Научная статья на тему 'GABORIAU CRITIQUE DES MœURS DANS L’ARGENT DES AUTRES'

GABORIAU CRITIQUE DES MœURS DANS L’ARGENT DES AUTRES Текст научной статьи по специальности «Языкознание и литературоведение»

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ФРАНЦУЗСКАЯ ЛИТЕРАТУРА XIX В / Э. ГАБОРИО / ОПИСАНИЕ НРАВОВ / РОМАН / ДЕНЬГИ / КОРРУПЦИЯ / 19 TH CENTURY FRENCH LITERATURE / E. GABORIAU / DESCRIPTION OF MANNERS / NOVEL / MONEY / CORRUPTION / LITTéRATURE FRANçAISE DU XIXE SIèCLE / DESCRIPTION DES MœURS / ROMAN / ARGENT

Аннотация научной статьи по языкознанию и литературоведению, автор научной работы — Fernandez Virginie

L’Argent des autres (1873) n’est pas un véritable roman policier comme Émile Gaboriau sait les écrire, et il nous l’a démontré avec Monsieur Lecoq (1868). Nous sommes ici huit ans après la publication de L’Affaire Lerouge, premier roman policier français, et l’écrivain ne met pas en scène une enquête policière, d’ailleurs le coupable est connu dès les premières pages. À l’instar de ses autres dernières œuvres, La Dégringolade (1871-1872) et La Corde au cou (1872-1873), L’Argent des autres montre une évolution vers le roman de mœurs dans lequel Gaboriau dévoile les travers de la société de son temps. Ainsi, le roman dresse un tableau sombre de la finance parisienne. Et s’il y un criminel dans ce roman-feuilleton, c’est bien elle! Gaboriau entraîne son lecteur dans les entrailles du monde de l’argent et met à jour la mécanique sociale de ceux qui vivent de cet argent des autres. A travers la description d’espaces fictionnels, le Comptoir de crédit mutuel, les bureaux du journal Le Pilote financier et ceux du spéculateur Lattermann, mais aussi de lieux emblématiques de l’époque, la Bourse, les grands boulevards ou le bois de Boulogne, Gaboriau dénonce les appétits d’une société moralement corrompue par l’argent.

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GABORIAU, REVIEWER OF THE MANNERS IN L’ARGENT DES AUTRES

L’Argent des autres (1873) is not a “true” detective novel like Monsieur Lecoq (1868) written by the same author, Émile Gaboriau. The novel appeared in print eight years after the publication of L’Affaire Lerouge, the first French detective novel; however, there is no police investigation; the culprit is known from the first pages. Like his previous novels, La Dégringolade (1871-1872) and La Corde au cou (1872-1873), L’Argent des autres shows an evolution towards the novel of manners in which Gaboriau reveals the failures of the society of his time. Thus, the novel depicts a dark picture of Parisian finance. Furthermore, if there is a criminal in this serial novel, it is a woman! Gaboriau takes his reader into the viscera of the world of money and discloses the social mechanics of those who live off the money of others. Gaboriau denounces the appetites of the morally corrupt society through the description of fictional spaces, such as the Comptoir de crédit mutuel, the office of the newspaper Le Pilote financier, the office of the speculator Lattermann, on the one hand, and of actual emblematic places such as the Bourse, the large boulevards or the Bois de Boulogne on the other.

Текст научной работы на тему «GABORIAU CRITIQUE DES MœURS DANS L’ARGENT DES AUTRES»

GABORIAU CRITIQUE DES MŒURS DANS L'ARGENT DES AUTRES

This is an open access article distributed under the Creative Commons Attribution 4.0 International (CC BY 4.0)

© 2020. V. Fernandez

Université de Franche-Comté, Besançon, France Envoyé le: 05 Avril 2020 Publié le: 25 Décembre 2020

Résumé: L'Argent des autres (1873) n'est pas un véritable roman policier comme Émile

Gaboriau sait les écrire, et il nous l'a démontré avec Monsieur Lecoq (1868). Nous sommes ici huit ans après la publication de L'Affaire Lerouge, premier roman policier français, et l'écrivain ne met pas en scène une enquête policière, d'ailleurs le coupable est connu dès les premières pages. À l'instar de ses autres dernières œuvres, La Dégringolade (1871-1872) et La Corde au cou (1872-1873), L'Argent des autres montre une évolution vers le roman de mœurs dans lequel Gaboriau dévoile les travers de la société de son temps. Ainsi, le roman dresse un tableau sombre de la finance parisienne. Et s'il y un criminel dans ce roman-feuilleton, c'est bien elle! Gaboriau entraîne son lecteur dans les entrailles du monde de l'argent et met à jour la mécanique sociale de ceux qui vivent de cet argent des autres. A travers la description d'espaces fictionnels, le Comptoir de crédit mutuel, les bureaux du journal Le Pilote financier et ceux du spéculateur Lattermann, mais aussi de lieux emblématiques de l'époque, la Bourse, les grands boulevards ou le bois de Boulogne, Gaboriau dénonce les appétits d'une société moralement corrompue par l'argent.

Mots clés: Littérature française du XIXe siècle, E. Gaboriau, description des mœurs, roman, argent, corruption.

Informations sur l'auteur: Virginie Fernandez, docteure en philologie française, qualifiée comme maître de conférences, professeure contractuelle, Institut Universitaire de Technologie, Université de Franche-Comté, 30 Avenue de l'Observatoire, 25 030 Besançon, France.

E-mail: virginie.fernandez@univ-fcomte.fr

Pour la citation: Fernandez V. Gaboriau Critique Des Mœurs Dans L'argent Des Autres. Studia Litterarum, 2020, vol. 5, no 4, pp. 126-145. (In French) https://doi.org/10.22455/2500-4247-2020-5-4-126-145

GABORIAU, REVIEWER OF THE MANNERS

IN L'ARGENT DES AUTRES

This is an open access article distributed under the Creative Commons Attribution 4.0 International (CC BY 4.0)

© 2020. V. Fernandez

Université de Franche-Comté,

Besançon, France

Received: April 05, 2020

Date of publication: December 25, 2020

Abstract: L'Argent des autres (1873) is not a "true" detective novel like Monsieur Lecoq (1868) written by the same author, Émile Gaboriau. The novel appeared in print eight years after the publication of L'Affaire Lerouge, the first French detective novel; however, there is no police investigation; the culprit is known from the first pages. Like his previous novels, La Dégringolade (1871-1872) and La Corde au cou (1872-1873), L'Argent des autres shows an evolution towards the novel of manners in which Gaboriau reveals the failures of the society of his time. Thus, the novel depicts a dark picture of Parisian finance. Furthermore, if there is a criminal in this serial novel, it is a woman! Gaboriau takes his reader into the viscera of the world of money and discloses the social mechanics of those who live off the money of others. Gaboriau denounces the appetites of the morally corrupt society through the description of fictional spaces, such as the Comptoir de crédit mutuel, the office of the newspaper Le Pilote financier, the office of the speculator Lattermann, on the one hand, and of actual emblematic places such as the Bourse, the large boulevards or the Bois de Boulogne on the other.

Keywords: 19th century French literature, E. Gaboriau, description of manners, novel, money, corruption.

Information about the author: Virginie Fernandez, PhD in French philology, Lecturer,

Institute of Technology, University of Franche-Comté, 30 Avenue de l'Observatoire, 25 030 Besançon, France.

E-mail: virginie.fernandez@univ-fcomte.fr

For citation: Fernandez V. Gaboriau, Reviewer of the Manners in L'argent Des Autres. Studia Litterarum, 2020, vol. 5, no 4, pp. 126-145. (In French) https://doi.org/10.22455/2500-4247-2020-5-4-126-145

УДК 821.133.1.0 Э. ГАБОРИО - КРИТИК НРАВОВ:

ББК 8з.з(4фра) РОМАН «ЧУЖИЕ ДЕНЬГИ»

© 2020 г. В. Фернандес

Университет Франш-Конте, Безансон, Франция

Дата поступления статьи: 05 апреля 2020 г. Дата публикации: 25 декабря 2020 г. DOI: https://d0i.0rg/10.22455/2500-4247-2020-5-4-126-145

Аннотация: Статья посвящена анализу романа «Чужие деньги» (1873) Э. Габорио,

который получил широкую известность преимущественно как автор детективов, свидетельством чему оказываются романы «Лекок» (1868) и, собственно, первый французский детектив «Дело вдовы Леруж» (1866). В исследуемом нами романе Габорио не стремится к имитации полицейского расследования: преступление раскрыто уже в самом начале текста. В процессе анализа устанавливается, что роман «Чужие деньги» демонстрирует эволюцию творческой манеры Габорио к описанию нравов, ярким воплощением которого служат более поздние романы «Кувырком» (1871-1872) и «Петля на шее» (1872-1873). Высказывается предположение, что Габорио старается вскрыть «социальную механику» мрачного мира парижских финансистов: именно культура денег, представленная разнообразной атрибутикой, оказывается причиной описанного им преступления.

Ключевые слова: французская литература XIX в., Э. Габорио, описание нравов, роман, деньги, коррупция.

Информация об авторе: Вирджини Фернандес — доктор филологических наук, доцент, профессор, Университет Франш-Конте, Авеню де Л'Обсерватуар, 30, 25030 г. Безансон, Франция.

E-mail: virginie.fernandez@univ-fcomte.fr

Для цитирования: Фернандес В. Э. Габорио — критик нравов: роман «Чужие деньги» // Studia Litterarum. 2020. Т. 5, № 4. С. 126-145. https://d0i.0rg/10.22455/2500-4247-2020-5-4-126-145

L'Argent des autres, dernier roman d'Émile Gaboriau, est pour la première fois publié sous la forme de feuilleton dans le quotidien L'Evénement du 10 mars au 13 juillet 1873. Il sera ensuite édité de manière posthume en volume chez Dentu en 1874. L'Argent des autres est donc le dernier roman de l'auteur publié de son vivant. Gaboriau est reconnu par nombres d'auteurs et de spécialistes de la littérature policière comme l'inventeur du roman policier, avec L'Affaire Lerouge paru en 1865 où apparaît déjà le personnage du policier Lecoq1. Mais ses dernières œuvres, La Dégringolade (1871-1872), La Corde au cou (1872-1873) et L'Argent des autres, qui présentent toujours la trame méfait-vengeance-rétablissement de l'ordre, caractéristique du roman populaire, montrent l'évolution complète vers le roman de mœurs, dans lequel Gaboriau dévoile les travers de la société de son temps et particulièrement les dessous peu reluisants de la classe élevée. L'Argent des autres offre un tableau du monde occulte de la finance parisienne.

Ainsi débute le roman. Le 27 avril 1872, alors que la famille bourgeoise Fa-voral dîne tranquillement chez elle en compagnie de ses amis, le patron de Monsieur Favoral, le baron de Thaller, fait irruption. Il traite son caissier de voleur et l'accuse d'avoir détourné des fonds de la caisse du Comptoir de crédit mutuel. Favoral réussit à s'échapper juste avant l'entrée de la police. Le scandale éclate.

1 Le criminologue Alfredo Niceforo écrit au début du XXe siècle: «C'est évidemment le type le plus complet de détective, celui qui se rapproche le plus du détective moderne scientifique, c'est le type crée par Gaboriau dans ses romans déjà assez anciens et pourtant si intéressants, encore, au point de vue de l'enquête judiciaire dans le roman et dans la vie» [11, p. 435]. Dans son article au titre explicite, Valentine Williams déclare: «genius that was in him» [13, p. 613]. Dans son Journal daté du 7/07/1932, André Gide considère Gaboriau: «comme un précurseur, le père de la littérature détective actuelle» [9, p. 1136]. Pour Francis Lacassin: «Gaboriau a donné à l'enquête la dimension du roman» et aurait même inspiré Jules Verne [10, p. 72].

En nous centrant principalement sur les espaces fictionnels, notre objectif est de montrer que les descriptions, les observations et les réflexions qui y sont liées forment ensemble la peinture d'un pan de la société, celui des parvenus du Second Empire et des premières années de la Troisième République. Dans une première partie, nous révélerons la présence de la fièvre de l'or qui semble avoir atteint toute la société. Dans une seconde partie, nous analyserons plus en détail les espaces romanesques liés à la finance.

I. La fièvre de l'or

L'intrigue de L'Argent des autres se situe au début de la IIIe République bien que certains passages nous ramènent quelques années plus tôt, sous le Second Empire. La lecture attentive des romans de Gaboriau nous permet de percevoir, derrière les intrigues à tiroirs, la critique des mœurs de ses contemporains. En 1872, quand l'intrigue débute, les signes de la guerre et de la Commune sont toujours visibles dans le paysage parisien. Le décor urbain atteste des désastres de la guerre franco-prussienne et de la Commune, mais la vie a repris son cours: «Jamais à voir tout ce mouvement, ce luxe, ce bruit, cet entrain de plaisir, on ne se fût douté qu'on venait de traverser les terribles années de 1870 et de 1871» [6, p. 24o].

Les évènements historiques sont rapidement oubliés, les brèches sont comblées et la vie reprend ses droits. La chevauchée de Paris vers le plaisir est imparable2. Gaboriau aime à peindre la vie et les habitudes d'une nouvelle caste, qui a vu le jour sous le Second Empire, la bourgeoise des affaires et de la finance, nouveaux riches aux dehors clinquants mais perdus de morale à l'image de Costeclar:

Même quand on le voyait pour la première fois, on s'imaginait le reconnaître, tant il ressemblait à trois ou quatre cents de ses pareils qui se croisent chaque jour dans les parages du café Riche, et qu'on rencontre partout où court la foule qui a la prétention de s'amuser, à la Bourse ou au bois <...> [6, p. 109].

Sur les boulevards, dans les cafés et restaurants célèbres de l'époque, les parvenus affichent leur réussite sociale à l'instar d'Octave d'Escajoul, homme

2 Dans Une Ténébreuse affaire, Balzac écrit: «La Société procède comme l'Océan, elle reprend son niveau, son allure après un désastre, et en efface la trace par le mouvement de ses intérêts dévorants» [1, p. 212-213].

d'affaires véreux, qui s'affiche chez Bignon et au café Anglais, situés sur le boulevard des Italiens, alors lieu de réussite sociale:

<...> comme il est millionnaire, comme il a son coin chez Bignon et au café Anglais, comme il est bien vu des dames et que jamais le baccarat ne lui a tenu rigueur, comme son appartement est un chef-d'œuvre de confort et son coupé le plus moelleux qui soit à Paris, il est et se plaît à se déclarer le plus heureux des hommes [6, p. 362].

Les espaces de la consommation distillent l'essence du Paris qui s'amuse. Les viveurs aux appétits aiguisés et qui se pavanent sur les trottoirs des grandes avenues sont l'image de la déchéance des mœurs. Les théâtres toujours pleins témoignent de ce besoin de représentation de l'époque, son goût pour l'image et l'imitation, et ne sont qu'une partie de l'immense théâtre qu'est la capitale. Le voir et être vu définit toute une société. De même, les courses et le bois de Boulogne dévoilent la mécanique sociale de la classe huppée. À travers la vie que mènent, entre autres, la baronne de Thaller et sa fille Césarine, nous est résumée l'existence de cette classe particulière que Gaboriau aime à mettre en scène. Leurs activités s'organisent entre le bois, les courses, les bals, les restaurants, les magasins, le théâtre, les eaux, la mer. C'est une vie de conventions, d'obligations mondaines, une prison dorée dont se plaint hypocritement Cé-sarine.

Espace de l'étalage matériel, le bois de Boulogne est un rendez-vous incontournable pour les nouveaux riches. L'encombrement des équipages aux alentours met l'accent sur la ville comme lieu de tensions sociales et de représentations, un espace de rivalités sociales. Ainsi que le révèle M. Costeclar à Maxence Favoral, fils de l'inculpé, qui y vient pour la première fois, la mécanique sociale est bien graissée:

Regardez-moi ces voitures de toutes sortes, ces livrées, ces cavaliers, ces chevaux, ces femmes en toilettes magnifiques, tout ce luxe, tout cet étalage!.. C'est ici que se dépense une bonne partie de cet argent des autres qu'on se dispute si chaudement à la Bourse. C'est ici, que moi qui suis un philosophe, je viens chercher le pourquoi d'un tas de petites infamies <...> [4, p. 284].

Le bois est une vitrine de la réussite, celle acquise grâce à l'argent des autres. S'y montrer est l'ultime reconnaissance de la société aisée. Le lieu est irrémédiablement perverti, toute idée de nature est oubliée. Le cadre naturel ne sert qu'à exposer ses biens, souvent mal acquis. Il en est de même dans La Curée de Zola, paru deux ans plus tôt. Ce roman, dans lequel l'écrivain naturaliste découvre la supercherie du Second Empire, s'ouvre sur une longue description du bois de Boulogne où Renée Saccard et son beau-fils Maxime sont arrêtés par l'encombrement des voitures de la haute société. Lieu des plaisirs et des désirs, c'est au bois que le penchant incestueux envers Maxime se fera jour dans l'esprit de sa belle-mère.

Le Paris de Zola, comme celui de Gaboriau, résonne du ruissèlement de l'or qui coule à flot. Alors que le naturaliste dénonce les appétits exacerbés d'une époque malade, le narrateur de L'Argent des autres déplore une profonde crise des valeurs qui corrompt la jeunesse. Il condamne la corruption des mœurs par l'argent, l'éveil dans des cerveaux altérés de désirs malsains, les nouveaux usages qui piétinent les valeurs traditionnelles et vertueuses:

Au fond des lycées, fatalement se retrouve l'écho des préoccupations et le reflet des mœurs du moment. Il n'y a ni murailles ni surveillants qui tiennent. En même temps que la boue de la ville, dont leurs souliers sont maculés, les élèves rapportent, les soirs de sortie, leur provision d'observations et de faits.

Qu'ont-ils vu, pendant la journée, dans leur famille ou chez leur correspondant?

Des convoitises ardentes, d'insatiables appétits de luxe, de bien-être, de jouissances, de plaisirs, le dédain des labeurs patients, le mépris des convictions austères, d'âpres besoins d'argent, la volonté de parvenir à tout prix et la résolution de violenter la fortune à la première bonne occasion [6, p. 67].

Ce luxe qui s'étale constamment aux yeux de tous suscite de nombreuses convoitises. Les boulevards présentent alors un visage menaçant, celui de ceux qui, exclus de la grande vie, forment une classe affamée et dangereuse: «Il se lia avec ces faux viveurs qu'on voit se promener devant le café Riche3, le ventre vide et le cure-dents aux lèvres» [6, p. 77].

3 Célèbre café du boulevard des Italiens.

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, Paris se convertit en place financière internationale de premier ordre: «Selon Dumas fils, 'la Bourse devient pour cette génération ce qu'était la cathédrale au Moyen Age'» [12, p. 99]! Naissent alors les grands établissements de crédit qui attirent le public à force de publicité. La Bourse de Paris, dans le quartier de l'Opéra, nouveau centre commercial et mondain, prend une ampleur nouvelle. Sous Napoléon III, la bourgeoisie capitaliste donne le ton. La ploutocratie élimine la noblesse. Gaboriau fait partie de ces contemporains qui déplorent vivement la puissance de la féodalité boursière et c'est précisément dans L'Argent des autres qu'il le fait. La critique de l'argent et de ses folies se lit à travers toute son œuvre mais L'Argent des autres s'attache principalement à la peinture des bas-fonds financiers. Dans cet extrait, l'auteur nous fait voir la face sombre du brillant passage de l'Opéra. La Bourse présente, comme toute sphère, ses déclassés, des accros à l'argent qui tentent désespérément de se refaire: «Il est à la Bourse des recoins ignorés où grouille tout une population hétéroclite de vieux à barbe pointue et de jeunes messieurs trop bien mis, et où on trafique de toutes choses vendables et de quelques autres encore» [6, pp. 397-398]. Saint-Pavin, le directeur du Pilote financier, appartient à ces margoulins: «Avec un tempérament hâbleur, vivant dans ce milieu dangereux de gens qui souvent n'ont pas le sou, qui sont toujours sûrs de gagner leur million fin courant, Saint-Pavin se trouve avoir une existence singulière» [6, p. 407].

Le monde des affaires est dépravé: «Le jour où j'élèverai la voix pour accuser, je verrai se dresser tout ce que Paris compte de financiers suspects, de louches industriels, des tripoteurs véreux, tous les faiseurs enrichis, tous ceux dont la fortune est greffée sur une gredinerie. C'est une armée» [6, p. 157]. L'auteur désapprouve le développement de la finance, de la banque et de l'industrie. Il pointe du doigt la spéculation qui, déjà dénoncée par Balzac, déstabilise la société. La capitale est emportée dans une spirale spéculative enragée: «Mais c'est la gloire de notre temps et le génie de la spéculation de tirer parti de ce qui ne semble bon à rien, de donner du prix à ce qui semble n'en plus avoir aucun» [6, p. 397]. Ainsi chez les Favoral, rue Saint-Gilles dans le Marais, le narrateur regrette un temps révolu où la spéculation immobilière n'avait pas cours et où l'on vivait à l'aise chez soi: «Il occupait le second étage de la maison qui porte le numéro 38, une de ces bonnes

4 Le même Dumas fils livrera une autre phrase souvent répétée à l'époque: «les affaires, c'est bien simple, c'est l'argent des autres...» [13, p. 100] et utilisée par Gaboriau comme titre à son roman.

vieilles maisons comme on n'en bâtit plus, depuis que les terrains se vendent

quinze cents francs le mètre, où l'espace n'est pas sordidement mesuré <...>» ^ p. 6].

En stigmatisant la criminalité financière et boursière, nouvelle tare sociale, Gaboriau se montre résolument moderne:

Quand je pense, disait Coldrige, que tous les matins, à Paris seulement, trente mille gaillards s'éveillent et se lèvent avec l'idée fixe et bien arrêtée de s'emparer de l'argent d'autrui, c'est avec une nouvelle surprise que, chaque soir, en rentrant, je retrouve mon porte-monnaie dans ma poche [6, p. 335].

Derrière leurs costumes impeccables, les industriels et les n'en sont pas moins des truands, en tous points comparables aux bandits de grand chemin5: «Il faut être un peu plus que simple pour travailler encore sur les grands chemins, exposé aux avanies de la gendarmerie, quand l'industrie et la finance offrent un champ si magnifiquement fertile à l'activité des gens d'imagination» [5, p. 58].

Ainsi, les détournements de fonds et autres méfaits sont devenus monnaie courante dans la capitale et plus personne ne s'en étonne: «Le boulevard est encombré de gens qui ont eu leur petit accident, qui ont passé cinq ou dix ans à l'étranger pour raison de santé. En sont-ils plus mal vus? Pas le moins du monde, personne n'hésite à leur tendre la main» [6, p. 187]. Toutefois, l'affaire Favoral apparaît comme hors-norme aux yeux de l'opinion et le caissier est mis, paradoxalement, sur un piédestal:

On jugea généralement que ce Favoral devait être un homme fort, et quelques amateurs déclarèrent que prendre douze millions ce n'est presque plus voler.

Le soir, en s'abordant sur le bitume, aux environs du passage de l'Opéra, les habitués de la petite Bourse6 étaient étonnés et presque émus [5, p. 65].

5 De même dans La Vie infernale: «Cela arrive journellement et c'est même une joie de ce monde d'entendre les coquins se juger entre eux. Il faut voir comme celui qui dépouille les gens à la Bourse traite celui qui détrousse sur les grands chemins. et réciproquement» [8, p. 53].

6 C'était dans le passage de l'opéra que se tenait ce qu'on appelait «la petite Bourse», réunion de courtiers marrons, de spéculateurs de bas étage qui agiotaient, trafiquaient et tripotaient malgré les arrêtés qui défendaient de s'assembler ailleurs qu'à la Bourse, pour proposer et faire des négociations sur les valeurs publiques.

C'est dans une autre œuvre de Zola, L'Argent, que nous retrouvons cette hostilité du monde financier. Le roman, qui aurait bien pu s'intituler La Bourse, dénonce le capitalisme triomphant et les mécanismes spéculatifs. Mais contrairement à l'argent chez Gaboriau, l'argent zolien présente une ambivalence résumée ici: «Tout le bien naissait de lui, qui faisait tout le mal» [14, p. 246].

Pénétrons à présent dans quelques-uns de ces centres de l'argent.

II. Banques et autres lieux de la monnaie

a. Le Comptoir de crédit mutuel

Le Comptoir de crédit mutuel où s'est commis le vol est présenté comme l'un de ces grands établissements de crédit nés avec l'avènement du Second Empire, période marquée, comme nous l'avons vu, par l'essor du capitalisme et la multiplication des gros patrimoines: «une de ces admirables institutions financières qui ont surgi avec le second Empire et qui gagnaient à la Bourse leur premier banco le jour où se jouait dans la rue la partie du coup d'État» [6, p. 10-11].

L'argent permet d'ériger des façades. Le Comptoir de crédit mutuel est l'un des nouveaux temples dédiés à la monnaie dont l'extérieur participe de la fascination provoquée sur les masses:

C'est rue du Quatre-Septembre que sont installés les bureaux du Comptoir de crédit mutuel, dans une de ces maisons massives, qui sont comme les forteresses de la féodalité financière. D'un seul coup d'œil, le passant y croit reconnaître un de ces puissants établissements qui remuent les millions par centaines de mille [6, p. 34o].

De même que leur entreprise de crédit, l'hôtel privé des Thaller fait partie de l'arsenal destiné à épater les petits porte-monnaie:

<...> il se mit à décrire les splendeurs des appartements, les meubles magnifiques, les tapis et les tentures, les tableaux de maîtres, les objets d'art, les bronzes; enfin, tout ce luxe éblouissant dont les financiers se servent à peu près comme les chasseurs du miroir où viennent se prendre les alouettes [6, p. 143].

La considération est liée au capital. Posséder la monnaie, c'est posséder la reconnaissance et la gloire. La valeur monétaire s'impose à toutes les autres et même au bon goût. Le narrateur regrette que l'art aussi soit régi par les portefeuilles des parvenus:

Le valet de pied ouvrit la porte du milieu qui donnait sur la galerie de tableaux du baron de Thaller, galerie célèbre dans le monde financier, et qui lui avait valu une réputation d'amateur éclairé.

Les soixante ou quatre-vingts toiles qui la composaient n'étaient pas, il s'en fallait, également remarquables; mais toutes portaient une signature illustre, certifiée authentique par les experts, toutes avaient été conquises à des prix ridicules au feu des enchères.

Car M. de Thaller avait précisément le goût aussi sûr et aussi pur que ses confrères et rivaux MM. les amateurs [5, p. 181].

L'art est aux mains d'imposteurs. Gaboriau insiste en accusant l'hôtel des ventes de la rue Drouot de marchandages frauduleux:

Le plus volontiers du monde, il donnait mille ou quinze cents louis d'un barbouillage quelconque, attribué par les truqueurs de la rue Drouot à Raphaël ou à Velasquez, à Murillo ou à Rembrandt...

Il n'eût pas donné cent sous d'un chef-d'œuvre signé d'un peintre de génie, mais non coté encore à cette bourse pitoyable et grotesque, où des Auvergnats, jadis chaudronniers ou ferrailleurs, font et défont ce qu'ils appellent les réputations marchandes. [5, p. 181].

La description de l'intérieur du Comptoir de crédit mutuel de Thaller est introduite par le regard subjectif de l'actionnaire. La démesure dans le décor se veut la réclame du poids du capital. Le visiteur qui n'appartient pas à cette élite et n'en possède pas les codes ne peut être que subjugué:

Rien qu'en mettant le pied dans l'immense vestibule dallé de marbre, à hautes colonnes et à statues de bronze soutenant des candélabres, l'actionnaire se sent ému.

Son émotion se complique d'un ébahissement respectueux lorsqu'il a poussé les lourdes portes de glaces, et qu'il s'est engagé dans le vaste escalier de pierre à

rampe dorée, habillé d'un tapis moelleux, et meublé à chaque palier de banquettes de velours, larges et souples comme le lit de repos d'une duchesse [5, p. 67].

L'espace public s'apparente à un espace privé. Le vestibule et l'escalier sont en tous points comparables à ceux d'un hôtel particulier. L'espace devient même intime avec la comparaison des banquettes à des lits. Le tapis moelleux et les glaces créent une atmosphère confinée propre au charnel. Les émotions ressenties par l'actionnaire, tour à tour ébahissement, timidité, interdiction, trouble, honte et assurance, semblent celles d'une rencontre amoureuse, L'or et la chair se mêlent. Les appétits d'argent sont clairement sexualisés. La timidité saisit le visiteur sur le point de pénétrer dans une alcôve:

La timidité le prend lorsque, arrivé au premier étage de ce palais de l'argent... des autres, il lit, en lettres d'or, sur une porte de palissandre: Comptoir de crédit mutuel.

Cependant, il rassemble tout son courage. Une inscription: TLBSVP, lui dit ce qu'il doit faire. Il tourne le bouton, et il entre. [6, p. 340].

L'argent présente un pouvoir fantastique. Le comptoir est assimilé à un palais des merveilles7 dont l'huissier, cerbère du trésor, protège l'entrée: «Mais il demeure interdit de se trouver en présence d'un huissier tout de noir habillé, la chaîne d'acier au cou, lequel s'inclinant d'un air grave, demande <...>» [6, p. 340]. L'huissier conduit l'actionnaire à la caisse. Les espaces entrevus furtivement renforcent l'idée d'un espace intime que l'œil de l'actionnaire convoite:

Il prend cette peine, et tout en longeant un spacieux corridor, il a le temps d'entrevoir des bureaux peuplés d'employés, puis la salle du conseil avec sa grande table recouverte d'un tapis, où brille la sonnette du président, et plus loin, le cabinet de M. le directeur, avec ses tentures de drap vert, ses meubles de chêne, son bureau encombré de papier [6, p. 341].

7 Aussi pour évoquer les grands travaux d'Haussmann: «lorsque des quartiers entiers s'écroulaient sous le pic des démolisseurs ou surgissaient si vite que c'était à se demander si les maçons, au lieu de truelle, n'employaient pas la baguette d'un enchanteur» [6, p. 417].

Comme nous le savons, le vert est une couleur négative chez Gaboriau lorsqu'elle est présente dans les intérieurs. Associée de façon récurrente à l'idée de pourrissement, elle souligne ici la corruption sociale par l'argent et ses entités financières véreuses. Le capital est un ver rongeur de la société.

L'actionnaire rougit, il a honte tel un novice. Les caisses renferment des merveilles comme l'intérieur du corps féminin. L'actionnaire apporte sa souscription comparée à un liquide et à une graine, la caisse devient alors vagin:

Il a honte de la modicité de la somme qu'il apporte à des caisses qui lui semblent renfermer, sous leurs triples serrures, les trésors des Mille et une Nuits. Autant porter une goutte d'eau au fleuve ou un grain de sable aux dunes de l'Océan. Il se demande presque si on ne va pas lui rire au nez. [6, p. 341].

Le guichet exigu telle une fente et la lenteur avec laquelle se retire l'actionnaire participent à la lecture érotisée de la scène: «C'est d'un air froid et morne que le caissier reçoit sa souscription et lui passe, en échange, par le guichet étroit, un titre provisoire. Il se retire alors, mais lentement» [6, p. 341]. Ses actions en poche, ce dernier se sent grandi et la possession matérielle l'affirme:

Les six ou huit titres qu'il sent dans son portefeuille lui donnent de l'assurance. Il lui semble que sur toutes les splendeurs qui l'environnent il a un certain droit de propriété. C'est d'un pied plus ferme et d'un jarret mieux tendu qu'il foule les marches de l'escalier. Il y a du maître dans le geste dont il repousse la porte du vestibule. [6, p. 341].

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Gaboriau met en avant la possession jouissive de l'argent, qu'on convoite d'abord, qu'on s'approprie ensuite et qu'on étale enfin. Le désir envers les biens monétaires est assimilable au désir sexuel. Paris est sexualisé, imprégné de désirs et d'érotisme. Tout s'expose de manière impudique, les lorettes qui se livrent aux hommes fortunés, les femmes en toilettes tapageuses sur les boulevards, les corps dans les bals publics. L'argent est féminisé et s'ajoute aux nombreux personnages féminins chez Gaboriau. La possession de l'or est, comme le crime, une pulsion. Or et crime sont intimement liés dans les romans. C'est pour satisfaire les caprices de la baronne de Thaller que le caissier Favoral a vidé la caisse8.

8 De même et à titre d'exemple, dans L'Affaire Lerouge, Noël Gerdy assassine la veuve Lerouge pour satisfaire les besoins matériels de la lorette Juliette Chaffour.

b. Le bureau de Lattermann

L'intrigue mène le lecteur dans le bureau du trafiquant financier Lattermann, rue Joquelet dans le 2e arrondissement. Alors que le Comptoir de crédit mutuel se veut la face lumineuse de la monnaie, le bureau de Lattermann s'en veut la face ténébreuse:

À droite, au-dessus d'un large guichet, se lisait le mot magique: Caisse. Une petite porte, à gauche, conduisait au cabinet du patron. Il y avait loin de cette simplicité sordide aux splendeurs du Comptoir de crédit mutuel. Mais le luxe qui attire les actionnaires ne retient pas l'argent. C'est dans des bouges que s'amassent les grosses fortunes [6, p. 400].

Le bureau est, dès le début de la description, comparé à un antre. Le lecteur pénètre dans les cloaques financiers de la capitale: «'L'office' de Lattermann ressemblait à toutes les cavernes de ce genre. Un fort étroit espace y était réservé au public, et tout autour, derrière un épais treillage de fil de fer, des employés alignaient des chiffres ou comptaient des coupons» [6, pp. 399-400]. Le public est confiné dans un espace restreint, parqué derrière une grille à travers laquelle on lui fait miroiter l'argent que les employés, infectés par la fièvre de l'or, manient devant ses yeux. Cet épais treillage symbolise la frontière infranchissable entre le peuple et le capital, parfaitement à l'abri entre les mains de quelques-uns. L'exiguïté et le grillage rappellent les prisons des romans judiciaires de Gaboriau, une prison dans laquelle l'argent est ici le bourreau: «Car le cabinet du sieur Lattermann avait plusieurs issues, sans compter celle donnant sur la police correctionnelle» [6, p. 400]. L'office est un lieu de passage continuel et présente le grouillement inquiétant d'une masse confuse:

Le mouvement ne laissait pas que d'être considérable.

<...> Les clients se succédaient, gens de mine hétéroclite pour la plupart, d'allures inquiètes ou inquiétantes, faces blêmes d'usuriers, visages rubiconds de maquignons, nez allongés de dupes. Quelques-uns étaient si misérablement vêtus qu'on leur eût donné un sou dans la rue, et que certainement ils l'eussent accepté, et cependant ce n'étaient pas les plus mal reçus, tant il est vrai qu'aux alentours de la Bourse, surtout, l'habit ne fait pas le moine. Il y en avait qui passaient à la caisse, et qui versaient ou recevaient de l'argent. D'autres, les familiers de l'office, évidem-

ment, entraient la tête jusqu'aux épaules dans un guichet, et ployés en deux, les mains appuyées sur la tablette, ils restaient en grande conférence avec les employés fo p. 400].

Des types louches dignes des pires bas-fonds s'y bousculent. L'argent, au même titre que l'alcool pour les ouvriers, marque physiquement. Les habitués, la tête enfoncée, dépourvus de cou, courbés, sont les plus défigurés, de véritables monstres. Le vice à Paris présente un aspect nouveau. Nous sommes bien loin du profil du type populaire tout droit sorti de la barrière ou de la banlieue. Le narrateur nous dévoile la nouvelle délinquance urbaine, la nouvelle classe dangereuse aussi inquiétante que l'ancienne.

Il est intéressant de noter que dans les romans de Gaboriau, l'argent s'étale. On le dépense, on ne l'économise pas. On ne le retient pas, on l'expulse. Les seuls lieux où l'on trouve de l'argent liquide sont chez Lattermann et au Mont-de-Pié-té9. Ces deux espaces présentent une profondeur sombre qui renvoie au monde intestinal, alors que les lieux de dépense sont brillants et colorés. Le contraste est saisissant entre les lieux où l'on se procure de l'argent et les lieux où on le gaspille. La monnaie est noire et sale lorsqu'elle sort des caisses mais elle a le pouvoir de créer un monde féerique. Ce trait accentue son pouvoir d'illusion. L'argent est l'aboutissement de tout, donc l'excrément: «Car, tenir la clef de la caisse, c'est tenir la victoire à une époque où tout finit par de l'argent» [6, p. 72].

c. Au Pilote financier

Les bureaux du Pilote financier dans le 2e arrondissement sont immédiatement présentés sous leur vrai jour:

Les bureaux du Pilote sont moins ceux d'un journal que ceux de la première agence d'affaires venue.

De même que chez le sieur Lattermann, on y voit des employés griffonnant derrière des grillages, des guichets, une caisse, et, sur une immense ardoise, le cours, écrit à la craie, de la Rente et des valeurs françaises et étrangères.

C'est qu'en vérité, le Pilote financier n'est que le porte-voix d'une usine de tripotages [5, p. 155].

9 Absent de L'Argent des autres, on le retrouve dans Le Crime d'Orcival et La Clique dorée notamment.

C'est l'occasion pour Gaboriau de critiquer la presse financière sous la main mise des faiseurs d'argent, qui l'utilisent comme une arme redoutable à leur disposition pour influencer l'opinion selon leurs intérêts. L'écrivain dénonce tout un système bien ficelé.

Les divers grillages des bureaux marquent la séparation entre deux mondes, ceux qui s'enrichissent et les autres, les crédules. Ici encore, l'argent est entre les mains d'un petit nombre protégé derrière les grilles de leurs banques et les façades de leurs hôtels.

L'espace se caractérise par le nombre et l'anonymat. Nous retrouvons, de même que chez Lattermann, la couleur verte qui annonce l'état sordide du cabinet du directeur. Le bureau offre un spectacle turpide, comparable aux pires zones de Paris:

Aussi, les bureaux du Pilote financier étaient-ils pleins, lorsque M. de Tré-gars et Maxence y arrivèrent: spéculateurs, remisiers venus là aux nouvelles et pour discuter les fluctuations du jour et les probabilités du marché du soir.

— M. Saint-Pavin est occupé, leur dit un garçon de bureau taillé en force.

On entendait sa voix brutale, car il était, non pas dans son cabinet, mais dans le bureau même, derrière les grillages garnis de rideaux verts [6, pp. 407-408].

Nous sommes à nouveau dans la pègre des affaires. Les êtres qui s'y succèdent sans fin, les activités malhonnêtes qui s'y trament dégradent l'espace. Ces anonymes qui se vautrent sur les divans qu'ils salissent de la boue apportée de la rue, qui boivent et qui fument, impriment leur marque à ce lieu qui, à son tour, est pétri de vices:

Fort somptueux autrefois, le cabinet de M. le directeur du Pilote financier était peu à peu tombé dans un état de sordide délabrement. Si le garçon de bureau avait reçu l'ordre de n'y jamais promener le plumeau ni le balai, il obéissait ponctuellement. Le désordre et la malpropreté y régnaient. Les cartons en lambeaux pendaient misérablement hors des cartonniers, et sur les larges divans séchait depuis des mois la boue des bottes de tous les visiteurs qui s'y étaient vautrés. Sur la cheminée, au milieu d'une demi-douzaine de verres crasseux, se dressait une bouteille de vin de Madère à moitié vide. Enfin, devant l'âtre, sur le tapis, et le long de tous les meubles, s'amoncelaient à profusion les bouts de cigares et de cigarettes. [5, p. 161].

Le domicile de Saint-Pavin offre un spectacle tout aussi déplorable: «Son appartement est un taudis où on marche sur une litière de bouts de cigares, mais il mange dans les restaurants en renom, ne boit que du meilleur et ne fume que des havanes de choix» [6, p. 407]. Le lieu de vie trahit le parvenu menant grand train aux yeux de tous tandis que le privé révèle des origines et des agissements beaucoup moins nobles.

d. Le cabinet du juge d'instruction

Un autre espace, lié cette fois à la justice, participe de la censure féroce du monde de la finance. Il s'agit du cabinet du juge Barban d'Avranchel10 chez qui se rend Maxence Favoral. Ce cabinet offre l'intérêt d'être celui décrit le plus précisément de tous les cabinets de magistrats présents dans l'œuvre policière de Gaboriau:

C'était une petite pièce, basse de plafond et pauvrement meublée. La tenture flétrie et le tapis qui montrait la corde, disaient que bien des juges s'y étaient succédé, et que des légions de prévenus y avaient traîné leurs pieds ^ p. i°2].

Le rudimentaire du décor dit le dénuement de la justice face au pouvoir du capital. Il est le symbole de son étroitesse d'action, face à des forces qui la supplantent et la manipulent. La justice est un pouvoir ancien, usé, une institution vieillie. Le décalage saisissant entre le décor des lieux de justice et de ceux de l'argent va dans ce sens. Le juge Barban d'Avranchel est d'ailleurs, aussi bien dans L'Argent des autres que dans La Dégringolade, aveuglé et trompé par des hommes puissants du monde de la politique et de la finance, le baron de Thaller dans le roman qui nous occupe, le comte de Combelaine dans le second, et dont il est persuadé de l'innocence. La justice semble corrompue par les affaires mais M. Chapelain, ancien avoué, offre l'explication d'un système bloqué dans sa recherche de la vérité par des considérations qui le dépassent. L'argent est le moteur de la

10 Barban d'Avranchel est également le juge de La Dégringolade: «Mais est-ce un juge d'instruction habile.? <...> D'aucuns le prétendent. Moi je jurerais que ce n'est qu'un solennel imbécile à qui on ferait voir des étoiles en plein midi. Nous en avons quelques-uns comme cela dans la magistrature.» [7, p. 216].

machine sociale. Le pouvoir judiciaire ne peut agir contre l'intérêt de l'État qui repose sur le développement économique du pays:

— Pourquoi? Parce que, mon cher, dans toutes ces grosses affaires de finance, la justice, le plus qu'elle peut, se bouche les yeux. Non par corruption, grand Dieu! ni par une connivence coupable, mais par des considérations d'ordre public et d'intérêt général. Elle a peur d'épouvanter les capitaux et d'ébranler le crédit fo pp. 78-79].

Gaboriau n'est pas le seul à l'époque à dénoncer l'aveuglement de la justice. En Angleterre, son homologue Wilkie Collins11 fait de même. Dans le prologue de The Woman in white, le narrateur avertit: «Puisque aussi bien la loi dépend encore souvent de la puissance de l'argent, allons-nous présenter au lecteur la suite des événements telle que nous l'eussions exposée au tribunal» [3, p. 4] et dénonce une justice à deux vitesses: «nous ne sommes pas assez riches pour payer notre droit en justice!» [3, p. 358]. Dans L'Argent des autres, le triomphe de la justice est amer. L'enquête ne parvient pas à faire toute la lumière sur l'affaire de vol: «Ainsi que dans presque tous ces procès financiers, la justice, tout en constatant les plus audacieuses filouteries, n'avait pas su en démêler le secret.» [6, p. 507]. De même, tous les coupables ne sont pas punis. Ainsi, la baronne de Thaller complice de son mari est relâchée faute de preuves et Saint-Pavin, arrêté par la police pour complicité, est finalement acquitté.

Nous savons, grâce aux lettres de l'écrivain, que ce qui tenait à cœur à Gaboriau était d'écrire des œuvres réalistes sur la société de son temps. Dès l'été 1862, avant même que l'idée de récit judiciaire ne germe dans son esprit, il parle d'un projet de roman, La Misère dorée12, «une situation pire que la misère populaire» qui, toujours selon ses propos, annoncera «le formidable livre» [2, p. 89-90] qui fera un jour sa réputation, La Société française au XIXe siècle. Il n'eut pas le temps d'écrire ce formidable livre qui nous aurait laissé un témoignage sur son époque. Cependant, nous pouvons le trouver morcelé dans l'ensemble de

11 La critique britannique considère Wilkie Collins comme le père du detective novel en Angleterre.

12 Serait-ce le projet initial de La Clique dorée, publiée en 1869?

son œuvre13 et en particulier dans L'Argent des autres qu'on ne peut considérer comme un énième roman, un de ces romans-feuilletons dont le seul but aurait été de divertir le lecteur à l'aide de rebondissements pittoresques. Comme nous avons tenté de le montrer ici, L'Argent des autres présente une étude de mœurs cinglante du monde financier qui l'apparente à certains romans de Zola. Gaboriau apparaît comme un fin observateur de son époque, ironique et critique. Il expose un Paris hideux qui tente de dissimuler son immoralité par des apparences éblouissantes. La Bourse présente le visage sombre de la monnaie et définit les bas-fonds financiers, nouvelle classe dangereuse alors que dans les établissements bancaires véreux qui ont pignon sur rue, comme le Comptoir de crédit mutuel, s'agite une tourbe de parvenus prêts à tout pour se maintenir.

L'argent est une force qui meut et déchaîne les passions criminelles. Paris, centre de l'univers, est trop luxueux, trop corrompu, trop débauché. L'argent qui consacre le règne des apparences semble féerique et est divinisé. Gaboriau exploite le mythe du Paris hédoniste. Paris, ville à posséder, bouillonne de plaisirs. On y joue, on y dépense, on y consomme sans fin. La curée étale les ambitions et les intérêts qui se jouent dans une classe élitiste. Paris est troublé par la fièvre. Dans l'épilogue, les victimes choisissent de quitter la capitale à l'exemple de Lucienne et Maxence: «Des cinq cent mille francs qui lui furent restitués, elle consacra trois cent mille francs à payer des dettes de son beau-père, et avec le reste, elle décida son mari à s'expatrier. Paris leur était devenu odieux, à l'un et à l'autre» [6, p. 507]. Et, encore chez Zola, nous retrouvons cette province régénératrice, notamment dans le dernier roman des Rougon-Macquart.

Références

1 Balzac H. d., Une Ténébreuse affaire. Paris, Gallimard, 1973. 384 p. (In French)

2 Bonniot R. Émile Gaboriau ou la Naissance du roman policier. Paris, J. Vrin, 1985. 543 p. (In French)

3 Collins W. La Dame en blanc, trad. de L. Lenoir, 1860. Disponible sur: http://bouqui-neux.com/index.php?telecharger=i684&Collins-La_Dame_en_blanc (Page consultée le 17 avril 2020). (In French)

13 Gaboriau avait-il conscience d'avoir peint en partie la société. Rien n'est moins sûr: «C'est fini, gémissait-il, parfois, je suis habillé, étiqueté, numéroté, je ne deviendrai plus l'écrivain de mes rêves. Cette sacrée Affaire Lerouge m'a mis au-dessous de tout, je veux repartir dans ma Charente et écrire là-bas, loin du bruit, un livre étourdissant» [2, p. 323].

4 Gaboriau É. L'Argent des autres, I Les Hommes de paille. Paris, 1874. Disponible sur: www.ebooksgratuits.com. (Page consultée le 17 avril 2020). (In French)

5 Gaboriau É. L'Argent des autres, II La Pêche en eau trouble. Paris, 1874. www.ebooksgra-tuits.com. (Page consultée le 17 avril 2020). (In French)

6 Gaboriau É. L'Argent des autres. Paris, Les Éditions du Masque, 2009. 504 p. (In French)

7 Gaboriau É. La Dégringolade, I Un Mystère d'iniquité. Adamant Media Corporation, 2006. 585 p. (In French)

8 Gaboriau É. La Vie infernale. Pascal Galodé, 2010. 568 p. (In French)

9 Gide A. Journal 1889-1939. Paris, Gallimard, 1951.1379 p. (In French)

10 Lacassin F. Mythologie du roman policier. Paris, Christian Bourgois, 1993. 542 p. (In French)

11 Niceforo A. «Le roman policier», La Revue, 15 avril 1910, pp. 433-449. (In French)

12 Plessis A. De la fête impériale au mur des fédérés, 1852-1871. Paris, Seuil, 1973. 256 p. (In French)

13 Williams V. «Gaboriau: Father of the Detective Novel», National Review, no 82, 1923, pp. 611-622. (In French)

14 Zola É. L'Argent. Paris, Bibliothèque-Charpentier, 1891. 445 p. (In French)

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