HORIZON 8 (1) 2019 : I. Research : S. Gachkov : 52-66
ФЕНОМЕНОЛОГИЧЕСКИЕ ИССЛЕДОВАНИЯ • STUDIES IN PHENOMENOLOGY • STUDIEN ZUR PHÄNOMENOLOGIE • ÉTUDES PHÉNOMÉNOLOGIQUES
https://doi.org/10.21638/2226-5260-2019-8-1-52-66
POUR LA RÉCEPTION DE N. HARTMANN EN FRANCE.
LE PROBLÈME DE LA RÉALITÉ :
L'ÊTRE EN-SOI OU LA TRANSOBJECTIVITÉ ?
SERGUEÏ GACHKOV
PhD in Philosophy. Baltic State Technical University. 190005 St Petersburg, Russia. E-mail: [email protected]
ON THE RECEPTION OF N. HARTMANN IN FRANCE.
THE PROBLEM OF THE REAL: PER SE BEING OR TRANSOBJECTIVITY?
The article aims to show some particularities of the reception of Nicolai Hartmann's philosophy in postwar France. In my viewpoint, one of the recurrent problems in Hartmann's philosophy is the status of 'real being' on all its levels (Gegebenheit, trans-objectivity, historical, natural being, etc.). According to Hartmann, ontology does not deal with a particular being, but rather with the transcendence of the real toward trans-objectivity. With that in mind, Hartmann seems to give solutions to many philosophical problems and difficulties engendered by the interaction of realism and spiritualism, phenomenology and criticism, by showing the multiplicity of forms of the real under the conditions of subject-object relation. It is shown in the article that Hartmann's new ontology of the real does not completely go outside of the framework of the classical metaphysical and anthropological conception of the world. As such, our approach is not purely historical, but also hypothetical and theoretical. The article presents the following conclusions as regards Hartmann's ontology: 1) the question about the real was considered as one of the most important questions in Hartmann's ontology by its French interpreters, 2) these interpreters connected the question of the real with that of the irrational (Vuillemin), the multi-level structure of Being (Breton) or the intentional flow of phenomena (Gurvich), 3) the question about inter-objectivity was not discussed by Hartmann, nor by his French interpreters.
Key words: Real, per se being, transobjectivity, irrational, metaphysics, given, knowledge, Cogito.
© SERGUEÏ GACHKOV, 2019 52
К РЕЦЕПЦИИ НИКОЛАЯ ГАРТМАННА ВО ФРАНЦИИ. ПРОБЛЕМА РЕАЛЬНОГО: БЫТИЕ-В-СЕБЕ ИЛИ ТРАНСОБЪЕКТИВНОСТЬ?
СЕРГЕЙ ГАШКОВ
Кандидат философских наук, доктор философии. Балтийский Государственный Технический Университет «Военмех». 190005 Санкт-Петербург, Россия. E-mail: [email protected]
Одна из основных целей и задач статьи — показать особенности рецепции философии Николая Гартмана в послевоенной Франции, в свете поставленных ею проблем и предложенных решений. Одной из таких сквозных философских проблем оказывается проблема статуса «в-себе бытия» или реальности. Имеет ли дело философия как критическая онтология познания с бытием единичной данности или с трансцендируемым трансобъектным бытием? Критическая онтология Гартмана решает многие теоретические проблемы и сложности, возникшие в поле взаимодействия реализма и спиритуализма, феноменологии и критицизма, указывая на разнообразие форм реальности (точнее, различных уровней в-себе бытия), обусловленное субъект-объектным отношением и ролью иррационального. Заслугой критической онтологии считается новая постановка вопроса о реальности, но выходит ли он при этом за пределы «метафизических» и антропоцентрических установок философской классики? Именно попыткой ответить на эти вопросы, а не только историко-философским любопытством обусловлен наш интерес к выбранным трем интерпретациям творчества Гартмана во Франции (Ж. Вюймен, С. Бретон, Г. Гурвич). Таким образом, наш метод является здесь лишь частично историко-срав-нительным, но во многом гипотетико-теоретическим. Нашей целью является проверить гипотезу о возможной постановке вопроса о статусе в-себе бытия как не только трансобъективности, но интеробъективности. Результатом является то, что такой вопрос не был поставлен ни Гартманом, ни его интерпретаторами. При этом мы показываем, что вопрос о статусе реального в его отношении к иррациональному (Вюймен), структурно-онтологическому (Бретон) или феноменальному (Гурвич) является важнейшим вопросом критической онтологии Гартмана, с точки зрения его французских интерпретаторов.
Ключевые слова: Реальное, в-себе бытие, трансобъективность, иррациональное, данность, познание, Cogito.
LE RÉEL : LE DONNÉ ET LE TRANSOBJECTIF DANS L'ŒUVRE DE N. HARTMANN
Dans le texte de son rapport devant l'assemblée générale de la Kant-Gesellschaft à Halle le 28 mai 1931, Nicolaï Hartmann souligne l'importance du donné pour une ontologie critique.
Le présupposé du progrès, écrit Hartmann, s'étend sur le donné (Gegebenheit) du réel. Tous les procédés ontologiques dépendent de cette base du donné. Elle s'étend
sur toute refléxion ontologique. La question de Gegebenheit est un seuil, écrit-il, par lequel passent tous les chemins de la philosophie vers l'ontologie.
Les choses qui sont données, le sont pour les hommes avec tout ce qui leur appartient : les sentiments, les désirs et les souffrances. Les choses (Dinge) ne sont pas seulement des objets de la perception et de la connaissance, mais sont des objets des convoitises humaines. La réalité donc est initialement, semble-t-il, une unité des choses de ce monde et de la connaissance humaine.
Les deux questions principales qui s'ensuivent et que nous allons traiter ici à travers les textes de Hartmann lui-même et ceux de ses interprètes français, sont les suivantes :
1) Le progrès infini de la connaissance n'est-il pas un danger pour le réel, — même en ayant en vue la distinction de Hartmann entre l'objet et le donné ?
2) Si ce donné n'est pas déjà un donné anthropologique et anthropomorphique qui serait le contenu de l'univers, ne pourra-t-il pas s'avérer encore plus mystérieux qu'on a pu le penser ? L'ontologie critique de Hartmann apprend à l'homme l'humilité devant l'être : faudrait-il y ajouter de ne pas se confier au progrès de la connaissance du donné ?
Le but de notre article est de faire voir quel fut l'écho en France de la philosophie de Hartmann dans l'après-guerre, face au problème du statut ontologique de la réalité, qui nous paraît toujours d'actualité. Le réel ou l'être en-soi, nous ne le pensons plus seulement sous l'angle de l'objectivation scientifique, ni dans la perspective du progrès des connaissances ou en présupposant la souveraineté du sujet humain. A travers la critique des concepts hérités du réel, nous essayons de « transcender » l'en-soi qui doit devenir un pour-nous. Ce point de vue critique peut à minima nous servir de base pour aborder dans notre recherche la question de la réception de Hartmann en France, sans nous plonger dans de longues explications purement historico-philosophiques1.
Finalement, au lieu de traiter de transobjectivité, d'ontologisation du progrès de la connaissance du réel transcendant l'en-soi, nous traiterons plutôt de « l' interobjectivité », de la perspective de l'ontologie interobjective. D'où suivent deux enjeux principaux de notre recherche : 1) esquisser les acquis de la théorie du réel de Hart-
Une question surgit: pourquoi lire les textes d'un philosophe à travers d'autres textes qui représentent sa réception à l'étranger ? Il est clair que le fait d'être reçu dans un pays ne signifie pas la même chose qu'être accepté dans un autre. Ainsi pour Hartmann. En Angleterre on lit surtout ses ouvrages en éthique, en France ses principes de l'épistémologie. Mais ne s'agit-il pas ici du même questionnement ontologique, celui de la transobjectivité ? Au lieu de postuler que Hartmann a dit ceci et s'est trompé en disant cela, nous voulons montrer comment sa pensée fonctionne dans son intersubjectivité fondamentale et ainsi se réfère à la transobjectivité des objets philosophiques.
mann lui-même, face à la pensée philosophique de l'époque et aux difficultés liées au problème du réel « interobjectif », 2) analyser les exemples de la réception de la pensée hartmannienne en France dans l'après-guerre face au problème du réel.
NICOLAÏ HARTMANN : LA RÉALITÉ COMME GEGEBENHEIT ET LE RETOUR AUX CHOSES ELLES-MÊMES
La critique hartmanienne prend pour cible, semble-t-il, les trois présupposés qui prétendent s'appliquer à tous les domaines de la connaissance et pouvoir expliquer tous les phénomènes : historicisme, matérialisme et transcendentalisme. Donc, son enjeu principal serait la réflexion adéquate à la connaissance de la réalité (ou « le retour aux choses elles-mêmes » annoncé par la phénoménologie husserlienne.)
L'histoire qui prétend organiser les choses réelles et les affaires humaines dans le temps et l'espace avant de déterminer des causes et des effets, est largement critiquée. Mais même son présupposé initial — à savoir que les « choses » sont organisées dans le temps en tant que choses et volontés, des volontés orientées envers les choses tangibles de ce monde (voire envers les idéaux moraux et sociaux), qui est la base de cette bifurcation matérialiste et idéaliste, — est fausse. En effet, c'est la même façon d'être (Seinsweise) qui est commune à la matière et à l'esprit, dans le même temps et dans les mêmes entités individuelles. La perception de la réalité dépend entièrement de son unité (Einheit). On associe à tort l'unité avec la simultanéité. Le naturel et l'historique ne sont pas initialement les mêmes, comme on le postule en se basant sur le principe de simultanéité. Et Hartmann écrit : « Les théories connues aujourd'hui suppriment non seulement l'unité du monde réel, mais aussi le phénomène fondamental de la simultanéité, qui apparaît sans qu'il y ait une différence des phénomènes naturels et historiques. Elle (l'Histoire) est une catégorisation fausse du temps qui ignore ce phénomène de l'unité (Einheitphaenomen) »2 (Hartmann, 1932). La temporalité couvre également tous les phénomènes de l'esprit et de la matière, de la nature et de l'histoire. Tout se passe dans le seul laps du temps, mais cela ne signifie pas que l'on peut catégoriser la réalité à partir de ce seul jugement historique. Non seulement le rapport du naturel et de l'historique, mais aussi celui du psychique et du physique s'effectue dans cette unité du donné du réel : ce « processus psycho-physiologique [...] appartient à une couche ontologique qui est en soi ni psychique, ni physique, mais dont les deux côtés sont tournés vers la conscience » (Hartmann, 1947).
Notre traduction de l'allemand, à l'exception des citations issues des Principes (Hartmann, 1947).
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Hartmann indique que la réalité n'est pas l'objectivité (Gegenständigkeit). Len-soi des objets ne peut pas être réduit à nos capacités cognitives, ni au flux des phénomènes, donné à la conscience intentionnelle. Son idée principale est qu'il ne s'agit plus de deux disciplines, l'ontologie et l'épistémologie, mais d'une seule, l'ontologie de connaissance. L'esprit transcende le réel par la connaissance et c'est cet ensemble des actes de la transcendance du réel envers l'inintelligible qui est la base ontologique de la théorie de connaissance. « Ce n'est pas seule la réflexion ontologique, — écrit Hartmann dans le même texte, — qui s'enracine dans le réel donné, mais celle de la théorie de connaissance également [...] Pour l'étant (Seiende) il est indifférent qu'il devienne ou non un objet de connaissance » (Hartmann, 1932). La connaissance humaine se fait en fonction du progrès. Mais l'étant reste ce qu'il est. Le fait que nous arrivions à en faire un objet de connaissance, que nous l'objectivisions, ne change l'en-soi en rien. Das Seiende ist gleichgültig zu Objektion. L'étant est indifférent par rapport à son objectivation.
La connaissance se fait en catégorisant et généralisant le réel. Mais dans le réel, comme le dit Hartmann, on ne retrouve que des cas individuels. Realität ist aber nur das Sein des Einzefalles. La réalité n'est que l'être des cas singuliers. La connaissance ne se réduit pas, bien sûr, à la connaissance du réel, qui est juste sa condition ontologique. Et ensuite Hartmann passe à la liste des capacités cognitives : sensation, perception, conscience etc. C'est dans son traité Zur Grundlegung der Ontologie der Erkenntnis, par exemple, que le philosophe distinguera le Sosein et le Dasein, la connaissance a priori et a posteriori, la connaissance de l'idéel et celle du matériel. Il y souligne que l'en-soi est homogène et que la ligne de démarcation entre l'a priori et l'a posteriori n'est pas ontique, mais gnoséologique, qu'elle est due à la spécificité de l'organisation de notre connaissance.
LA NOTION DE TRANSOBJECTIVITÉ CHEZ HARTMANN: LE RETOUR A LA RÉALITÉ OU LA TRANSCENDANCE ?
La notion de transobjectivité apparaît chez Hartmann. En face des phénoméno-logues réalistes, Hartmann souligne que « les modes d'être réels n'appartiennent qu'aux objets, mais les entités réelles et matérielles ont un mode d'être transobjectif » (Embree, 1997).
En se démarquant du réalisme, Hartmann indique que le donné indépendant de l'esprit est la base de l'ontologie de la connaissance. Le rapport de l'objectivité et de l'en-soi est donc antinomique. Mais cette antinomie est illusoire, écrit le philosophe. On peut l'illustrer avec la différence du poids et de la masse, écrit-il: tandis que le poids d'un
objet change en fonction de l'endroit où il se trouve, sa masse reste inchangée (Hartmann, 1935). Pareillement, l'objectivité (Gegenständigkeit) change en fonction de la connaissance, tandis que l'en-soi reste toujours le même. Mais comment l'en-soi nous est-il donné ? Il ne reste qu'à consentir à la phénoménologie qu'on n'a à faire qu'aux phénomènes qu'on transcende envers leur ontique. Il reste toujours une possibilité que les phénomènes n'ont aucun en-soi, on ne peut pas le nier. La méthode que propose Hartmann est celle d'un élargissement de l'objet de connaissance jusqu'au problème de la connaissance. C'est ainsi qu'on a à faire moins avec des objets qu'avec la transobjectivité. Pas un objectum, mais objeciendum, choses à en faire objets. La connaissance transperce alors l'en-soi et la frontière de l'objection se trouve entre l'objectivité et la transobjectivité. En plus, cette frontière se déplace dans la mesure où progressent les connaissances scientifiques. L'objet n'est pas fabriqué par la connaissance humaine. C'est le transobjectif qui devient progressivement objet. Par exemple, les atomes de la physique moderne ne sont pas les mêmes que ceux de Démocrite, parce que depuis ce temps-là la connaissance a progressé envers l'en-soi transobjectif (Hartmann, 1935).
La question que nous pouvons nous poser concerne le mode d'existence de cet en-soi transobjectif. Comment faire, par exemple, pour les êtres vivants ? Comment considérer leur en-soi ? Dans son œuvre encyclopédique, Hartmann a aussi écrit les Philosophische Grundfragen der Biologie. Nous adresserons ces questions à cet ouvrage. Le philosophe y écrit que la question de la conscience animale (Bewußtsein der Tiere) a toujours tourmenté les esprits des savants (Hartmann, 1912, 12). Mais il ne s'y plonge pas trop profondément, en indiquant seulement que l'on pourra seulement distinguer la conscience qui nous est propre (eigene) et celle qui nous est étrangère (fremde). Tandis que Descartes a catégoriquement refusé l'existence de la conscience animale, nous pouvons constater que nous n'avons pas le moyen de juger de la conscience qui n'est pas la nôtre. Ensuite, Hartmann va, en passant par les rapports de la physiologie et de la psychologie, vers les questions de propriétés de la nature, telles que celles du mouvement, de la substance, de l'énergie, etc. Létant est alors « un produit » de l'unité dans le rapport du sujet humain envers l'en-soi qu'il transcende. Hartmann écrit lui-même dans sa Métaphysique de connaissance :
la possibilité de l'appréhension [...] du donné [...] de la connaissance a priori, du critère, du problème et du progrès, cette possibilité dépend évidemment de l'essence de la chose existante et du sujet existant, de la relation ontologique fondamentale qui les unit. (Hartmann, 1947)
Dans ce sens, la notion de transobjectivité, aussi profonde soit elle, peut nous paraître insuffisante. Elle reflète seulement notre rapport à l'être par nos actes cog-
nitifs, mais ne rend pas compte d'une dissymétrie éventuelle de notre connaissance. Donc, elle semble plutôt attachée à la transcendance de la matière par l'esprit qu'inspirée par un appel à retourner vers les choses elles-mêmes.
Comme thèse générale nous pourrions donc supposer que dans la réception française de l'œuvre hartmanienne, l'interprétation de cette notion de transobjectivité est devenu possible de trois façons : 1) de façon essentialiste en constatant qu'elle est à considérer comme une irrationalité et une marque de pessimisme (Vuillemin), 2) de façon spiritualiste, en pensant à la multiplicité des niveaux de l'être et à la nécessité de dépasser les préjugés téléologiques (Breton), 3) de façon phénoménologique, en indiquant la nécessité de fonder le rapport au monde et de fortifier la phénoménologie avec les acquis de la philosophie critique (Gurvitch).
LES INTERPRÉTATIONS DE L'ŒUVRE HARTMANIENNE EN FRANCE FACE AU PROBLÈME D U RÉEL
Les réactions en France à l'œuvre de Hartmann ont leur intérêt propre. Bien qu'il soit très souvent souligné qu'il s'agit d'une œuvre mal connue voire presque inconnue, c'était sans doute par comparaison avec les œuvres de Husserl ou de Heidegger, beaucoup plus étudiées en France. Néanmoins, sa conception a eu ses répercussions, ses adeptes et ses interprètes. Il suffit de citer le professeur Jean Wahl qui a fait en 1952 un cours à la Sorbonne consacré à l'œuvre de Nicolaï Hartmann. Son seul ouvrage traduit à l'époque en français était Les Principes de la Métaphysique de Connaissance, traduction de Raymond Vauncourt avec sa préface, parue en deux volumes en 1945 et 1946 à Paris. En 1931 a paru la traduction de son texte Hegel et le problème de la dialectique du réel, dont nous ne traitons pas ici, et qui a été édité dans La Revue de Métaphysique et de Morale, par les célèbres Georges Bataille et Georges Quenaux3.
Notre but ici n'est pas à proprement parler de faire l'historique de ses lectures en France, mais d'essayer de comprendre quelle place y prend le problème de la réalité, et aussi celui de la transobjectivité. Nous essayons ainsi de comprendre en quel état se trouve cette question à la lumière de ces lectures. Nous croyons que cela nous éclairera mieux sur la question de la réalité dans les œuvres de Hartmann, que si nous nous bornions à la voir seulement à travers nos lectures de ses écrits.
II est étonnant de savoir que ce texte a été discuté en 1932 dans la revue dirigée par Boris Souvarine (de son vrai nom Lifschitz), l'écrivain et révolutionnaire français d'origine russe qui avait participé à la Révolution d'Octobre et connu personnellement Lénine et Trotski ! (Tertulian, 2003, 267). Nous n'allons pas traiter de ce texte ici puisqu'il peut engendrer les développements trop généraux sur la destinée de l'hégélianisme en France et la littérature française.)
3
JULES VUILLEMIN : LA RÉALITÉ COMME IRRATIONALITÉ
Jules Vuillemin (1920-2001) est un célèbre philosophe français rationaliste, qui a fait connaître en France la philosophie analytique et qui a appliqué la théorie de la connaissance aux mathématiques et à la physique. Il est connu aussi parce qu'en 1960, lorsqu'il était directeur du département de philosophie à Clermont-Ferrand, il a promu Michel Foucault au poste de professeur de psychologie. En 1950, il publie l'article La dialectique négative dans la connaissance de l'existence, consacré à la comparaison insolite des œuvres sartrienne et hartmanienne. Il faut dire que Nicolas Tertulian critiquera en 2003 les approches de cet article en parlant des vicissitudes de la réception de Hartmann en France : « Le remarquable épistémologue français présentait la pensée de Hartmann comme un " irrationalisme irréductible " et comme une " dialectique négative ", donc comme une philosophie tragique qu'il rapprochait de la philosophie de la contingence et du néant de Sartre » (Tertulian, 2003, 672). La réaction de Vuillemin à l'œuvre hartmanienne est plutôt critique, et on peut deviner pourquoi. Dans son esprit rationaliste il interprète l'en-soi hartmanien dans le sens d'un mysticisme, ce qu'il n'est justement pas. « Le sens positif du mystère ou de la chose en soi — écrira Vuillemin, détermine enfin la part respective de la métaphysique et de la théorie de connaissance dans l'ontologie critique » (Vuillemin, 1950, 25). L'apparition des problèmes de connaissance est due à l'en-soi irrationnel, continue l'épistémologue. Ainsi la métaphysique avec tous ses outils se transforme en une « métaphysique de problèmes », en servant d'instrument artificiel de cette théorie de la connaissance. Dans la philosophie de Kant, les antinomies dues à l'illusion métaphysique étaient à définir par la raison, tandis que pour Hartmann c'est la raison elle-même qui devrait être conditionnée par les antinomies de l'aporétique dans sa possibilité.
J. Vuillemin y souligne des avantages autant de l'hégélianisme que de la phénoménologie du dernier Husserl et l'anthropologie de Scheler par rapport à la philosophie moderne, qui est incarnée ici par Sartre et Hartmann. En comparant la philosophie de Hartmann avec celle de Sartre, il caractérise comme des « existentialismes » et « irrationalismes ». La philosophie de Hartmann part de l'idée, dit Vuillemin, de ne « pas créer, produire, faire naître l'objet [...] mais appréhender quelque chose qui existe avant la connaissance et indépendamment d'elle » (Hartmann, 1947, 38). Le point commun des philosophes existentialistes serait de prétendre que connaître est être au monde et que le problème épistémologique doit être considéré comme un problème d'existence.
L'ontologie critique est donc vue par Vuillemin précisément comme une révolution de la révolution kantienne, la sphère du réellement existant prenant la place de
la sphère idéale, tout comme le rationalisme kantien a pris la place du sensualisme. Le réalisme semble être en ce sens une réplique à l'idéalisme qui nous dit que tout rapport réellement existant n'est qu'une réalisation de la sphère idéale qui n'existe point en dehors du sujet. La philosophie moderne, en niant la possibilité de l'erreur réelle, « dépouille » la sphère idéale de son autonomie ontologique. Vuillemin présuppose que s'il n'y a pas de danger d'erreur réelle, le sujet se renferme dans sa subjectivité et la rationalité, serrée entre l'a priori et l'a posteriori, devient un produit d'une double irrationalité : celle de l'inintelligibilité de l'être spirituel et celle de l'aporétique de la nature.
Le problème de la réalité transobjective chez Hartmann est donc lié selon Vuillemin à « Y excentricité » de la connaissance, toujours duelle, dont les sources sont partagées entre l'a priori et l'a posteriori, les vérités de raison et les vérités de fait. « La conscience du problème naît donc de ce que l'objectivité pour l'a priori mord sur le transobjectif de l'a posteriori et inversement, et la divination mystérieuse de l'être ne fait qu'exprimer la dualité des sources à connaître » (Vuillemin, 1950). C'est cette excentricité qui est à l'origine de l'être transobjectif, l'être en dehors de la portée de la conscience, si l'on peut ainsi résumer le point de vue de Vuillemin.
En effet, pour rendre justice à Hartmann, il faut lui accorder de concevoir plusieurs types de l'irrationalité et non pas une seule. A la différence de Vuillemin, qui parle de l'irrationnel chez Hartmann en le généralisant, dans un contexte critique, Georges Gurvitch déjà, en 1930, distinguait quatre espèces de l'irrationnel selon Hartmann, (comme le faisait aussi Lask, dit-il) : 1) l'irrationnel comme irréductibilité et contingence (Grundlosigkeit), 2) l'irrationnel comme alogique, 3) l'irrationnel comme une donnée de l'intuition ne pouvant devenir objet de la connaissance, par absence de catégories communes, 4) l'irrationnel comme à la fois transintelligible et alogique, l'éminemment irrationnel, le transintelligible dans le strict sens du terme (Gurvitch, 1930). Il existe chez Hartmann une mobilité entre le rationnel et l'irrationnel, écrit Gurvich. A chaque sphère superposée de l'être objectif correspond sa gradation de l'irrationnel (Gurvitch, 1930, 222).
STANISLAS BRETON : LA RÉALITÉ COMME MULTIPLICITÉ ET STRUCTURE
Stanislas Breton (1912-2005), philosophe et théologien français, a écrit plusieurs articles sur Nicolaï Hartmann. Nous allons analyser son ouvrage consacré au Problème de l'Être spirituel chez Hartmann.
La différence des deux interprétations est significative. Tandis que Vuillemin compare volontiers Hartmann avec Sartre, en le traitant d'existentialiste, Breton à son
tour compare l'œuvre de Hartmann avec celle de Suarez par « l'exigence de clarté, l'art des distinctions et des divisions, le sens de la construction, le besoin des hiérarchies précises. ferveur pour les analyses conceptuelles. » qui aurait fait de son œuvre « une cathédrale plutôt romaine que gothique, présentant « certaines analogies avec celle du jésuite espagnol » (Breton, 1962, 10). Tandis que Vuillemin cite seulement Les Principes traduits en français, Breton jouit de la possibilité de citer avec aisance plusieurs ouvrages qu'il avait lus directement en allemand. A part la Metaphysik der Erkenntnis, il cite également Zur Grundlegung der Ontologie, Möglichkeit und Wirklichkeit, Aufbau der realen Welt, Philosophie der Natur, Das Problem des geistiges Seins, Kleinere Schriften.
S'agissant de la parenté de la pensée de Hartmann avec le thomisme, Breton le dispense surtout des présupposés thomistes fondamentaux, qu'il éclaircit : le préjugé finaliste, selon lequel l'être a une fin autre que lui-même; le préjugé rationaliste selon lequel l'être est pour être saisi par la raison ; le préjugé théologique, selon lequel l'être inintelligible est seulement cet être suprême qu'on appelle Dieu. Cette analogie avec le thomisme s'explique par les réflexions suivantes.
Breton affirme directement que l'apport principal de cette nouvelle philosophie est de nous offrir un nouveau concept de la réalité. Le réel est « le centre de gravité de l'univers ontologique » (Breton, 1962, 28). Le réel se heurte d'abord aux modalités : il peut être actuel, possible ou nécessaire. Mais à l'intérieur du monde, écrit Breton, tout est nécessaire. Donc : « dans le réel, tout possible est également actuel, et tout actuel est également nécessaire [...] tout possible réel est également nécessaire » (Breton, 1962, 32). Autrement dit, la réalité n'embrasse pas seulement ce qui est, mais ce qui doit être et qui arrivera avec le temps, pourvu que cela contienne une contradiction quelconque.
La réalité selon Hartmann a ses niveaux irréductibles les uns aux autres. La thèse encore aristotélicienne — renouvelée par Franz Brentano — que l'être se dit différemment, y trouve son renouveau et vit sa renaissance philosophique : l'être réel est donc multiple et tout n'est pas le même.
Il y a donc, à l'intérieur de l'être de multiples possibilités d'expansion, qui se rattachent aux deux moments fondamentaux du Sosein et du Dasein, du Was et du Dass, de la détermination (qui déborde le sens étroit de l'essentia classique) et de l'existence. L'analyse modale est fonction de l'existence, l'analyse catégoriale de la détermination. Les deux analyses sont indispensables. Leur convergence nous impose la refonte du concept traditionnel de la réalité. (Breton, 1962)
La question que nous nous posons principalement ici est celle de savoir quel est le degré de l'autonomie de la sphère du réel par rapport à celle de l'esprit ? Si nous renou-
velons notre question concernant l'en-soi dans le cas de l'existence de la conscience chez les animaux, la réponse de Hartmann serait négative parce que, comme l'écrit Breton : « Il est de l'essence de tout l'étant de devenir objet pour un entendement » (Breton, 1962). Donc, si le réel n'est pas donné pour l'entendement avant de devenir son objet, il n'existe pas. Finalement, tout en-soi est un pour-nous en déguisement. Ce que souligne Breton comme un avantage de la théorie de Hartmann est que la connaissance existe en fonction de la multiplicité de l'être. L'être réel et l'idéal ne font pas un, — comme c'est le cas chez les matérialistes et les idéalistes également, — mais sont deux sphères de l'être bien distinctes, « les modes de connaissance communiquent pour constituer un seul univers. » La connaissance est une fonction de l'esprit, mais qui appartient à l'être : « la connaissance fait partie de l'être au sens fort, et la relation qui les unit à l'en-soi est une communauté dans l'être » (Breton, 1962). Autrement dit, la connaissance doit rendre compte du fait qu'il y a les faits réels du monde où nous vivons, mais aussi qu'il y a des entités idéales de l'esprit.
Ce que Vuillemin appelait excentricité dans le rapport de l'esprit et de la matière, en n'y voyant qu'un irrationalisme tragique, Breton le comprend comme une critique de la téléologie rationaliste et le « péché originel de la métaphysique », selon Hartmann, écrit Breton, c'est de voir dans l'homme un point final et téléologique de la hiérarchie du monde. Ce point de vue, qui est commun à toutes les théories évo-lutionnistes, est faux. Cela nous amène à douter de ce constat que l'esprit humain se représente une fin et un achèvement de toutes les structures — organiques et non-organiques — du vivant. Le point d'attaque de Breton semble être bel et bien « thomiste », la question du réel pour lui étant surtout celle de la structuration et de la catégorisation du réel, du Dasein (« existence »), caractérisée par les modalités et le Sosein (« essence »), soumise aux lois catégoriales. Il s'agit de savoir « distinguer pour unir » (Breton, 1962, 43). Il ne s'agit pas seulement de montrer que l'être a des niveaux irréductibles, que la hiérarchie du monde n'est pas téléologique, mais qu'il y a une unité du monde, une unité de l'homme, une unité du réel qui a, quant à lui, un système de logique interne. Ici la thèse de Hartmann sur le progrès dans le réel devient plus claire. Le monde selon Hartmann, et Breton le souligne, n'est pas une chose, mais un Weltgeschehen, un événement, un Dingszusammlung. Lexistence de Socrate est « un moment, une détermination de l'histoire du monde, inintelligible sans sa totalité, sans l'horizon auquel elle renvoie » (Breton, 1962, 53). Dans ce sens, écrit Breton, l'homme n'est pas une fin providentielle du monde, mais « un accident », « une pure contingence ». Ce n'est pas donc l'universalité de la raison humaine qui crée autour de lui le monde par sa catégorisation, mais c'est l'unité du monde qui « intègre » l'homme à « la nécessité universelle » (Breton, 1962).
Cependant cette explication ne résout pas tous nos doutes. Si l'homme est ce qu'il est en fonction de la nécessité « réelle » qui règne dans le monde, rien de garantit que la réalité en question ne soit pas une réalité anthropomorphique et que la structuration et la catégorisation de cette réalité ne porte en soi-même le caractère d'une pure contingence idéographique et historique, comme l'archéologie de Foucault nous le montrera bien.
GEORGES GURVITCH : LA RÉALITÉ COMME PHÉNOMÉNALITÉ
Georges Gurvitch (1894-1965), philosophe et sociologue français, né Guéorgui Davidovitch Gurvich à Novorossiisk, a fait ses études de droit aux Universités de Saint-Pétersbourg et de Tartu avant de devenir professeur de droit à l'Université de Tomsk. Révolutionnaire immigré en Allemagne, puis en France à la suite d'un conflit politique avec Lénine, il a soutenu sa thèse à Berlin sur Fichte et s'est fait connaître en France surtout comme sociologue de connaissance. Il a aussi apporté beaucoup pour faire connaître aux Français la vie philosophique en Allemagne, puis l'état de la sociologie aux Etats-Unis.
Tandis que Vuillemin compare Hartmann avec Sartre, et Breton avec Suarez, Gurvitch enserre la figure de ce philosophe dans le cadre d'une tendance importante de la philosophie allemande moderne, qui va de Husserl à Heidegger, en procédant par des synthèses toujours plus avancées de la phénoménologie avec l'idéalisme critique de l'école kantienne. Il compare Hartmann notamment avec Emile Lask (1875-1915), philosophe allemand de génie mort jeune au front russe. Les deux étant phénoméno-logues et husserliens au début, se sont mis à élaborer leurs propres conceptions en s'opposant aux contradictions de la phénoménologie, autant qu'à celles des kantiens de l'école de Marbourg. Bien que les phénoménologues se soient substitués aux kantiens dans les universités allemandes, ils ont beaucoup appris les uns des autres.
Qu'est ce que c'est que la réalité, en quoi détermine-t-elle l'homme ? Quel est le contenu de la notion de transobjectivité chez Hartmann? Gurvitch nous apprend que l'entendement et la réalité sont considérés comme deux sphères autonomes et égales vis-à-vis de la vérité. « Si l'on convient à nommer tout être qui dépasse la relation actuelle entre sujet et objet comme transobjectif, on devra dire que le transobjectif se divise lui-même en deux parties inégales : le transobjectif intelligible et le transobjectif transintelligible » (Gurvitch, 1930). La métaphysique de la connaissance de Hartmann interprète le réel à partir d'une relation du sujet à l'objet immanente à l'être. La « ratio » est ainsi enserrée entre deux sphères de l'idéel irrationnel et transintelligible et du réel irrationnel et inintelligible, explique Gurvitch. La sphère du rationnel et du connaiss-
able est enserré, incluse, dans le royaume de « l 'émanemment irrationnel » ou du transintelligible. Donc, si l'on imagine que je me demande s'il y a un vrai Soleil derrière le Soleil que je vois au ciel, je passe du donné vers le transobjectif intelligible, mais si je me demande quelles sont les lois selon lesquelles s'effectue le progrès de la nature ou l'histoire, mon entendement est conditionné par le transobjectif transintelligible. Cela dit, nous ajouterions que tout questionnement qui vise la connaissance effectue un progrès de la connaissance vers l'en-soi, le progrès étant déterminé cependant dans sa condition initiale par mon être dans le monde, qui est par définition contingent, et ainsi ce progrès n'a pas de fin. Gurvitch confirme notre hypothèse, en indiquant que l'être transcendant selon Hartmann est identique au transobjectif et que « la thèse de l'immanence du rationnel à l'irrationnel peut servir de définition ontologique de la connaissance: elle rend mobile la limite entre l'objectif et le transobjectif » (Gur-vitch, 1930). Concluons que l'en-soi n'est jamais l'en-soi, c'est un « trans-en-soi », c'est à travers ma connaissance qui part du donné que j'en viens aux apories métaphysiques, mais je ne me rapproche jamais de la vérité des phénomènes.
La réalité selon Hartmann semble être bien enserrée dans cette relation sujet-objet portée sur l'inconnu qui est toujours à connaître. Gurvich présente ici ouvertement les mérites et les dangers qu'a selon lui la métaphysique de la connaissance de Hartmann. Le danger principal consiste à trop schématiser, voire mécaniser les procédés métaphysiques, ce qui annule carrément toute possibilité de décrire les phénomènes. Hartmann, qui avait commencé comme phénoménologue, passe ensuite à la critique de la phénoménologie populaire des « tableaux isolés », et en parvient à formuler trois phases du procédé métaphysique qui ne pourra jamais remplacer une véritable description phénoménologique, souligne Gurvitch. Le philosophe allemand instru-mentalise la notion même de métaphysique, en disant qu'il va utiliser un « minimum de métaphysique. »
On peut parler d'un « minimum » ou d'un « maximum » de métaphysique dans le cas où il dépendrait de la volonté arbitraire du sujet de s'adresser à l'ontologie dans la mesure qui lui semble convenable. En vérité pour une pensée non constructive il ne peut y avoir ni un minimum, ni un maximum de métaphysique. (Gurvitch, 1930, 200)
Nous allons en déduire logiquement que le plus grand mérite de Hartmann aux yeux de Gurvitch consiste à introduire le thème de l'irrationnel dans la phénoménologie. Plutôt que de renouveler la thèse aristotélicienne et scolastique de la multiplicité de l'être, afin de créer une espèce de thomisme sans cause finale, Hartmann, comme le fit Lask avant lui, a initié le renouveau de la démarche phénoménologique, en insistant sur le fait qu'il faut aller vers l'être lui-même. Le rapport au monde de la phénomé-
nologie husserlienne voyait comme une intentionnalité du sujet. Par conséquent, les phénomènes étaient considérés plutôt comme des entités avec une grande part de rationnel. En revanche, selon Hartmann tout plonge dans l'irrationnel, l'être en-soi et l'entendement avec ses catégories sont enserrés par l'incertitude transobjective transintelligible. Tout comme la Terre dans le système copernicien n'a plus rien d'aussi solide quelle, le Cogito est suspendu dans Yépoché phénoménologique qui ne présuppose pas que les phénomènes soient ce comment ils « nous » apparaissent. Gurvich y voit une synthèse productive de la phénoménologie et du criticisme en écrivant : « la phénoménologie est appelée à devenir une ontologie des actes et non des choses ; deux systèmes [ceux de Lask et de Hartmann] nous semblent préparer la route à une nouvelle époque de la philosophie allemande, où devra se produire une synthèse définitive entre la tradition de Fichte et Schelling et la phénoménologie » (Gurvitch, 1930, 206).
CONCLUSION
Après avoir lancé son appel au retour vers les choses elles-mêmes, la phénoménologie husserlienne a préparé une double démarche réalisée soit sous la forme de l'intersubjectivité, associant le réel avec la perception du monde par une multitude de sujets, soit sous celle de l'ontologie critique, associant la connaissance du sujet avec le réel lui-même. Dans la perspective hartmanienne, le réel prend, en quelque sorte, place du flux intentionnel : le sujet transcende le donné vers la transobjectivité des objets de sa connaissance. C'est le mouvement d'une double transcendance où le sujet transcende le donné vers les objets et, ensuite, la transobjectivité intelligible vers la transobjectivité inintelligible. Les reproches du mysticisme, irrationalisme et existentialisme sont à prévoir. On peut s'apercevoir aussi que Hartmann instrumentalise un contenu plus ou moins arbitrairement emprunté à la métaphysique. Mais ne s'avère-t-il pas que le réel en question a bel et bien un contenu emprunté à la métaphysique justement pour la raison qu'il ne s'agit que d'une réalité anthropologique, anthropocentrique, anthropomorphe ? Et le réel n'est-il pas un domaine encore plus large qui pourrait contenir, au moins théoriquement, des éléments non-anthropologiques et interobjectifs ? Voilà le questionnement autour duquel sont articulées nos recherches sur la réception de Hartmann en France, ce pays où l'intérêt vers la philosophie pratique et appliquée était toujours bien présent.
REFERENCES
Breton, S. (1962). L'Être spirituel: Recherches sur la philosophie de Nicolai Hartmann. Lyon, Paris: Emmanuel Vitte.
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Vuillemin, J. (1950). La dialectique négative dans la connaissance de l'existence (Note sur l'épistémologie et la métaphysique de Nikolaï Hartmann et de Jean-Paul Sartre). Dialectica, 4 (1), 21-42.