ИССЛЕДОВАНИЯ НАСЛЕДИЯ В.С. СОЛОВЬЕВА ВО ФРАНЦИИ
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VLADIMIR SOLOVIEV, UNE VOIX DE LA RUSSIE EN FRANCE
MURIEL GUITTAT-NAUDIN Université Paul Valéry-Montpellier III Route de Mende, 34199 Montpellier, France E-mail: [email protected]
En 1888, Vladimir Soloviev séjourne plusieurs mois à Paris. Séduisant les intellectuels qu'il y rencontre, ce séjour marque, en France, le début d'un intérêt pour sa pensée qui se prolonge bien au delà de sa mort en 1900. Jusqu'à aujourd'hui, en effet, ses idées sur la vocation des nations, et plus particulièrement sa conception de la vocation universelle de la Russie, comme son ecclésiologie et son eschatologie suscitent un écho certain essentiellement dans les milieux croyants. Unionistes et pionniers de l'œ cuménisme catholiques se sont notamment appuyés sur sa conception de l'Eglise et de la papauté pour d'abord faire avancer l'Union des Eglises, et ensuite, quand l'idée d'union fut définitivement abandonnée, pour nourrir le dialogue interreligieux. C'est plutôt le versant philosophique et théologique de l'œuvre de Soloviev que les penseurs russes de l'émigration arrivés en France dans les années vingt ont acclimaté et contribué à diffuser. C'est davantage l'ecclésiologie qui séduit une troisième et une quatrième génération de disciples français du penseur russe, souvent enclins à faire de Soloviev un prophète de la modernité.
Mots-clés: catholicisme, Eglises, ecclésiologie, œcuménisme, eschatologie, Orient-Occident, orthodoxie, philosophie russe, Russie, Soloviev, Sophiologie, uniatisme, Vatican II.
VLADIMIR SOLOVIEV, A VOICE OF RUSSIA IN FRANCE
MURIEL GUITTAT-NAUDIN University Paul Valéry-Montpellier III Route de Mende, 34199 Montpellier, France E-mail: [email protected]
This article is to analysis of the influence of Soloviev's philosophy and theology in France from 1888 until today. The communication focuses catholic intellectualseither as apartisan of uniatism or a pioneer of Soloviev recognized the primacy of the Bishop of Rome and became a member of the greek-catholic russian Church in 1896 without leaving behind his own liturgy. Soloviev is proposed as a model for the Russians willing to join the Roman Catholic Church. Soloviev is also considered as a pionner of ecumenism. He had always condemned individual conversions and he was convinced that the russian Church's traditions could enrich Catholic Church. He thought that the primacy of the Bishop of Rome was a primacy of love, and not a legal one Moreover, the manuscript emphasized the crucial rôle of Russian thinkers who embraced Soloviev's ideas. For instance, when Boulgakov and Berdiaevarrived in France in the 1920's, they relay to french intellectuals the philosophy and
theology of Soloviev, especially his sophiology. After the World War II, new generation of french followers, interested in eschatology, ecumenism and judaism, raise Soloviev as a prophet of modernity.
Key words: catholicism, Churches, East-West relations, ecclesiology, ecumenism,eschatology, orthodoxy, russian philosophy, Russia, Soloviev, Sophiology, uniatism, Vatican II.
En mai 1888, muni d'une recommandation de l'évêque de Croatie, Mgr Strossmayer chez qui il vient de séjourner, Vladimir Soloviev arrive à Paris. Le géographe Henri Lorin1, dont l'épouse est croate, l'introduit alors dans les milieux catholiques libéraux: il se lie notamment avec l'historien Anatole Leroy-Beaulieu2, auteur d'un ouvrage majeur sur la Russie, «Lempire des Tsars et les Russes», et avec le diplomate et homme de lettres Eugène Melchior de Voguë, auteur, en 1886, d'un essai remarqué sur «Le roman russe» qui fait découvrir au public français la richesse de la littérature russe.
Quelques jours après son arrivée, Soloviev prononce une conférence dans les salons de la princesse Sayn-Wittgenstein, née Bariatynski, en présence d'une soixantaine de personnes environ: la bonne société du faubourg Saint Germain s'y presse au côté de quelques religieux étrangers, de trois ou quatre publicistes et d'un groupe de Russes parmi lesquels figurent les jésuites Paul Pierling (1840-1922) et Jean Martinov (1821-1894)3, tous deux collaborateurs des «Etudes», la revue des jésuites français, et de l'œuvre de Saint Cyrille et Méthode: fondée en 1855 par le père Gagarine, celle-ci vise à faire connaître à l'opinion française les traditions spirituelles et intellectuelles orientales afin de favoriser le rapprochement entre l'Eglise catholique et l'Eglise russe. Le journaliste Eugène Tavernier (1854-1928), neveu par alliance de Louis Veuillot, le directeur du journal catholique ultramontain, «L'Univers», figure également dans l'auditoire. Enthousiasmé par les propos de Soloviev, il publie immédiatement un compte-rendu fort élogieux de cette conférence et lui ouvre largement les colonnes de «L'Univers». L'année suivante, alors que Soloviev a quitté Paris, il supervise la publication de son ouvrage écrit en français «La Russie et l'Eglise universelle»(1889)qui développe les thèmes abordés lors de cette soirée.
Quelle est donc cette «Idée russe» qui a tant séduit l'auditoire et ensuite le public françaispuisque le texte de cette conférence est rapidement publiée à la libraire Perrin. Soloviev explique que, en tant que pays chrétien, le devoir historique de la Russie est de favoriser «l'unité parfaite et universelle du genre humain» dont le modèle est donné par l'Eglise catholique. En renonçant à «une religion à part, une foi russe, une Eglise impériale.. .»[2, p. 33], autrement dit en reconnaissant la vérité universelle du catholicisme, la Russie pourra contribuer à la mise en place d'une théocratie capable de régénérer l'Europe et le monde dont les deux piliers seront le Tsar et l'Eglise catholique4.
1 Henri Lorin (1857-1914): polytechnicien issu d'une grand famille bourgeoise, légitimiste et ultramontaine, il fut l'un des inspirateurs de Rerum Novarum.
2 Historien et spécialiste de la Russie, Anatole Leroy-Beaulieu (1842-1912) fut professeur à l'Ecole libre des sciences politiques, puis directeur de cette même institution en 1906.
3 Tavernier Eugène. Introduction, Soloviev Vladimir. Trois entretiens sur la guerre, la morale et la religion. Paris: Plon, 1916 [1].
4 Soloviev Vladimir. Lldée russe. Paris: Perrin, 1888. F! 45 et sq.
A l'orée du XXe siècle, cette affirmation de la vocation messianique de la Russie rencontre un assez large écho dans des milieux catholiques gagnés par une certaine fièvre russe. Dans l'Eglise, l'encyclique «Grande Munus» promulguée en 1880 par Léon XIII, a incité les fidèles à se tourner vers la Russie en étendant à toute l'Eglise le culte des saints Cyrille et Méthode, apôtres des slaves. Sur le plan politique et diplomatique, l'heure est par ailleurs à un rapprochement entre la France et la Russie, qui aboutit en 1892 à la signature de lAlliance franco-russe. Quatre ans plus tard, le retentissement triomphal du voyage officiel du jeune tsar Nicolas II et de son épouse en France illustre concrètement la fécondité de l'amitié franco-russe.
Les six mois que Soloviev passent dans la capitale marquent donc profondément certains intellectuels catholiques. Mais l'intérêt suscité en France par sa pensée ne se tarit pas à la mort du philosophe en 1900. Une nouvelle génération, moins sensible à cette «Idée russe» qui lui fut un tant si chère, puise davantage à l'ecclésiologie en retenant de la pensée Soloviev le théoricien de l'union des Eglises, dans sa version uniate ou dans sa version œcuménique au sens où nous l'entendons aujourd'hui. C'est encore un autre Soloviev qui arrive dans les bagages de l'émigration russe après 1922: considérant ses sympathies catholiques avec beaucoup de méfiance, ses héritiers russes puisent à ses intuitions philosophiques et métaphysiques pour construire leur propre philosophie religieuse que le public français découvre alors.
Dans les années 1990 est apparue une troisième génération de disciples français ou francophones de Soloviev dans un contexte religieux et politique radicalement différent des périodes précédentes. Alors que les tensions politiques et religieuses en Russie comme dans les anciennes Républiques de l'URSS sont grandissantes, Soloviev est présenté comme une figure pacificatrice car capable de faire le lien entre l'Orient et l'Occident.
Les espoirs d'union de l'Eglise catholique
Un Newman russe
Entré dans la congrégation des jésuite en 1897, Michel d'Herbigny défend en 1910 une thèse de théologie intitulée « Un Newman russe: Vladimir Soloviev»5. Immédiatement remarquée, celle-ci, publiée l'année suivante aux Editions Beauchesne, contribue a faire connaître au public français Vladimir Soloviev.
La comparaison avec le prélat anglican, converti au catholicisme, indique d'emblée la lecture adoptée par le jeune jésuite. Celui-ci souligne que comme Newman, Soloviev a vivement critiqué son Eglise dont le clergé était souvent ignare et la hiérarchie largement inféodée au pouvoir politique. Il a reconnu le bien-fondé de la primauté du pape et affirmé à maintes reprises que l'union des Eglises, pour être légitime, ne pouvait s'effectuer que sous l'autorité de Rome. Tout en professant la foi doctrinale catholique, Vladimir Soloviev resta néanmoins, de coeur et d'âme, et aussi pour la pratique des sacrements, attaché à
5 d'Herbigny Michel.Vladimir Soloviev, un Newman russe. Bruxelles, Beauchesne, coll: Bibliothèque slave, 1911. 336 p. [3].
l'Église russe. Cette situation singulière dura jusqu'en 1896 où, privé de sacrements par son Eglise, Soloviev reçut la communion d'un prêtre uniate russe, sans qu'il y eut d'abjuration proprement dite. Quand le philosophe s'éteignit dans la maison de campagne du prince Troubetskoï, c'est pourtant un prêtre orthodoxe qui vint à son chevet.
C'est donc la figure du converti que Michel d'Herbigny met en avant, en soulignant cependant que cette conversion au catholicisme ne signifie pas une conversion au latinisme: «Pendant les dernières années de sa vie, il [Soloviev. - M. G.-N.] souhaitait que les conversions individuelles devinssent assez nombreuses dans les milieux plus cultivés, pour préparer un clergé catholique, de race russe, de rite paléoslave, de foi docile à l'autorité infaillible de la chaire de Pierre: un clergé de vertu exemplaire et de mérite intellectuel qui inspirât le respect»[4, p. 23].
Davantage sans doute que celui de Soloviev, c'était le souhait le plus cher de Michel d'Herbigny qui avait d'ailleurs créé en 1911 une sorte de séminaire russe, en marge du noviciat jésuite d'Enghien, chargé de former des prêtres de rite oriental, appelé à convertir les orthodoxes russes. Le jésuite était en effet convaincu que ceux-ci se convertiraient en masse lorsque Rome les autorisait à conserver leur liturgie et leurs traditions. Ce fut d'ailleurs la position qu'il défendit auprès de Pie XI, dont il devint rapidement le conseiller pour la Russie et les affaires orientales. Devenu pape en 1922, Achille Ratti s'était montré décidé, dès sa première encyclique, à favoriser l'union des Eglises. Dès son entrée en fonction, il décida de réorganiser la Congrégation «Pro Ecclésia orientali», existante depuis 1917, placéesous la direction du cardinal Sincero. Il créa en 1925 une «Commissio pro Russia», bientôtindépendante de l'Orientale, et en 1929, il mit en place à Rome un collège ou séminaire russe, le Russicum chargé de former des prêtres catholiques de rite slave. Appelé à Rome en 1921 pour enseigner à l'université Grégorienne, le jésuite français, devenu président de l'Institut oriental, se retrouve rapidement au centre de ce dispositif: président de l'Institut oriental à qui il donne une impulsion majeure, consulteur à la Congrégation orientale, il est aussi un membre influent de la Commission pro Russia.
A Rome comme en France, l'espoir d'un retour des Russes orthodoxes dans le giron de Rome était entretenu par le contexte politique et religieux troublé de l'URSS des années vingt6.On considérait alors que l'effondrement conjoint du tsarisme et des structures de l'Eglise orthodoxe russe, en libérant les fidèles de l'influence néfaste que ces deux institutions avaient jusqu'alors exercée sur les fidèles en leur présentant négativement l'Eglise catholique, ne pouvait manquer d'aboutir à l'union, à condition qu'une hiérarchie catholique de rite oriental soit là pour les accueillir. Or, le clergé catholique uniate russe avait été décapité par la répression soviétique. Mgr d'Herbigny réussit alors à convaincre Pie XI de la nécessité d'ordonner clandestinement une nouvelle hiérarchie catholique en Russie. Ce plan vira au fiasco puisque les quatre évêques et administrateurs apostoliques ordonnés secrètement par le jésuite lors de son voyage en URSS, lui-même sacré évêque clandestinement à Berlin par Mgr Pacelli en 1926, furent arrêtés peu après et déportés. En 1931, l'échec de sa politique est manifeste, il démissionne
6 Cf. Schor Ralph. Solidarité chrétienne? Orthodoxes russes et catholiques français dans les années 1920. Cahier de la Méditerranée. 2001. T. 63. IF 157-167 [5].
de ses fonctions romaines et deux ans plus tard se retire en Belgique où il n'exerce plus aucune responsabilité7.
Un précurseur de l'œcuménisme
Faire de Soloviev le défenseur et le héraut de l'uniatisme n'était cependant pas du goût de tous les disciples français du penseur russe. Le lazariste Fernand Portal (1855-1926)8 interprétait cet attachement persistant de Soloviev àla tradition orthodoxe et la singularité de son itinéraire ecclésial de tout autre manière: il y voyait une anticipation de l'union des Eglises telle qu'il la concevait et l'espérait.
Monsieur Portal, comme l'appelait ses disciples, était bien éloigné des préoccupations missionnaires d'un Mgr d'Herbigny. Ce pionnier de l'oecuménisme avait d'abord oeuvré au rapprochement avec l'Eglise anglicane en initiant, avec Lord Halifax et le cardinal Mercier, les Conversations de Malines (1921-1925) dont l'objectif était de permettre au clergé anglican et au clergé catholique de mieux se connaître, sans visée apologétique. l'intérêt que le Père Portal portait aux autres Eglises et en particulier à l'Eglise russe l'encouragea àdiriger certains de ses disciples vers l'étude de l'orthodoxie et de la philosophie religieuse russe. Labbé Morel fut le premier à se lancer dans cette voie, suivi de près par Joseph Wilbois qui publia en 1907 un ouvrage sur «Lavenir de l'Eglise russe». Labbé Gratieux, élève de «Monsieur Portal» au grand séminaire de Châlons-sur-Marne, fut également orienté par ce dernier vers l'étude de la pensée religieuse russe. Il devint un des meilleurs spécialistes du mouvement slavophile et publia notamment en 1939, un ouvrage sur Khomiakov9. En 1910, Pierre Pascal, croise également la route du père Portal, aumônier du groupe «tala» de l'Ecole normale supérieure où il vient de rentrer. Russophile depuis son adolescence et converti au catholicisme, il y découvre Soloviev, notamment ses écrits en français, «L'Idée russe» et «La Russie et l'Eglise universelle» qui le convertissent lui aussi à l'idéal de l'«Union des Eglises»10. Envoyé pendant la Première guerre mondiale comme interprète en Russie, Pierre Pascal décide de ne pas rentrer en France en 1918 pour participer à la mise en place du régime bolchevique. Ce disciple catholique et marxiste de Soloviev, devenu un slavisant de renom et un spécialiste reconnu de la Russie à son retour en France au milieu des années trente est assurément un disciple à part de Soloviev.
Appartenant à un autre rameau naissant de l'oecuménisme11, Louis Gillet, plus connu sous le nom du «moine de l'Eglise d'Orient», est sans doute celui qui s'est le plus clairement placé dans le sillage de Soloviev12. Entré au monastère bénédictin de Clervaux au Luxembourg après la Première guerre mondiale, il poursuit son noviciat au monastère
7 Cf. Wenger Antoine. Rome et Moscou 1900-1950. Paris: Desclée de Brouwer, 1987. 684 p. [6].
8 Cf. Ladous Régis. Monsieur Portal et les siens. Paris: Cerf, 1985. 521 p. [7].
9 Gratieux Albert. A.S. Khomiakov et le mouvement slavophile. Paris: Editions du Cerf, 1939. 2 vol.
10 Cité par Régis Ladous, op. cit. P. 374.
11 Cf. Fouilloux Etienne. Les Catholiques et l'Unité chrétienne du XIXe au XXe siècle. Paris: Le Centurion, 1982. 1007 p. [8].
12 Cf. Behr-Sigel Elisabeth. Un moine de l'Eglise d'Orient: le Père Lev Gillet, un libre croyant universaliste, évangélique et mystique. Paris: Editions du Cerf, 1993. 637 p. [9].
franco-anglais de Farnborough où il rencontre Mgr Szeptickyj, l'évêque uniate de Lviv en Galicie, qui lui fait grande impression13. C'est d'ailleurs au monastère d'Ouniov, à Lviv, que le père Gillet prononce ses vœux définitifs en 1924 et qu'il est ordonné prêtre.
En 1925, le père Lev Gillet est envoyé par le métropolite assister quelques mois Dom Lambert Beaudouin qui vient de fonder le monastère bénédictin de rite slave dAmay14. Rapidement, les bénédictins dAmay font paraître une revue, «Irenikon», qui vise, d'une part, à faire connaître les richesses spirituelles et liturgiques des traditions des autres Eglises chrétiennes, et d'autre part, à promouvoir une démarche œcuménique en récusant le «prosélytisme», la «bienfaisance» et la «conception impérialiste» [10, p. 182]. Dans un contexte de regain d'intérêt des catholiques français pour les traditions anglicanes et orientales, lié en partie à l'arrivée de l'émigration russe en France dans les années vingt, la revue connaît un succès immédiat puisque deux ans après sa création, elle compte 2000 abonnés15.
Dès le premier numéro, le père Lev présente la pensée et le parcours ecclésial atypique du penseur russe sur lesquels peut «se faire l'unanimité entre chrétiens de confessions différentes, orthodoxes ou catholiques»16. La deuxième partie de cette contribution est publiée dans le troisième numéro d'Irenikon. Dans le deuxième fascicule, le moine de l'Eglise d'Orient analyse la doctrine de la primauté d'amour de la chaire de Saint-Pierre développée par Soloviev17. Cet article est suivi du texte programmatique de Dom Lambert dans lequel il précise la démarche et les objectifs des moines dAmay-Chevetogne. En 1927, alors qu'il a quitté Amay, le père Lev publie un article sur la Sophiologie et la théologie mariale dans laquelle Soloviev est abondamment cité18. La fondation d'Amay-Chevetogne aurait-elle été placée sous le patronage spirituel de Soloviev? C'est en tout cas la conviction intime du père Lev:«Peut-être ne serai-je pas démenti par Dom Lambert Beaudouin et ses plus anciens collaborateurs si je dis qu'il y eut une sorte de présence spirituelle de Vladimir Soloviev aux origines de l'œuvre dAmay. La figure et l'esprit de Soloviev exerçaient une influence profonde sur quelques-uns de ceux qui furent mêlés à ces origines. Les premières livraisons d'Irenikon consacrèrent plusieurs pages à Soloviev»[11, p. 369].
Si Dom Emmanuel Lanne doute que «les moines dA' may de la première génération aient vraiment réservé à Vladimir Soloviev cette place idéologique exceptionnelle qu'il [le père Lev] lui attribue» [10, p. 176], il n'en reconnaît pas moins que la condamnation par Soloviev des conversions individuelles comme du prosélytisme et sa volonté de faire connaître aux catholiques occidentaux l'orthodoxie orientale et le catholicisme
13 Mgr André Szepticky est la principale figure religieuse et politique ukrainienne de la première moitié du XXe siècle.
14 Cf. Enzo Bianchi, Raymond Loonbeeck, Jacques Mortiau. Dom Lambert Beauduin visionnaire et précurseur (1873-1960): un moine au cœur libre. Paris: Editions du Cerf, 2005. E 125 et sq.
15 Lanne Emmanuel. Le Père Lev Gillet et Vladimir Soloviev, d'après ses écrits destinés à Irenikon. Contacts. 1994. N. 3. II 129.
16 Le moine de l'Eglise d'Orient. Vladimir Soloviev. Le chrétien. Irenikon. 1926. 1. II 123-128.
17 Le moine de l'Eglise d'Orient. Roma et Amor. Une vue de Soloviev sur la primauté de Pierre. Irenikon. 1926. N 2. P. 74-80.
18 Le moine de l'Eglise d'Orient. Contributions russes àla théologie mariale. Irenikon. 1927. N 5. P. 259-263.
aux Orthodoxes reflètent bien la manière dont les moines d'Amay-Chevetogne envisageaient l'union des Eglises, conçue comme une «union des coeurs que la prière et la charité» devaient préparer et non comme une union institutionnelle19.
A l'inverse de l'interprétation proposée par Michel d'Herbigny, le père Lev présente Soloviev non comme un converti, mais comme un précurseur de l'oecuménisme. Si son adhésion formelle au catholicisme n'est pas un épisode secondaire, car «Soloviev n'a pas accompli ce geste dans sa période de ferveur unioniste, mais bien dans la période de déception et de tristesse qui suivit celle-ci» [11, p. 369], ce n'est pas davantage une conversion au sens strict. Le père Lev rapporte en effet que Soloviev s'est entretenu plusieurs fois avec le prêtre orthodoxe ayant recueilli sa confession: ce n'est donc pas la soudaineté de la maladie qui l'a contraint à faire venir àson chevet un prêtre orthodoxe. Il ne faut pas interpréter cette décision comme une réconciliation avec l'orthodoxie, car si Soloviev avait voulu se rétracter, il l'aurait fait publiquement et avec «toute la précision désirable» [11, p. 369]. Pour le moine de l'Eglise d'Orient, Soloviev trouvait aussi légitime de recevoir les derniers sacrements d'un prêtre orthodoxe en 1900 que de communier dans l'Eglise catholique en 1896, car il était convaincu de l'existence d'une union essentielle et sacramentelle entre les deux églises: il avait anticipé le moment où Rome et Moscou se trouveraient enfin réunies.
En 1928, l'encyclique Mortalium animos met définitivement un terme aux espoirs d'Union des Eglises. Lencyclique explique en effet que les « dissidents à la seule et véritable Eglise du Christ qu'ils ont eu jadis le malheur d'abandonner », doivent reconnaître leurs erreurs, se soumettre au pape et revenir dans le giron de l'Eglise catholique. Ce couperet romain conduit le père Lev à quitter définitivement l'Eglise catholique pour se convertir à l'orthodoxie. Il est alors accueilli par la communauté orthodoxe de Paris.
La postérité russe de Soloviev en France: métaphysique, christologieet Sophiologie
La première réception catholique de Soloviev laisse donc apparaître des interprétations de son parcours fort divergentes, le philosophe faisant figure de précurseur à la fois de l'unionisme catholique et de l'oecuménisme balbutiant. Mais cette réception s'avère largement incomplète: s'intéressant uniquement àson ecclésiologie, unionistes et oecuménistes ont la plupart du temps glissé sur sa dernière oeuvre, marquant la fin de ses espérances théocratiques, et ignoré le gros de sa philosophie. Jean Séverac, déjà auteur d'une étude sur «La secte russe: les Hommes de Dieu» (1906), avait certes présenté dès 1907 la pensée philosophique de Soloviev dans un volume de morceaux choisis, mais l'ouvrage était resté assez confidentiel20.
C'est l'arrivée à Paris de la diaspora russe, chassée par le pouvoir communiste en 1922, qui sensibilise véritablement le public français à la pensée philosophique de
19 Cf. Vos Louis. La contribution du Père Lev Gillet à la fondation du monastère dAmay-Chevetogne. Contacts. 1994. N 165. P. 31 [12].
20 Séverac Jean. Vladimir Soloviev. Paris: Louis-Michaud, coll: «Les grands philosophes français et étrangers», 1907. 222 p. [13].
Soloviev21. Considéré comme le premier philosophe russe, Soloviev figure en effet comme l'un des principaux maîtres à penser de toute une génération d'intellectuels parmi lesquels figurent, entre autres, Nicolas Berdiaev, Nicolas Losski, Léon Chestov, Simon Franck ou encore Serge Boulgakov.
Nicolas Berdiaev quintile à Clamart en 1924 après avoir séjourné àBerlin où il a publié Un nouveau Moyen Age qui lui a donné d'emblée une audience européenne. Bien introduit auprès des thomistes regroupés autour du philosophe Jacques Maritain àMeudon et proche également des personnalistes de la revue Esprit qu'Emmanuel Mounier vient de fonder, Nicolas Berdiaev est la personnalité russe dont la pensée rencontre le plus d'écho en France22. S'il se trouve souvent en désaccord avec Soloviev, il n'en reprend pas moins la notion de «divino-humanité», centrale dans la pensée de Soloviev, pour en faire la pierre d'angle de son anthropologie: àl'image du Christ, vrai homme et vrai Dieu, l'homme, comme créature, possède lui aussi une nature à la fois divine et humaine appelée, au cours de l'histoire, à se diviniser et à se spiritualiser. Si l'homme accepte librement cette divinisation, le cosmos sera spiritualisé et, par là même, sauvé: le salut de l'homme et celui de la Création sont donc indissociablement liés. A la différence de Soloviev, Berdiaev met l'accent sur le tragique de la condition humaine: dans la mesure où l'homme est responsable à la fois de son destin et de celui de l'humanité, lui seul peut en effet travailler, par son action créatrice, à la transformation du monde. Cependant, cette action créatrice est envisagée à la lumière de la fin de l'histoire, ce qui la préserve de tout messianisme, politique ou national, écueil que Soloviev n'a pas su toujours éviter.
Chassé de Russie en 1922, arrivé à Paris en 1925, le Père Serge Boulgakov doit son retour à la foi à Soloviev, «son guide philosophique vers le Christ»23, à l'exception de ses inclinations catholiques24. Comme professeur à l'Institut Saint-Serge25 dont il est l'un des fondateurs, il contribue àfaire connaître en France la Sophiologie qu'il a découverte grâce à Soloviev. Héritier des Pères de l'Eglise, mais aussi de la théosophie et de la philosophie allemande idéaliste, ce courant théologique russe original et contesté postule que la «Sophia» la Sagesse divine, principe cosmique féminin distinct du Saint-Esprit, permet d'expliquer les relations entre le divin et l'humain. C'est en France et en français que Soloviev avait fait paraître ses premiers dialogues sur «La Sophia»dès 1876, pour se protéger de la censure ecclésiastique26. La notion apparaissait comme une sorte
21 Cf. Arjakovski Antoine. La génération des penseurs religieux de l'émigration russe. Paris: LEsprit et la lettre, 2002. 610 p. [14].
22 Cf. Fourcade Michel. De Soloviev à Boulgakov, la réception catholique de l'orthodoxie russe en France. Contacts. Avril-juin 2012. N 238. P. 118-145 [15].
23 Boulgakov Serge. The Wisdom of God. Londres, 1937, p. 24. Cité par Elisabeth Behr-Sigel. La sophiologie du Père Serge Boulgakov. Revue d'histoire et de philosophie religieuse. 1939. N 19. P. 130-158 [16].
24 Cf. Boulgakov Serge. Sous les remparts de Chersonèse, trad. et introduction de Bernard Marchadier. Genève: Editions Ad Solem, 1999. 291 p. [17].
25 Ordonné prêtre en 1918 après des études d'économie, Serge Boulgakov (1871-1945) fut chassé de Russie en 1922 et s'installa en France en 1925. Cf. Antoine Arjakovski, Antoine. Essai sur le Père Boulgakov. Saint-Maur: Parole et Silence, 2006. 214 p.
26 Cf. Marchadier Bernard. La Sophia vue de Kiev. Nunc. 2004. N 6. P. 92-96 [18].
d'intermédiaire entre la transcendance de Dieu et le monde créé, «une échelle qui tient naturellement aux deux bouts,c'est-à-dire selon une configuration ou une conformité de la nature des deux mondes pourtant absolument distincts et incommensurables, et qui permette à Dieu de descendre sans pulvériser la créature et à l'homme de monter sans s'embraser» [19, pp. 47-48]. Pour Soloviev comme pour Boulgakov, la Sophia comble l'abîme ontologique entre Dieu et sa Création: le monde ne doit donc pas seulement être pensé comme une créature tirant son existence d'une énergie en dehors ou au-dessus de lui, il a avec Dieu comme un lien organique.
Ainsi prolongés par Berdiaev ou par Boulgakov, la philosophie religieuse de Soloviev rencontre un écho chez les intellectuels catholiques de la France des années trente, notamment car elle offre l'exemple insolite d'une pensée qui ne respecte pas la frontière stricte séparant traditionnellement en France la philosophie de la théologie. Comme le premier existentialisme, cette pensée, à bien des égards iconoclastes, ouvre une brèche dans la philosophie officielle de l'Université dominée par le cartésianisme, le spinozisme ou le kantisme d'un Emile Bréhier et d'un Léon Brunschvicg. A bien des égards, elle contribue aussi à cet âge d'or de la pensée chrétienne représentée par Maritain, Blondel, Gilson ou encore Gabriel Marcel, tous décidés à philosopher dans la foi.
Tel n'est pas le cas dAlexandre Kojève, seul héritier athée de Soloviev : arrivé à Paris à la fin des années vingt27, il fait connaître Hegel en France en animant un séminaire à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes de 1933 à 1939 auquel assistent Raymond Aron, le psychanalyste Jacques Lacan, le philosophe Jean Hyppolite, le jésuite Gaston Fessard, les écrivains Raymond Queneau et André Breton, les critiques littéraires Georges Bataille ou Roger Caillois ... Mais avant de se fixer sur Hegel, Kojève s'est d'abord intéressé à Soloviev et c'est à «La Métaphysique religieuse»de ce dernier qu'il a consacré son doctorat soutenu en 1926 à Heidelberg, puis repris ensuite à Paris pour l'obtention de son diplôme à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes et publié à partir de 1934 dans la «Revue d'histoire et de philosophie religieuses»28.
Comme Berdiaev ou Boulgakov, Kojève retient de la lecture de Soloviev les notions de «divino-humanité» et de Sophia qui, selon lui, constituent «la partie la plus originale et la plus personnelle de l'oeuvre»[20, p. 125], mais pour s'y opposer. Dès les années vingt, il a en effet élaboré une métaphysique de l' «In-Existant» ou du Néant largement inspiré du bouddhisme dont la finalité, à l'inverse de la métaphysique de Soloviev, n'est pas de réaliser une synthèse universelle parfaite conciliant la science, la philosophie et la religion, mais de concilier l'In-Existant du Nirvana avec l'humanité et son devenir historique. C'est finalement chez Hegel, mais interprété à partir de Soloviev, que Kojève trouve la synthèse métaphysique parfaite: Dieu y est remplacé par le concept d'Etat universel, chargé de promesses eschatologiques. Kojève s'inscrit ici pleinement dans cette modernité qui sécularise Dieu et qui divinise les valeurs humaines: à ce titre, il apparaît comme un héritier à part de Vladimir Soloviev.
27 Né à Moscou, Alexandre Kojève (1902-1968) abandonna après la guerre la carrière d'enseignant pour devenir haut fonctionnaire en charge des Relations Economiques Extérieures au ministère de l'Economie. Cf. Auffret Dominique.Alexandre Kojève. Paris: Grasset, 1990. 455 p.
28 Kojevnikov Alexandre. La métaphysique religieuse de Vladimir Soloviev. Revue d'histoire et de philosophie religieuse. 1934. N 6. P. 534-554 et 1935. N 1-2. P. 110-152.
Soloviev, «pont vivant entre Orient et Occident»?29
Depuis la querelle au XIXe siècle entre slavophiles et occidentalistes, la Russie entretient des relations complexes avec l'Occident. Dans le contexte politique et religieux mouvementé du XXe siècle, Soloviev, aux yeux de ses disciples, fait figure plus que jamais de précurseur.
Un prophète du XXe siècle
Depuis le concile Vatican II qui a mis à l'honneur l'œcuménisme, l'espoir d'union des Eglise sous la houlette du pape a été abandonné. Symbolisé par la rencontre historique entre le pape Paul VI et le patriarche Athénagoras à Jérusalem en 1964, un nouvel état d'esprit à l'égard des autres confessions s'est définitivement imposé dans l'Eglise catholique. Désormais institutionnalisé au sein d'une commission théologique réunissant catholiques et orthodoxes, le dialogue a notamment débouché sur la condamnation de l'uniatisme en 1993. Depuis 2005, cette commission se penche sur la question toujours brûlante de la primauté du pape.
Si le dialogue est désormais instauré, l'espoir d'une réalisation de l'union des Eglises à un horizon humain, en revanche, s'est considérablement éloigné. Sous l'impulsion notable des Société Soloviev suisse et française, créées respectivement en 1992 par Patrick de Laubier et en 1994 par Bernard Marchadier30, les lectures contemporaines mettent donc plutôt l'accent sur les liens entre œcuménisme et eschatologie. Tel est le titre retenu pour l'ouvrage rassemblant les contributions de deux colloques sur Soloviev qui se sont tenus respectivement à Genève les 7 et 8 mai 1992 et les 23 et 24 septembre de la même année à Moscou31. Une trentaine d'universitaires et de théologiens suisses, russes et français étaient présents, dont côté français, le Père François Rouleau, héritier de l'aventure jésuite en Russie, et le dominicain Bernard Dupuy, directeur de la revue œcuménique «Istina».
Le «Court récit sur lAntéchrist», œuvre ultime de Soloviev, retient donc singulièrement l'attention. Traduite en pleine Première guerre mondiale par Eugène Tavernier, elle fut redécouverte par le russisant et diplomate Jean Laloy dès 1945 et par l'historien Alain Besançon à l'orée des années quatre-vingt. Ce récit faisait en effet singulièrement écho aux totalitarismes qui avaient ensanglanté le siècle en mettant en scène un Antéchrist, qui après avoir pacifié le monde et instauré «l'égalité absolue entre tous les hommes et la satiété générale», réalisait ensuite l'union des Eglises pour mieux domestiquer les chrétiens. Seule une minorité fidèle, emmenée par le starets Jean, le professeur Pauli et le pape Pierre II préférait se retirer au désert et réalisait l'union véritable, dans un climat de persécution et de sainteté32.
29 Muckerman Friedrich. Soloviev, messager de la Russie à l'Occident. Paris: Julliard, 1951. P. 25.
30 Bernard Marchadier est également l'animateur d'un séminaire sur la pensée russe à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS).
31 Œcuménisme et eschatologie selon Vladimir Soloviev / Société Vladimir Soloviev. Paris: François-Xavier de Guibert, 1994. 181 p. [21].
32 Soloviev Vladimir. Trois entretiens sur la guerre, la morale et la religion. Editions de l'œil, 1984. P. 209 [22]. Réé dité en 2005 aux éditions Ad Solem, préf. de Bernard Marchadier.
Si l'Antéchrist de Soloviev était libéral, persuasif, large d'esprit et d'allure progressiste, son empire n'en était pas moins fondé sur un mensonge. Ce thème de la «falsification du bien» fut notamment développé par l'historien Alain Besançon, qui notait que la plus grande concentration de massacres de ce siècle s'était produite dans les régions où se déroulait «la plus ambitieuse des expériences historiques. Il s'agissait en effet pour le mouvement communiste comme pour le mouvement nazi de tenter l'éradication du mal politique et social une fois pour toutes» [23, p. 11]. Or, pendant ces deux expériences, le mal avait surabondé: ce qu'on avait cru juste et bon s'était révélé cruel et infâme. Jean Laloy développait une analyse identique en présentant Soloviev comme «un précurseur, sinon le prophète du XXe siècle, des grandes idéologies totalitaires qui se présentent comme le salut temporel de l'humanité et dont la fausseté intrinsèque engendre l'oppression et le mensonge» [24, p. 130].
Cette confusion vigoureusement dénoncée par Soloviev nourrissait la réflexion de penseurs marqués par les expériences totalitaires, particulièrement sensibles aux impasses de la modernité et au caractère eschatologique des temps actuels, «non au sens de proche de leur fin, mais au sens de conscients de leur finitude» [25, p. 132]. Ils percevaient en effet le «Court récit» comme une dénonciation prophétique de l'oubli de Dieu, de la réduction du «christianisme à une idéologie» et de «l'inconsistance de l'humanisme anthropocentrique» pour insister sur l'issue tragique de l'histoire.
Relisant toute son oeuvre à la lumière de ce récit prophétique, les lecteurs contemporains de Soloviev mirent aussi en évidence un enjeu nouveau, l'importance du judaïsme dans la pensée du philosophe. Rappelons que si l'Union des Eglises se réalisait finalement dans la légende, elle ne mettait cependant pas fin au règne de lA' ntéchrist: c'est le soulèvement des Juifs qui le renversait finalement, provoquant ainsi le retour du Christ et l'union de tous les croyants, Juifs et chrétiens réunis. L'unité de l'Eglise ne dépendait donc plus d'une d'alliance entre le Pape et le Tsar, mais du peuple juif: «La division des Eglises est liée mystérieusement à la question juive: au schisme primordial entre la synagogue et l'Eglise» [26, p. 13]. Témoignant «d'une compréhension exceptionnelle [du judaïsme] pour un homme du XIXe siècle» [27, p. 120], le rôle fondamental accordé au peuple juif dans l'histoire du salut était en fait l'aboutissement d'une réflexion ancienne puisque dès 1881, Soloviev était entré en contact avec un «jeune talmudiste, F Goetz qui lui donna des leçons d'hébreu et dont il resta l'ami jusqu'à la fin» [28, p. 72]. Trois ans plus tard, c'est dans un état d'esprit philosémite qu'il avait publié «Le judaïsme et la question chrétienne» (1884)33. Il fallut attendre l'après-guerre pour que ce livre soit traduit en français et publié dans Foi et vie par le théologien protestant Fadiey Lovsky, membre très actif de lAmitié judéo-chrétienne.
Un messager de la Russie en Occident34
En majorité catholiques, ces intellectuels soulignent donc la fécondité de la pensée ecclésiologique de Soloviev en s'inscrivant souvent dans un cadre plus large que l'oecuménisme, celui des rapports entre Orient et Occident.
33 Soloviev Vladimir. Le Judaïsme et la question chrétienne. Paris: Desclée de Brouwer, 1992. 191 p.
34 Muckerman Friedrich. Soloviev, messager de la Russie à l'Occident. Paris: Julliard, 1951. 480 p.
Dès la fin de la Seconde guerre mondiale, la pensée et l'itinéraire de Vladimir Soloviev offraient ainsi à Jean Laloy une grille de lecture des événements récents. Ce diplomate de carrière, russophile et familier de Soloviev de longue date, écrivait en 1945 dans la revue de l'abbé Charles Journet, «Nova et Vetera»: «Que reste-t-il du concept Orient-Occident? Avec Soloviev, il paraissait dépassé; le voici qui reparaît inversé: l'Occident, c'est Moscou avec son désir d'action, son énergie farouche, son rationalisme primaire peut-être mais dont les fruits sont indéniables dans le domaine scientifique. Et l'Orient? L'activité désintéressée tournée vers Dieu? Ne le trouvons-nous pas partout où des penseurs, des contemplatifs, des hommes d'action, d'humbles hommes, croyants ou se croyant incroyants, s'efforcent de mettre plus de vérité, de justice et de charité évangélique dans leur vie et celle de leurs frères? l'Orient et l'Occident sont des notions spirituelles. Chaque peuple porte en lui l'image de la Contemplation et de lAction, dont l'Evangile nous dit qu'elles sont sœurs. Aucun ne peut prétendre être le seul porteur du salut de l'humanité... »[29, p. 257].
Traducteur des fameux «Récits d'un pèlerin russe» pour les «Cahiers du Rhône» sous le pseudonyme de Jean Gauvain, Laloy avait aussi donné en 1950 un volume de morceaux choisis présentant Soloviev en «conscience de la Russie»35. Il devait reprendre ces thèmes au début des années quatre-vingt, marquées par l'affirmation de la dissidence russe dont les figures de proue étaient Soljenitsyne et Sakharov. Incarnant deux rapports possibles à l'Occident, le premier dénonçait le «marxisme et le libéralisme, rameaux d'un même tronc l'humanisme anthropocentrique issu de la Renaissance» tandis que le second avait encore confiance dans «l'universalisme de la raison», toujours vivant à l'Ouest. Or, Soloviev offrait la possibilité de dépasser ces positions antagonistes, lui qui avait tenté de concilier le «christianisme et la philosophie des Lumières dont sont issus le libéralisme et le marxisme» [24, p. 180].
Dans le monde catholique, le penseur russe apparaît effectivement comme un pont entre Orient et Occident. Une fois la parenthèse communiste refermée, des liens féconds s'établissent entre les disciples russes et français de Soloviev. A l'initiative de Bernard Marchadier, traducteur français du penseur russe, soutenu par l'animateur de la revue «Novyi Mir», Igor Vinogradov, se tient à Rome le 18 février 2006 un congrès consacré à «Soloviev et l'idée romaine»36. Dès 1998, Jean-Paul II avait cité Vladimir Soloviev dans son encyclique «Fides et Ratio»comme un «exemple significatif de voie de recherche philosophique qui a tiré un grand profit de sa confrontation avec la foi»37. Deux ans plus tard, l'intérêt des milieux romains pour Soloviev se confirmait avec l'organisation, pour le centenaire de sa mort, d'une journée d'étude à l'Université pontificale de la Sainte Croix38. Du 30 octobre au 1er novembre 2003, encore, un colloque international était organisé à Lviv par l'université catholique d'Ukraine, seule université catholique sur tout le territoire de l'ex-l'URSS, en présence du cardinal Barbarin, primat des Gaules. Le thème retenu, Vladimir Soloviev, la Russie
35 Cf. Vladimir Soloviev, conscience de la Russie: la vocation de la Russie, la Chine et l'Europe, textes traduits et présentés par Jean Gauvain. Paris: Desclée de Brouwer, 1950. 184 p.
36 La pensée de Vladimir Soloviev plus que jamais profitable, Agence Zénith, 20 février 2006.
37 Jean-Paul II, Fides et Ratio, Paris: Cerf, 1998, N 74 [30].
38 Centenaire de la mort de Soloviev, Agence Zénith, 11 mai 2000.
et l'Eglise universelle, comme l'organisation de ce colloque, ont probablement suscité un certain agacement du côté de Moscou dans un contexte de tensions croissantes entre le Patriarcat et le pape, accusé de favoriser la renaissance des églises uniates en Ukraine et en Roumanie notamment. Si côté catholique, la voix de Soloviev porte donc toujours, les recompositions politiques, identitaires et religieuses dans l'ancien bloc de l'Est, marquées par le renouveau du nationalisme dans l'Eglise orthodoxe russe comme dans la société, risquent de compromettre la réception de sa pensée, ou du moins de la tronquer.
L'effondrement du communisme et le dynamisme des deux Société Soloviev expliquent largement l'intérêt renouvelé pour la pensée de Soloviev dont les intuitions politiques, philosophiques et ecclésiologiques - sa conception de la primauté romaine comme primauté d'amour, sa réflexion sur les rapports entre judaïsme et christianisme ou encore sa dénonciation vigoureuse du nationalisme de l'Eglise orthodoxe russe et de son inféodation au pouvoir politique - rencontrent un intérêt certain dans le monde catholique francophone et, de manière plus générale, dans l'Eglise. Au-delà de ces cercles catholiques, sa volonté d'unifier les hommes et les idées dans un monde de plus en plus fragmenté politiquement et religieusement mériterait assurément d'être davantage médité: Soloviev a plus que jamais quelque chose à nous dire, lui qui a voulu réconcilier les slavophiles et les occidentalistes, lui qui a voulu dépasser les limites étroites de sa culture nationale, lui qui, enfin, a voulu rassembler les hommes quelles que soient leurs origines.
References
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30. Jean-Paul II, Fides et Ratio, Paris: Cerf, 1998, no. 74.
РЕФЕРАТ
В 1888 году Владимир Соловьев несколько месяцев проживал в Париже. Это пребывание стало началом интереса к его философии. И до настоящего времени его идеи о призвании народов, а в особенности, его концепция исторической миссии России, как и его экклесиология и эсхатология, вызывают определенный интерес в религиозных кругах. В первой трети XX века концепция Церкви и папства, развитая Соловьевым, вдохновляла, прежде всего, сторонников католического единства. Суть концепции заключалась в возвращении разделенных Церквей в римское лоно, под власть Папы. Монсеньор Д'Эрбиньи и другие католики представляли философа как «русского Ньюмана». С 20-х годов католические зачинатели экуменизма размежевываются с унионистами, чтобы представить Соловьева защитником римского главенства - не как главенства юридического, а как главенства, достигаемого любовным согласием. Единство отныне понимается не как возвращение заблудших агнцев в отчий дом, но как познание и признание духовного и экклесиологического богатства другого с целью сгладить разногласия. Скорее всего, именно философские и теологические труды Соловьева адаптировали и начали распространять мыслители рус-
ской эмиграции, прибывшие во Францию в 20-е годы XX века. Философия Бо-гочеловечества и особенно софиология Соловьева действительно послужили источником для работ Николая Бердяева и в особенности теолога Сергея Булгакова, авторитет которых во Франции очень высок не только в православных кругах. Именно Бердяев начал плодотворное сотрудничество с католическими мыслителями во время встреч, организованных у Маритена в Медоне и Эммануэля Мунье, основателя журнала «Эспри». Именно экклесиология Соловьева до сих пор привлекает большое внимание у поколения французских последователей русского мыслителя, часто склонных делать из Соловьева пророка современности. С конца Второй мировой войны интерес французских мыслителей, в особенности Жан Лалуа, к эсхатологии Соловьева и его концепции отношений между Востоком и Западом обусловлен желанием понять и объяснить происходящие драматические события и предпосылки Холодной войны. Наконец, в конце XX века Швейцарское и Французское общества Владимира Соловьева способствовали глубокому переосмыслению соловьевского наследия, сделав акцент на связях между эсхатологией, иудаизмом и экуменизмом.
УДК 11:27(47) ББК 87.3(2)522-685
VLADIMIR SOLOVIEV DANS LE CHRIST DANS LA PENSEE RUSSE DE PAUL EVDOKIMOV: UNE RECEPTION ORTHODOXE ET ŒCUMENIQUE EN FRANCE
FLORENCE CORRADO-KAZANSKI Université Bordeaux-Montaigne, EA 4593 Domaine UniversitaireEsplanade des Antilles, 33607 Pessac cedex, France E-mail: [email protected]
L'œuvre philosophique et théologique de Paul Evdokimov, grande figure du renouveau théologique russe au XXème siècle, s'inscrit dans la deuxième moitié du siècle, alors que l'orthodoxie s'est déjà intégrée au paysage spirituel européen. Après des ouvrages consacrés à la fois orthodoxe, il se tourne vers la culture russe, et publie en 1969 le Christ dans la pensée russe, qui correspond au cours qu'il a donné à l'Institut d'Etudes Œcuméniques de l'Institut Catholique de Paris. Il y consacre un chapitre à l'héritage de Vladimir Soloviev, en mettant en valeur trois aspects fondamentaux qui intéressent particulièrement le lecteur occidental: christologie et christocentrisme, pensée de l'unité, oecuménisme. Il insiste en effet sur la notion d'omni-unité du monde qui sera à la source de la «renaissance de la conscience russe de la fin du XIXème et du début du XXème siècles»; il explique ainsi l'intégration nécessaire, selon Soloviev, de la connaissance empirique, sensible, et de la connaissance rationnelle, logique, à la connaissance religieuse, intuitive, mystique qui donne un accès immédiat à l'objet. Or cette unité correspond aussi à une rencontre de l'occident et de l'orient, et Evdokimov présente Vladimir Soloviev comme un prophète de l'oecuménisme et du dialogue entre orient et occident, dialogue que Paul Evdokimov prolonge à son tour.