d’accentuations apportées aux lignes de forces parasitées. Toutefois L’Idiot de la famille demeure ambigu sur ce point: coupé de lui-même par le flux de tendances sur lequel il se greffe, le «sujet» de cette activité passive se dessine tout au plus à l’horizon d’une diversité très imparfaitement cohérente de lignes de sens et d’intentionnalités issues de l’histoire, de la société, de la famille et des circonstances. Sartre pense néanmoins qu’une personnalité et une praxis personnelle se dessinent et sont les maîtres d’œuvre d’une stratégie cohérente quoique fonctionnant par infléchissement discrets successifs apportés à des
On reconnaitra dans notre description un schéma réputé plus merleau-pontyen: celui de l’Urstiftung immémoriale. Chaque institution étant reprise d’une institution antérieure et ce sans fin: l’on ne remonte que vers des institutions plus anciennes, une nature comprise comme déjà culturelle: il n’y a pas de premier fondateur. Les pôles de subjectivité-activité d’une part et de matière opaque d’autre part n’étant que deux formes d’apparaître hypostasiées de ce milieu de la chair où s’entrelacent deux tendances corrélatives - et non deux substances - créativité et inertie ou sédimentation (pour un exposé détaillé de cette théorie voir Merleau-Ponty (Merleau-Ponty, 2003, 1998, notamment). Nous nous permettons également de renvoyer au chapitre 2 de la Section V, «Une Urstiftung insaisissable. Lêtre comme déhiscence» de notre ouvrage Merleau-Ponty. Une ontologie de l’imaginaire. Il nous semble que cette théorie se trouve également chez Sartre, quoiquen tension avec une théorie métaphysique de la praxis pure secondairement plus ou moins entravée, étouffée ou parvenant brusquement à liquider les structures d’aliénation. Les développements sartriens mêmes conduisent bien au-delà de cette image d’Epinal d’une praxis supposément primaire.
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mouvements et des situations déjà existants. Aussi peut-il écrire dans Situations X: «je peux prévoir Flaubert, je le connais, mon but est de prouver que tout homme est parfaitement connaissable et cela sans avoir besoin d’être Dieu pourvu quon utilise la méthode appropriée» (Sartre, 1976, X, 106). Une telle totalisation ne semble en rien trouver dans les développements de L’idiot de la famille de justification suffisante. Marielle Macé dans «Penser par cas: pratiques de l’exemple et narration dans L’Idiot de la famille» déplore cette tendance à la totalisation qui traverse en effet toute l’entreprise de L’idiot de la famille. Marielle Macé reproche à Sartre de ne pas exposer des singularités pour elles-mêmes, mais toujours pour les intégrer dans «un mouvement d’assimilation permanente» (Macé, 2007, 82). Cependant, justement, Sartre expose des singularités qui, en dépit de toutes les déclarations tonitruantes du type de celles que nous citions précédemment, résistent à ses tentatives de totalisation. C’est donc à L’idiot de la famille qu’il revient de donner à voir cette diversité singulière surabondante et de la laisser dévorer les moments sartriens de systématisation, de telle sorte qu’aucun lecteur du travail monumental de Sartre ne peut prétendre y avoir trouvé de quoi définir la ligne directrice de la personnalité de Flaubert. En tant que parasitaire, c’est aussi occasionnellement et toujours formée par la situation singulière que l’activité passive de Flaubert se manifeste, sans que rien ne puisse permettre de supposer un seul et unique projet personnel. Ainsi Sartre affirme que «s’il arrive que les fins de l’agent passif se découvrent à lui, c’est quelles se donnent pour imaginaires. Elles le sont en effet puisqu’il ne peut les vouloir mais seulement les rêver» (Sartre, 1871/1988, II, 1698): ces intentions n’apparaissent qu’à même les intentionnalités parasitées et comme une sorte de double sens ou de sens figuré en tension avec le premier: Flaubert veut-il finalement accomplir le désir de gloire de son père et mériter sa reconnaissance? Veut-il l’humilier en s’accomplissant comme bouffon et comme écrivain scandaleux? Veut-il dénoncer la vulgarité bourgeoise ou en rire pour avoir le droit de s’y complaire? Veut-il démoraliser l’humanité entière ou comprendre à l’aveuglette les contradictions de l’idéologie libérale dont il est aussi un pur produit? L’Idiot de la famille ne permet nullement de trancher, mieux: les réflexions sartriennes montrent que tout cela est vrai en même temps16, mais sans qu’il soit, par conséquent, possible de parler de volonté, d’intention ou de projet circonscrits. Le vol à voile ne consiste donc pas tout à fait à aller là où on souhaitait aller en instrumentalisant les courants existants: il s’agit aussi et avant tout de découvrir, au hasard des courants, diverses directions coexistantes vers lesquelles, peut-être, on désire aller et entre lesquelles un sujet ubiquitaire, précaire et fugace s’esquisse.
L’activité passive n’est donc nullement une praxis dégénérée. Nous avons identifié chez Sartre deux tendances ou inflexions, l’une établissant une hiérarchie entre deux formes de praxis, l’autre permettant den saisir la continuité. Selon nous la seconde doit l’emporter. Dès lors il n’y a aucun sens à parler d’échec de l’activité passive, ainsi que le laissait soupçonner le thème piégeur de l’échec flaubertien. Plus exactement, dans le champ de l’action, échec et succès sont deux images qui demeurent séparées seulement tant que l’on reste en surface. L’activité passive se confronte à l’équivocité des êtres et des situations, à son propre être fantomatique, elle incite à la méfiance, accroît l’inquiétude. Elle est vulnérabilité certes, mais, indissociablement, elle fait l’apprentissage de la prise de conscience indirecte, de l’expression malgré l’ambiguïté, la diversité des reflets et des points aveugles. Elle fomente une libération dans l’épaisseur de notre être constitué. Prise de conscience, expression et libération précaires hors desquelles il n’y a pas, il ne pourra jamais y avoir d’action. C’est exactement ce que Flaubert nous apprend, plus exactement, ce que Sartre nous apprend à travers son étude de l’apprentissage flaubertien douloureux mais fécond d’une praxis incertaine d’elle-même.
Ainsi Flaubert, en se fondant à sa bêtise, apprend à pressentir le sens indirect dans la matière des mots et à infecter les lecteurs par ce même style indirect. En outre Sartre montre que l’activité passive consiste aussi à laisser se déployer le sens reçu en le surjouant, en l’infléchissant pour qu’il révèle
16 Voir par exemple Sartre (Sartre, 1871/1988, I, 420).
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des conséquences inattendues, par exemple que la prétendue bêtise, la stupeur et l’hypersensibilité ne sont pas si vaines et que, d’autre part, un esprit analytique peut être suffisamment borné pour laisser un enfant dépérir sous un flot d’imaginations et d’affects considérés comme mal articulés. Et puis Flaubert apprend à intégrer également, à jouer, l’attitude rationnelle, l’anticléricalisme, l’atomisme de son père, encore une fois sans les critiquer objectivement, mais en vivant et en donnant à voir de quelle manière ils rendent l’univers vulgaire et inhumain. Il procède de même pour le romantisme. Il ne se libère d’aucune bêtise, mais apprend à jouer avec art sur les diverses tonalités de la bêtise, enrichissant, creusant cette dernière, faisant d’elle un champ signifiant, révélateur d’une époque, des dimensions fondamentales de l’existence. Il la dévoile ainsi également comme une réalité ouverte, un imaginaire que lon peut se réapproprier sans prétendre la pourfendre (ce qui constitue le signe le plus sûr de la pire des bêtises). Ce surcroît de signification, de profondeur et denactivité témoigne de la force propre et du pouvoir de subversion non négligeable possédés par l’activité passive. Doù la gêne et le malaise persistants suscités par les œuvres de Flaubert: loin de simplement donner à la bourgeoisie de son époque le réconfort idéologique auquel elle aspire, Flaubert lui apprend, et nous apprend, les contradictions qui minent ses contemporains et, dans une certaine mesure, toute existence.
Moins flamboyante que la praxis du groupe en fusion, dont elle fait de toute manière partie intégrante à titre de dimension préparatoire et doublure d’ambiguïté, l‘activité passive est aussi plus proche de notre condition. Elle exprime et libère au cœur même des pesanteurs et des opacités qu’il nous faut toujours traverser. Et bien que l’on puisse continuer à espérer des moments de rupture, l’irruption d’une praxis explosive rendant un groupe capable d’agir par-delà l’ambiguïté et les structures sérielles qui ont été son terreau, il demeure également important de forger une capacité à prédire ou pressentir de tels moments (une sensibilité aux kairoi), mais également à découvrir leurs éventuelles failles. Le risque est de se rendre trop méfiant et inaccessible à l’activité du groupe en fusion, mais il ne saurait être question de s’abandonner à un mouvement de foule, là n’est pas le sens du concept de groupe en fusion chez Sartre. Si le groupe en fusion est praxis authentique, il ne peut consister qu’en l’activité d’individus capables de prudence et de distance critique. L’entraînement à l’activité passive permet justement d’acquérir une bonne sensibilité aux lignes de sens enfouies qui peut seule étayer et féconder même la plus apocalyptique des actions.
REFERENCES
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Macé, M. (2007). Penser par cas: Pratiques de l’exemple et narration dans L’Idiot de la famille.
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