Философский журнал 2015. Т. 8. № 3. С. 163-168
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The Philosophy Journal 2015, vol. 8, no 3, pp. 163-168
ДИСКУССИИ
LA CONSCIENCE PHILOSOPHIQUE ET LE MONDE
Entretien avec le Professeur Philippe Capelle-Dumont
Philippe CAPELLE-DUMONT, né en 1954, prêtre catholique, Professeur des universités, docteur en philosophie (Sorbonne), docteur en théologie, Habilité à diriger des Recherches (Strasbourg), enseigne la philosophie à l'Université de Strasbourg et à l'Institut catholique de Paris. Professeur docteur honoris causa de l'Université catholique d'Argentine. Doyen de la Faculté de philosophie de l'Institut Catholique de Paris de 1994 à 2006, président-fondateur de la Chaire de métaphysique Etienne-Gilson depuis 1995, fondateur (avec Paul Ricoeur) du Fonds Jean-Nabert (2001), directeur du laboratoire de recherche en philosophie de la religion (1999-2006), il a dirigé une trentaine de colloques scientifiques en France et à l'étranger.Auteur de 29 livres, de 180 articles scientifiques, notices de dictionnaires et d'encyclopédies, contributions et préfaces à des ouvrages de philosophie, il est également directeur-fondateur de deux collections éditoriales: Philosophie & Théologie (48 volumes), Cerf; Collection de métaphysique Etienne-Gilson (12 volumes) PUF. Membre du «Cercle Castelli» (Rome) depuis 1998, ancien président de la Conférence mondiale des Facultés de philosophie des Universités catholiques (1999-2008), il est président de l'Académie catholique de France (2008) et de la Société francophone de philosophie de la religion (2011). Phénoménologue, il s'inscrit dans l'histoire des problématiques développées par Husserl, Heidegger, Emmanuel Levinas et Paul Ricoeur, (Fenomenologia francesa actual, 2009). Il prépare actuellement un livre qui rassemble ses recherches phénoménologiques ayant donné lieu à des conférences en Europe et en Amérique: «Phénoménologie de l'alliance». Métaphysicien, il consacre ses travaux à la question du temps et à la question philosophique de Dieu en articulation avec sa recherche sur le concept «d'alliance». Il a également publié plusieurs articles de théologie, notamment sur la question de la kénose, le problème de la vérité dans le dialogue interreligieux et la question théologico-politique. Il a reçu en 2009 à Rome la médaille Ex corde ecclesiae décernée chaque année à un universitaire catholique. Cette interview a été réalisée au mois de Janvier 2014.
La philosophie est certainement un domaine d'exercice qui nous permet d'appréhender et même de comprendre les différentes données de la vie et de la conscience. On peut dire également que la philosophie et les interrogations philosophiques représentent une lutte continue avec les mystères de la nature humaine et de la divinité, la recherche philosophique n'offrant pas en tout de réponses définitives. Alors, comment définiriez-vous la conscience philosophique et pourquoi croyez-vous qu'elle soit nécessaire?
La philosophie ne relève pas de l'opinion et n'a rien à faire sur le marché des opinions; il faut laisser cela aux journalistes. Le fait qu'il y ait des discours philosophiques différents et opposés, Descartes s'en était déjà ému dans le «Discours de
© Capelle-Dumont P.
© Petcu T.
la méthode». Mais cette vieille observation ne disqualifie pas l'exercice philosophique qui représente en effet l'exigence de rigueur la plus attendue dans un monde de complexité. Le mot «conscience» lui revient donc à ce premier titre comme une impératif de droiture dans la pensée; cependant, il doit lui être rapporté avec beaucoup de précautions. Ses résonnances psychologiques doivent ici être sinon évacuées, du moins marginalisées si l'on se souvient de l'usage qu'en firent Kant, Hegel, Husserl ou Bergson. La «conscience transcendantale» chez Husserl, par exemple, n'est pas de nature «morale», elle renvoie toujours déjà à une instance en nous qui toujours déjà vise et qui vise à connaitre ce qui lui est extérieur à partir du flux qu'elle porte en elle et qui la jette au-delà d'elle-même. Mais comme l'a vu Heidegger, contestant son maître Husserl, la conscience intentionnelle est elle-même prise à revers, puisqu'elle est précédée par le «il y a» du monde et du temps. La dé-subjectivation de la philosophie, entreprise avec Nietzsche et achevée avec Heidegger, est ainsi l'un des événements philosophiques les plus importants du dernier siècle.
Mais la conscience ne s'exerce pas seulement sur le plan théorétique, elle est aussi une instance morale, convoquée à l'action dans le monde voire à la transformation du monde. Deux dispositions emblématiques caractérisent le geste philosophique à cet égard: celle qui nous vient d'Aristote pour lequel l'établissement de critères éthiques doit traverser la complexité des situations et, par inférence, est conduite à adopter le juste milieu du comportemental; celle qui vient de son maître Platon dont l'agir provient de l'intuition intellectuelle, de la contemplation des idées qui transcendent toute situation. Là encore, la conscience éthique ne peut que se reconnaître précédée: elle est portée à la fois par des traditions (spirituelles, religieuses, ethniques) qui lui impriment toujours déjà des valeurs, des éléments de «valorisation» et par le poids du monde qui est là et nous délivre avant toute recherche de signification (Bedeutung), une significativité (Bedeutsamkeit).
C'est pourquoi, il faut entendre le terme de «conscience» comme une appropriation de cette précédence, de cette antécédence qui est toujours ce que j'ai appelé une «excédance» (avec un «a») et qui renvoie à une gestation mystérieuse et agissante dont nous sommes toujours déjà redevables. Ainsi de l'expression courante et légitime de «prise de conscience» ou «prendre conscience» qui indique que quelque chose était là, ignoré, auquel on accède et qu'on saisit.
Comme on sait, la philosophie signifie «l'amour de la sagesse» et du ce point de vue, la philosophie en comparaison avec les autres domaines de la connaissance a sans doute un rôle privilégié. Êtes-vous d'accord avec cette idée, d'un «rôle privilégié de la philosophie»? Devrions-nous parler d'une singularité de la philosophie concernant le champ de connaissance?
Plus que jamais, la philosophie, que dans les années 1960-70 on croyait diluée dans le champ des sciences humaines, a resurgi dans les années 1980-1990 dans toute sa singularité, sa vocation et sa force. «Aimer la sagesse», ce qui fonde la philosophie, est le contraire de «posséder» la sagesse c'est-à-dire ce qui la trahit. Platon n'avait guère de sympathie pour l'attitude des «Sophistes». C'est que la philosophie jaillit dans la modestie et dans l'humilité mais une modestie et humilité inventives. En ce sens, elle est dépositaire d'une connaissance première qui est comme le savoir d'une ignorance, ce que Nicolas de Cues, après saint Augustin, a appelé la «docte ignorance» et que Franz Rosenzweig dans l'Etoile de la rédemption a réactualisée. Mais déjà Socrate avait dit l'essentiel en déclarant: «Tout ce que je sais, c'est que je ne sais rien» (Apologie de Socrate et Ménon). Cette
connaissance première met en cause l'hégémonie parfois revendiquée des connaissances «secondes», venues des sciences particulières et des technosciences, lesquelles travaillent sur des donnés considérés comme fixes (la physique, la société, la psyché, le langage etc.). Or toutes ces entités relèvent elles aussi d'un mystère de l'être que la philosophie ne cesse par vocation de mettre en relief, ce en dépit des trahisons historiques et idéologiques - La philosophie tient paradoxalement sa puissance d'interrogation de sa condition prestigieuse d'humilité authentique.
Il y a tant de disciplines philosophiques, comme par exemple la philosophie du droit, la philosophie du langage, la philosophie de la culture et beaucoup d'autres. Il y a donc des différentes vocations philosophiques mais alors, comment pourrions-nous parler d'une autonomie de la philosophie en tant que discipline? Je voudrais vous demander en même temps quelle serait la place occupe par la philosophie dans ce que nous appelons «le monde pragmatique»?
Les disciplines intra-philosophiques, alors même qu'elles prennent en compte un secteur particulier de l'existence humaine - le droit, le langage, la culture, la politique, la morale et ou la religion, - restent inspirées par le geste philosophique inaugural; comme je viens de l'évoquer, elles replacent tous ces «objets» dans le faisceau problématique et mystérieux du monde qui nous antécède, elles constituent de la sorte un rempart contre toute tentative réductionniste ou instrumenta-liste. Leur premier travail consiste à faire apparaître les présupposés des savoirs «positifs» (au sens où ils reposent sur un «positum») des sciences et à en déjouer toutes les naïvetés; plus encore, les disciplines philosophiques s'emploient ou devraient s'employer à discerner les horizons de sens sur lesquels les humains peuvent s'engager. La philosophie reste donc le meilleur hommage rendu à la capacité native de tout homme à s'orienter par la raison, je veux dire une raison ouverte, exposée, se reprenant «critiquement» elle-même à la fois dans une dialectique interrogative et intersubjective. Le philosophe en effet n'est pas seul dans son interrogation: Socrate, là encore nous donne une leçon éternelle à travers ses dialogues et sa marche.
Mais la philosophie n'est pas que «réflexion»; Gilles Deleuze ajoutait qu'elle n'est pas non plus simplement «contemplation» et «communication. C'est qu'elle a en charge de former et d'ajuster les concepts fondamentaux à la mesure de l'incommensurable du monde. L'oubli philosophique de «l'incommensurable» a été l'une des causes des deux grands totalitarismes (stalinien et hitlérien) du 20è siècle; cet oubli, s'il s'imposait à nouveau, pourrait entraîner, si nous n'y prenions garde, d'autres totalitarismes, qu'ils soient politiques ou religieux.
Plus profondément encore, la philosophie se contre-distingue des autres pratiques de la pensée par son ordre propre de questionnement. Je tiens pour ma part que l'espace de la pensée se définit par quatre types de rationalités principales: scientifique, philosophique, théologique (au sens large) et esthétique. Le philosophique questionne et répond sans autre attache que sa capacité propre à interroger radicalement, à interpréter et à s'orienter, même si le déploiement historique de cette capacité interrogative et herméneutique a créé une tradition et des traditions de pensée dont elle est redevable. Les lignes d'action qu'elle tente de dessiner s'inscrivent dans l'espace où s'entrecroisent le mystère de la nature, de l'homme mais aussi du sacré et du divin. Au fond, une pragmatique qui récuse, comme ce fut le cas dans les périodes sombres de notre histoire, l'une ou l'autre de ces polarités, court toujours le risque du dérapage éthique, écologique autant qu'économique.
Le plus fréquemment, on évoque la crise économique ou politique qui affecte le monde en oubliant de prendre en considération une autre réalité beaucoup plus douloureuse: la crise morale et spirituelle. Et sans doute la crise des idées. Le pragmatisme a connu un fort développement et ce qui autrefois était appelé «otio» et qui est devenu «negotio». Donc, est il possible un projet philosophique capable de faire revivre l'identité spirituelle de la société contemporaine dominée par la pensée pragmatique?
Nous en sommes à une phase indéniablement nouvelle où les sociétés et les civilisations se réapproprient le lexique de la spiritualité, qu'il s'agisse de spiritualités religieuses ou laïques. On se plait parfois à citer (parfois incorrectement) le mot célèbre de André Malraux: «Le 21è siècle sera mystique ou ne sera pas». Malraux entendait par là l'exigence de renoncer au nihilisme induit par la «mort de Dieu». Dans son ouvrage d 1926, «La tentation de l'Occident», il écrivait cette phrase qui renseigne bien sur sa vision des choses: «Dieu a été détruit. L'homme ne trouve que la mort». La «réintégration des dieux» à laquelle il appelait consistait à retrouver la voie et la voix de la transcendance par laquelle des normes et des valeurs s'installent et qui viennent, à travers l'homme, de l'au-delà de l'homme. La quête spirituelle s'est parfois aujourd'hui banalisée dans le goût de l'exotisme, mais elle doit rester prioritairement dans le champ des préoccupations philosophiques. Car une spiritualité peut être dangereuse, menaçante, sectaire, voire suicidaire. Il ne faudrait pas oublier trop vite que les totalitarismes les plus sauvages invoquaient les puissances de l'esprit. Il faut donc sortir de de l'équivocité, voire de l'ambiguïté et apprendre à introduire des distinctions nécessaires en cette matière.
En amont, la crise de la normativité morale et de la vie spirituelle est proportionnée à la relégation à laquelle on assiste aujourd'hui, du concept de «Création» et au retour d'une conception immanentiste ou naturaliste du monde. Une certaine idéologie écologique, plutôt extrémiste, en constitue le symptôme le plus obvie; mais il est en d'autres, plus discrets, tel le féminisme exacerbé qui, sans en être lui-même toujours conscient, exprime le besoin archaïque de «grand Tout» fusionnel. Or le concept de Création est le garant tout ensemble d'une inscription dans une mémoire de l'immémorial et d'une exigence de créer des normes dans la puissance de cette mémoire. En effet le principe de création préserve entièrement la possibilité de penser des créations et des créateurs; vous le retranchez et vous retombez dans un fatalisme dont les Stoïciens par exemple n'étaient pas exempts.
Votre propos nous engage déjà sur un sujet qui intéresse profondément notre discussion et qui concerne comme telle la relation entre la philosophie et la théologie. Vous avez développé cette question en France depuis 20 ans. Est-il nécessaire et en quoi, que la philosophie s'engage dans le dialogue avec la théologie? Celle-ci pourrait-elle sous ce rapport s'intégrer dans ce monde pragmatique?
Si vous le voulez bien, je serai un peu plus long sur cette question. Car la relation entre la philosophie et la théologie n'est pas une région particulière de la pensée et des pratiques occidentales, elle a constitué leur histoire. Longtemps oubliée dans l'espace académique, elle fait désormais l'objet d'attentions nombreuses un peu partout - et c'est heureux. Elle s'impose en réalité à qui veut comprendre d'où nous venons et souhaite y voir clair dans ce qui nous attend. À tout le moins, la relation philosophie-théologie hérite comme telle d'une histoire tourmentée, en proie aux ruptures, victime des négligences, sujette à métamorphoses et en recherche de nouveaux équilibres. J'ai tenté d'en établir plusieurs modèles historiques tels que, notamment, l' «accomplissement christologique», les «logiques disjonc-
tives», la «totalisation philosophique», l' «intégration théologique», la «neutralité ontologique». La diversité de ces modèles à l'intérieur même du christianisme révèle l'extraordinaire richesse produite par l'intelligence historique de celui-ci et qui répond de ce que j'ai pu appeler sous mode métaphorique une «Pentecôte de la raison», laquelle en certains moments a pu être nourrie de la Pentecôte de la foi.
En réalisant avec 90 collaborateurs une «Anthologie» de la relation Philosophie-Théologie depuis Platon jusqu'à Ricoeur, j'ai voulu en même temps théoriser cette relation notamment avec les deux premiers tomes de mon «Finitude et mystère»1. Dans le premier, j'ai plaidé pour une meilleure compréhension systématique de leurs rapports à l'aide du concept de «reconnaissance», puis, dans le second, à l'aide du concept d' «alliance». Ces catégories fondamentales ne permettent pas seulement de rendre compte des destins jumeaux de la philosophie et de la théologie, et de contribuer à l'élucidation du processus de constitution de l'histoire des idées occidentales; elles visent à dire le faisceau d'événements - spéculatifs, culturels, politiques - que la relation philosophie-théologie suscite comme telle. Cet événement n'est pas accidentel, il s'inscrit dans le déploiement historique de chacune. Cet événement de longue durée s'est décliné, de façon surprenante ou familière, dans les différentes interlocutions entre la philosophie grecque et le christianisme primitif, entre le (néo)-platonisme et le moment patristique, entre l'aristotélisme et la scolastique médiévale, entre la métaphysique et le théologie chrétienne, entre la science moderne et la dogmatique, entre la phénoménologie et la théologie, entre la philosophie de la religion et la théologie des religions, entre la logique des propositions et l'épistémologie des croyances.
Qualifier cet événement originaire en tant qu'il est sans cesse nouveau, telle est la tâche que je veux exprimer avec la catégorie d'alliance. Si la philosophie est un discours régulé de sagesse et de vérité, la théologie est un discours systématique et raisonnable de la foi. Une telle entreprise d' «alliance» entre des deux rationalités disciplinaires est assurément complexe et difficile d'autant qu'elle n'implique pas seulement une attitude herméneutique historico-descriptive ou la seule analyse des langages; elle comprend aussi une intention performative i.e. la mise en œuvre possible d'une pragmatique. Je mentionnerai à titres d'exemples, quatre problèmes actuels et vifs où cette relation peut et doit être mobilisée comme telle. En premier lieu le problème «interculturel». Le vocable d'interculturalité se trouve lié à deux questions de principe; l'une demande si la «culture» ou la «civilisation» procèdent d'une logique de cloisonnement ou bien si elles nt les vertus de dialogue et d'inter-hospitalité; l'autre question tient à l'alternative entre un relativisme des énoncés anthropologiques («les droits de l'homme sont occidentaux»!) et l'idée d'une unité foncièrement transculturelle de la condition d'humanité. À ce double égard, la pratique d'alliance entre la philosophie et la théologie permet de mettre en évidence les éléments relevant ou de la sphère culturelle, de la sphère religieuse, et de l'histoire des civilisations.
Et pour les trois autres problèmes?
Le problème de «l'interreligieux». Dans sa géographie principale, il comprend trois défis principaux. 1. Comment tenir ensemble la revendication de toute religion dans l'accès à l'absolu et promouvoir en même temps des formes d'acceptabilité
Philippe Capelle-Dumont, Anthologie Philosophie-théologie, 5 vols. Paris, 2009-2011; Finitude et mystère. Paris, 2005; Finitude et mystère II. Paris, 2013; Finitude et mystère III. Paris (à paraître).
d'une religion par autre? 2. Quels sont les traits de compatibilité et d'incompatibilité entre les figures de «Dieu» et du «divin» sous-jacentes aux différentes religions? 3. Un «dialogue» avec l'autre «religion» est-il praticable sans une véritable mise à l'épreuve méthodologique des références objectives qui la constituent (rédactions des textes, histoire des dogmes, validité et effet de l'acte de foi. Face à des trois défis majeurs, l'alliance disciplinaire philosophie-théologie se révèle d'un grand secours. À faire cavalier seul, la théologie bute sur les murailles infranchissables d'affirmations «dogmatiques» contradictoires; elle prend alors le risque paradoxale de renoncer à la question rationnelle de la vérité. De son côté, à s'exercer seule, la philosophie bute sur l'extrême difficulté de qualifier les expériences mystiques dans leur rapport à l'unité d'une tradition religieuse. On peut donc apercevoir tout le bénéfice que leur collaboration produit ici: un discours universellement communicable sur la phénoménalité religieuse et son articulation positive avec les identités narratives des religions particulières. En cela, elle contribue à refouler aussi bien un formalisme abstrait, souvent sans véritable prise sur le réel, que les idées communautaristes souvent violentes.
Puis le problème «théologico-politique». Ce domaine de réflexion aujourd'hui amplement réinvesti comporte deux questions de principe qui concernent les liens entre le pouvoir et le sacré, et l'effet politique du religieux. Ces deux questions sont intrinsèques à la réflexion philosophique et à la réflexion théologique, mais elles trouvent une lumière nouvelle dans leur mise en conversation systématique. Les théologies, à moins d'encourager aux «ghettoïsations», ne sauraient ignorer les termes diversifiés dans lesquels la tradition philosophique (et juridique) théorise la politeia. Et puisqu'un communautarisme peut en cacher une autre, le philosophe ne saurait s'exempter d'un accès à la compréhension «théologique» des concepts théologiques alors que ceux-ci ont été sollicités, transmutés dans des processus de métamorphose politique.
Enfin le problème «bioéthique». La connaissance du génome humain et la maîtrise génétique transportent plusieurs questions fondamentales dont celle, souvent occultée, qui concerne les stratégies d' «intérêt» économique et politique, celle également qui interroge sur le juste rapport à la polarité «nature». Or, sans la tension philosophique, les «théologies» courent chaque fois le risque, faisant valoir une normativité positive, sans doute intra-justifiée, ne pouvoir l'attester comme expérience du monde et donc universalisable. Inversement, sans la tension avec les théologies constituées, les philosophes courent ici le risque de passer à côté des reprises en «raison» des déterminations croyantes inspiratrices des choix éthiques, de manquer alors la part critique que celles-ci induisent et exercent et verser dans la facilité en revendiquant un formalisme éthique abstrait.
On peut ainsi comprendre que la relation philosophie-théologie ne fait pas partie des objets décoratifs, mais qu'elle favorise la complémentarité des ordres de questionnement - avec la rationalité scientifique et la rationaité esthétique - et ainsi qu'elle honore en ces temps d'urgence intellectuelle, le travail multiforme de la pensée.
Paris, le 2 janvier 2014.
Une interview par Tudor Petcu