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ANEKDOTA DE PROCOPE DE CESARÉE ENTRE HISTOIRE ET LITTÉRATURE: BASILEUS VS DÉMON; BASILISSA VS HETAERA
© 2018. A.V. Golubkov
L'institut de littérature mondiale Gorki de l'Académie des sciences de la Russie, Moscou, Russie Envoyé le 28 juillet 2018 Publié le 25 Décembre 2018
Résumé: L'article est centré sur l'analyse de la réception de la pamphlétique «L'histoire
secrète» écrite par Procope de Césarée, l'historien byzantin de VIe siècle, auteur de fameux textes panégyriques sur le basileus Justinien. Le manuscrit de ce pamphlet a été trouvé par hellénophile Nicolas Alemanni et publié à Lyon en 1623, sous le titre d'«Anekdota» (c'est sous ce mot grec désignant les «notes inédites» que l'œuvre a été mentionnée dans l'encyclopédie byzantine de Xe siècle de Souda). Les historiens et écrivains français de XVIIe siècle considéraient «L'histoire secrète» comme une tentative unique de jeter un coup d'œil dans les coulisses de l'histoire byzantine et de connaître les vraies causes des grands événements; l'historien Antoine de Varillas a essayé de créer son sa propre «histoire secrète» sur l'histoire de Florence aux temps des Médicis. L'article suggère que le sens et la pragmatique du texte de Procope ont été compris de façon incorrecte: le texte de «L'histoire secrète» aurait pu être créé comme un exercice rhétorique démontrant que Procope était capable de créer non seulement un panégyrique, mais aussi un éloge inverti. En tant que preuve de cette hypothèse, l'article cite des exemples relatifs à la description de Justinien en tant que démon, remontant en réalité aux images du «Testament de Salomon», ainsi que des scènes pornographiques consacrées aux folies de basilissa, apparaissant comme hypertrophie rhétorique des situations décrites dans les manuels d'élocution (progymnasmata) d'Hermogène de Tarse.
Mots clés: Byzance, France, Procope de Césarée, anecdote, histoire, «histoire secrète», rhétorique.
Information sur l'auteur: Andrey V. Golubkov, docteur ès lettres, directeur des recherches, L'institut de littérature mondiale Gorki de l'Académie des sciences de la Russie, Povarskaya 25 a, 121069 Moscou, Russie.
E-mail: [email protected]
Pour la citation: Golubkov A.V. Anekdota de Procope de Cesarée entre histoire et littérature: Basileus vs Démon; Basilissa vs Hetaera. Studia Litterarum, 2018, vol. 3, no 4, pp. 106-115. (In French) DOI: 10.22455/2500-4247-2018-3-4-106-115
ANEKDOTA OF PROCOPIUS OF CAESAREA BETWEEN HISTORY AND LITERATURE: BASILEUS VS DEMON; BASILISSA VS HETAERA
This is an open access article distributed under the Creative Commons Attribution 4.0 International (CC BY 4.0)
© 2018. A.V. Golubkov
A.M. Gorky Institute of World Literature
of the Russian Academy of Sciences,
Moscow, Russia
Received: July 28, 2018
Date of publication: December 25, 2018
Abstract: The article analyzes the reception of the "Secret History" pamphlet written by
Procopius of Caesarea, a 7th century AD Byzantine historian, author of well-known panegyric texts about the Basileus Justinian. The manuscript of this pamphlet was found by an hellenophile Niccolo Alemanni and published in 1623 in Lyon as "Anekdota" (this literary work was first mentioned under this Greek title, meaning "unedited notes," in "Suda," a 10th century AD Greek encyclopedic lexicon). 17th century French historians and writers perceived "Secret History" as a unique attempt to see behind the curtain of byzantine history and to learn the true causes of great events. Antoine de Varillas, a famous historian, tried to create a "secret history" based on the history of the Medici Florence. The article argues that in the 17th century, the meaning and pragmatics of this work by Procopius were understood in an incorrect way: the text of "Secret History" could have been created as an exercise in rhetoric, in which Procopius was showing his abilities not only as a writer of panegyrics but also as a master of "inverted" praise. To support this hypothesis, the article provides examples related to the descriptions of Justinian as a demon, tracing their origin to the characters from "The Testament of Solomon", as well as pornographic scenes dealing with the basilissa's follies that resemble rhetorically hypertrophied exempla from the oratory skills manuals (progymnasmata) by Hermogenes of Tarsus.
Keywords: Byzantine Empire, France, Procopius of Caesarea, anecdote, history, "secret history", rhetoric.
Information about the author: Andrey V. Golubkov, DSc in Philology, Senior Researcher, A.M. Gorky Institute of World Literature of the Russian Academy of Sciences, Povarskaya 25 a, 121069 Moscow, Russia.
E-mail: [email protected]
For citation: Golubkov A.V. Anekdota of Procopius of Caesarea between History and
Literature: Basileus vs Demon; Basilissa vs Hetaera. Studia Litterarum, 2018, vol. 3, no 4, pp. 106-115. (In French) DOI: 10.22455/2500-4247-2018-3-4-106-115
УДК 821.14+821.133.1 «ANEKDOTA» ПРОКОПИЯ
ББК833(0)4 + 8зз(4фра)51 КЕСАРИЙСКОГО МЕЖДУ ИСТОРИЕЙ И
ЛИТЕРАТУРОЙ: ВАСИЛЕВС VS ДЕМОН; ВАСИЛИСА VS ГЕТЕРА
© 2018 г. А.В. Голубков
Институт мировой литературы
им. А.М. Горького Российской академии наук,
Москва, Россия
Дата поступления статьи: 28 июля 2018 г. Дата публикации: 25 декабря 2018 г.
DOI: 10.22455/2500-4247-2018-3-4-106-115
Аннотация: В центре статьи — анализ рецепции памфлетной «Тайной истории» византийского историка VI в. Прокопия Кесарийского, автора известных панегирических текстов о василевсе Юстиниане. Рукопись памфлета была найдена эллинофилом Николо Алеманни и издана в Лионе в 1623 г. под названием «Anekdota» (под этим греческим словом, обозначавшим «неизданные записки», произведение было упомянута в каталоге Суды в X в.). Французские историки и писатели XVII в. восприняли «Тайную историю» как уникальную попытку заглянуть за кулисы византийской истории и познать истинные причины великих событий, известный историк Антуан де Варийяс предпринял попытки создать «тайную историю» на материале истории Флоренции эпохи Медичи. В статье высказывается предположение о том, что в XVII в. смысл и прагматика текста Прокопия были поняты некорректно: текст «Тайной истории» мог быть создан как риторическое упражнение, в котором Прокопий показывает свои способности сочинить не только панегирик, но и «инвертированную» похвалу. В качестве доказательства данной гипотезы приводятся примеры, связанные с описанием Юстиниана в качестве демона, восходящие в действительности к образам из «Завещания Соломона», а также посвященные безумствам василисы порнографические сцены, которые предстают риторической гипертрофией ситуаций, описанных в пособиях по ораторскому мастерству (progymnasmata) Гермогена Тарсского.
Ключевые слова: Византия, Франция, Прокопий Кесарийский, анекдот, история, «тайная история», риторика.
Информация об авторе: Андрей Васильевич Голубков — доктор филологических наук, старший научный сотрудник, Институт мировой литературы им. А.М. Горького Российской академии наук, ул. Поварская, д. 25 а, 121069 г. Москва, Россия.
E-mail: [email protected]
Для цитирования: Голубков А.В. «Anekdota» Прокопия Кесарийского между историей и литературой: Василевс vs Демон; Василиса vs Гетера // Studia Litterarum. 2018. Т. 3, № 4. С. 106-115. DOI: 10.22455/2500-4247-2018-3-4-106-115
C'est à partir des années 1620, après la découverte du livre-pamphlet Anekdo-ta, attribué à l'historien byzantin du VIe siècle Procope de Césarée, que nous constatons les premiers usages en France du mot anecdote en tant que dénomination d'un genre de narration historique. Le manuscrit fut découvert à la bibliothèque du Vatican par l'hellénophile Nicolas Alemanni, qui, après avoir traduit le texte grec en latin (Alemanni avait entre ses mains le manuscrit de Procope où la première page manquait), en donna une version très épurée avec ses propres commentaires, sous le titre Procopii Caesariensis Anekdota seu Arcana Historia, à Lyon, en 1623. Alemanni n'osa pas présenter au public français contemporain, qui lisait le latin, la version originale du texte. Ce dernier regorgeait en effet d'épisodes concernant les turpitudes et les folies de l'empereur Justinien et de son épouse Théodora ; celle-ci, comédienne avant son mariage, fut rendue célèbre par les vices exécrables que les rumeurs attribuaient toujours aux actrices. La plupart des renseignements sur la Basilissa furent réunis par Procope dans le livre IX, en voici un fragment: «Mais aussitôt qu'elle arriva à l'adolescence et qu'elle fut assez grande, elle se joignit à celles qui se produisent sur scène et devint aussitôt une courtisane, de celles que les anciens appelaient d'infanterie. Elle n'était en effet ni joueuse de flûte, ni harpiste et ne pratiquait même pas l'art de la danse, mais elle vendait seulement sa beauté à tous les passants, travaillant avec tout son corps [...] Elle se déshabillait et montrait nus à ceux qui étaient présents son devant et son derrière, des parties qui doivent rester cachées et invisibles aux hommes» [8, p. 61-62].
Lors de la rédaction du texte clandestin, Procope ne lui donna aucun titre. L'œuvre est mentionnée pour la première fois dans le dictionnaire de Suidas du Xe siècle (Suidas, ou Souda, est un lexicographe grec qui a laissé un lexicon, dont
la première édition remonte à 1499, Milan, in-folio); elle y figure sous le titre d'ANEKDOTA, ce qui veut dire «choses inédites» en grec. En publiant ce texte inconnu de Procope, Alemanni reprit le titre qui lui avait été donné dans le dictionnaire de Suidas mais il en rajouta un deuxième, Histoire secrète; les éditeurs postérieurs prennent tantôt les deux titres, tantôt choisissent entre les deux.
Même dans sa version réduite et expurgée par Alemanni, le livre de Procope contredisait l'image de la famille de Justinien telle qu'elle s'était dessinée vers le début du XVIIe siècle dans la culture occidentale. Glorifié par l'église, Justinien le Grand est proclamé «égal aux apôtres»; on le trouve figuré sur des mosaïques, à la cathédrale Sainte-Sophie à Constantinople ou encore avec sa femme à la basilique Saint-Vitale à Ravenne, toujours avec un nimbe doré autour de la tête et portant le diadème royal. Dans les actes ou les panégyriques l'image du basileus forme un paradigme composé par les attributs (les qualités qu'on proclame lorsqu'on parle de l'empereur) qui incarnent et propagent largement l'idée du pouvoir impérial et l'idéologie impériale. Dans son Edictum de recta fide (551) Justinien invente l'intitulatio marquante, «adorateur du Christ» (&Mxpiotoi) . Dans son panégyrique Des Constructions (Des Edifices), aussi comme dans ses Guerres, le même Procope de Césarée écrit, par exemple, de la pitié de Justinien: «A l'égard des Apôtres du Christ la piété de l'Empereur s'est exercée de la façon suivante. Tout d'abord, il construisit en l'honneur de Pierre et Paul un temple — Bysance n'en avait pas auparavant [...] En ce même endroit précisément il construisit à la fois un lieu saint en l'honneur des illustres saints Serge et Bacchos, et par la suite encore un lieu saint qui, en biais, jouxtait le précèdent» [7, p. 85].
Le même Procope, qui est le chroniqueur officiel de la cour et un proche de l'empereur, publie alors un pamphlet péjoratif sur Justinien, en faisant découvrir au lecteur l'opposé du personnage que Procope glorifie dans ses panégyriques comme Des Edifices et Guerres. Même dans sa version réduite, le livre sans nom de Procope provoqua aux XVIIe — XVIIIe siècles une réaction orageuse. Pendant le XVIIe siècle, dans les milieux littéraires européens, les Anekdota suscitent la discussion. L'auteur byzantin était appelé tantôt l'un des plus grands trompeurs qui aient jamais pris la plume entre leurs mains (François de La Mothe Le Vayer), tantôt le parasite scandaleux (Lenglet-Dufresnoy), ou encore, «l'historien grec merveilleux qui est devenu connu par son Histoire secrète de Justinien I [...] dans les livres duquel il y a beaucoup de faits et de circonstances qui ne figurent pas chez nos historiens» (l'abbé Louis Legendre).
Soulignons, que les questionnements autour du livre de Procope ne manquent pas de portée politique et juridique, constituant l'une des dernières étapes de la longue discussion sur l'investiture, c'est-à-dire, sur les limites du pouvoir religieux et royal. Pour les juristes, Justinien était l'exemple idéal d'un Roi, l'éclatant symbole du pouvoir étatique qui n'a pas de comptes à rendre au pape. Nicolas Alemanni appartenait aux partisans du cardinal Cesare Baronio (Baronius), dont les annali, à l'orientation catholique, furent publiés de 1588 à 1607. L'œuvre de Baronius devint à son tour la réponse à la réalisation du pathétique ouvrage protestant centuriae magdeburgienses, sous la rédaction de Mathieu Flocius, publiée de 1559 à 1566. Alemanni toutefois polémiquait avec eux et se ralliait à l'opinion publique, qui soutenait le pape. Toujours est-il que le code de Justinien, avec son culte d'un pouvoir central puissant et l'autorité péremptoire accordée à la propriété privée, devint un fondement du système juridique en Europe. Dans ce contexte, la découverte du manuscrit de Procope ne semble pas fortuite. Alemanni et ses partisans catholiques voulaient discréditer Justinien et ses initiatives législatives, sur lesquelles l'ordre juridique européen était fondé. Il serait donc difficile de trouver un meilleur moyen que de publier les manuscrits de Procope, découverts dans la bibliothèque du Vatican.
Alors, mille ans après l'entreprise de Procope, son Histoire secrète devient l'objet d'une polémique dans la culture française. L'édition d'Alemanni s'inscrit donc parfaitement dans une discussion sur le statut de l'histoire et de l'historien, sur les principes de la narration historique, sur la perception critique de la source historique, sur le devoir de l'historien, sur la liaison complexe de l'auteur et du lecteur du texte historique. La différence de points de vue sur les mêmes événements faisait naître l'étonnement. A son tour, la démonstration à caractère intime et indécent des relations entre Justinien et Théodora entrait dans la polémique sur le psychologisme au sein de l'histoire, qui s'observait en France au XVIIe siècle. Dans son traité De l'Usage de l'Histoire (1671), l'abbé de Saint-Réal résume l'essence de ces états d'esprit, en remarquant que l'étude des motifs, des opinions et des passions, qui mettent en mouvement les cœurs et les esprits, devrait devenir la véritable conception de l'histoire: «Le véritable usage de l'Histoire ne consiste pas à sçavoir beaucoup d'évènements et actions, sans n'y faire aucune reflexion. Cette manière de les connoîstre seulement par la memoire ne merite pas même le nom de sçavoir; car sçavoir, c'est connoîstre les choses par leurs causes; ainsi connoîstre l'Histoire, c'est connoîstre les hommes sainement; étudier l'Histoire, c'est étudier
les motifs, les opinions, et les passions des hommes, pour en connoîstre tous les ressorts, les tours, et les détours, enfin toutes les illusions qu'elles sçavent faire aux esprits, et surprises qu'elles font aux cœurs» [9, p. 248].
Saint-Réal dit que l'histoire est le seul moyen de connaître la réelle nature de l'être humain et la folie, la vanité, la bêtise et d'autres aspects de la nature humaine, qui sont l'apanage autant des petits gens que des rois, et sont à la source de la plupart des grands événements. La grande histoire est mue donc par nombre de petites causes ; cela peut être la folie, l'amour, des opinions irrationnelles. Selon Saint-Réal, l'historien devrait s'intéresser seulement à ces petites choses, les rechercher — pour prouver encore et encore la coupable persévérance de la nature humaine. Le livre de Procope, avec son intérêt porté sur les petits détails s'inscrit logiquement dans les discussions d'alors sur l'histoire. On le prit comme un moyen offrant la possibilité de voir derrière les coulisses de l'histoire byzantine du VIe siècle et d'ainsi dévoiler les motifs des grands événements; et aussi, comme un guide pratique à employer. Ce texte provoqua la parution de suites et des remaniements originaux (par exemple, le roman de François de Grenaille Bélisaire ou le conquérant, paru à Paris en 1643; rappelons également le roman de Mar-montel, publié plus tard). Antoine de Varillas est devenu l'auteur de la première théorie de l'anecdote, dans l'avant-propos de son livre Anecdotes de Florence ou l'histoire secrète de la maison des Médicis, il réussit à «légaliser» le genre et à établir aussi l'autorité absolue de Procope en tant que premier auteur de l'histoire, privée des panégyriques.
Le texte de Procope chez Suidas fut catalogué comme un pamphlet politique. C'est la question qui se pose naturellement, pourquoi Procope auparavant si passionné par les succès rapides et brillants de Byzance en Occident, put-il écrire un texte de ce genre? Où est donc la vérité? Quelle version de Procope est vraie? Deux séries d'épisodes décrivant l'empereur et sa femme attirent toute notre attention pendant les recherches de la réponse.
Procope affirme que Justinien n'est pas né d'un homme, mais d'un démon invisible: «On dit que sa mère aurait dit à quelques-uns de ses intimes qu'il n'était pas le fils de son mari Sabbatios ni d'aucun homme. Car au moment où elle allait le concevoir, un démon l'avait visité. Elle ne l'avait pas vu, mais il lui avait donné l'impression de sa présence auprès d'elle comme lorsqu'un homme a commerce avec une femme, avant de disparaître comme en songe» [8, p. 76]. En plus, dans une vision, Théodora apprend qu'elle deviendra l'épouse du roi des démons. Pro-
cope raconte qu'un moine arrive chez l'empereur pour lui faire une demande mais refuse de lui parler, car il voit sur le trône le roi des démons au lieu du souverain: «On raconte qu'un moine, un grand ami de dieu, convaincu par ceux qui vivaient avec lui dans le désert, fut envoyé à Byzance pour plaider la cause de gens résidant dans leur voisinage, qui étaient maltraités et avaient à souffrir d'une manière intolérable. Arrivé là, il obtint aussitôt d'accéder auprès de l'empereur. Alors qu'il s'apprêtait à venir en sa présence, il franchit le seuil d'un seul pied, mais revenant soudain sur ces pas, il repartit en arrière. L'eunuque qui le conduisait et ceux qui étaient là présents priaient l'homme avec insistance d'aller de l'avant, mais lui, sans rien répondre et comme s'il avait reçu un coup, revint de là dans la maison où il était descendu. Comme ceux qui l'accompagnaient lui demandaient pourquoi il avait fait cela, il déclara, dit-on, qu'il avait vu en face le prince des démons assis sur le trône dans le palais, et qu'il ne voulait ni le rencontrer ni lui demander quelque chose» [8, p. 77].
La ligne démonologique trouve son apogée dans l'histoire de Procope sur le corps de Justinien qui subit des changements mystérieux, notamment, sa tête s'en sépare, tandis que le corps continue de se mouvoir: «Quelques-uns de ceux qui vivaient auprès de lui et, tard dans la nuit, se trouvaient avec lui dans le palais, des gens à l'âme pure, crurent voir à sa place une sorte de fantôme, un démon qui ne leur était pas familier. L'un rapportait qu'il se levait soudain du trône impérial et se promenait de ci de là — il n'avait pas l'habitude de rester assis très longtemps. Mais la tête de Justinien disparaissait subitement et le reste de son corps semblait faire ces grandes promenades, pendant que lui-même, comme s'il ne pouvait en croire le témoignage de ses yeux, restait longuement sur place, inquiet et perplexe». Kajetan Gantar [3] analyse le motif de démon sans tête, qui est devenu un lieu commun dans l'histoire de la culture byzantine, ainsi que l'influence du texte judaïque du Testament de salomon, fils de David (écrit au début du christianisme) à Byzance. Le sujet de ce dernier récit de Procope qui attire l'attention spéciale est étonnamment proche de cet apocryphe. Ces passages du Testament sont la source probable de l'inspiration procopienne: «Voici moi Salomon glorifiai le Seigneur et ordonnai un autre démon de venir devant moi. Et un démon se présenta devant moi ayant les membres d'un humain mais sans tête et moi le voyant lui dis: Dis-moi qui tu es? Et il répondit: Un démon. Alors je lui dis: Lequel? Et il me répondit: Convoitise, car je prends plaisir à dévorer les têtes, brûlant de préserver une tête pour moi, car je ne mange pas assez, soucieux d'avoir une tête telle que vous» [10].
L'autre groupe forment les histoires quasi-pornographiques sur la folie sexuelle de l'impératrice dont un exemple nous avons déjà cité. Procope montre la Basilissa en tant que prostituée et nous voyons jusqu'à nos jours les tendances de décrire l'impératrice sous le masque de hetaera [4]. Comme l'a montré F. Bornmann, Procope n'est pas très sincère et il utilise les images déjà existantes, par exemple, de la comédie attique [2]. Mais en gros, peut-on parler de la sincérité de Procope? Nous lisons donc la description de la jeunesse de Théodora dans un passage procopien devenu très connu: «Elle n'avait aucun sentiment de honte, et personne ne la vit jamais se troubler, mais elle se prêtait sans aucune hésitation à des pratiques impudentes [...]. Lorsqu'elle avait usé de ses trois ouvertures, elle adressait des reproches à la nature, s'irritant qu'elle n'ait pas percé ses seins de manière un peu plus large, pour qu'elle puisse expérimenter par là une nouvelle manière de s'accoupler» [8, p. 62-63].
Procope décrit ici Théodora à l'aide de la tradition de fiction, en empruntant à des textes antérieurs qui présentaient des «modèles» de vie dissolue. Pierre Maraval dans les commentaires parle des clichés rhétoriques dans les descriptions théodoriennes: «Ce passage est typique des procédés de Procope, qui pratique ici le renchérissement rhétorique (auxésis)» [8, p. 166]. En réalité, l'image «renché-rie» de Théodora remonte à la description de Nééra, fameuse courtisane et actrice athénienne. Hermogène de Tarse (IIe - IIIe siècles), théoricien de la rhétorique grecque et auteur des progymnasmata (les manuels des exercices préparatoires), dans son art rhetorique (2, 3) parle de la vivacité des discours mentionnant un plaidoyer civil du (Pseudo) Démosthène, le Contre Nééra, citant aussi un petit morceau (l'intégralité du discours de Démosthène ne nous est pas parvenue): «Il en va de même du passage du Contre Nééra marqué par certains d'un obèle: "avoir fait son métier par les trois trous", cela en effet est trop vulgaire, même si cela paraît véhément» [5, p. 422-423].
On pourrait alors supposer que l'œuvre clandestine de Procope ne soit pas que l'expression de regards négatifs envers Justinien, mais à la place, un jeu sophistique très raffiné. L'auteur, se souvenant de ses études à l'école de Gaza, voudrait moins médire de l'empereur et sa femme que prouver son habileté rhétorique, en construisant une œuvre expérimentale selon les principes des éloges inverties. Si Justinien fut donc nommé un méchant empereur, un tyran, une incarnation de Néron ou de Domitien, c'est parce que le schéma de l'invective supposait la comparaison du héros avec le diable. Procope ne ferait donc que de montrer
ainsi sa formation sophistique, ses capacités de rédiger à la fois un texte épidic-tique et un texte de réprobation (psogos), indépendamment de son attitude personnelle envers l'objet, faisant abstraction de la vérité et ramenant l'art d'écrire à un jeu linguistique de virtuosité (tels les discours par paires, chers aux sophistes antiques). Si cette supposition est correcte, nous pouvons affirmer que le livre non donné au public de Procope devenu la source de la tradition de l'anecdote occidentale a été initialement mal compris par la culture intellectuelle française.
References
1 Beck H.-G. Kaiserin Theodora und Prokop: Der Historiker und sein opfer. München, Piper TB, 1986. 168 S. (In German)
2 Bornmann F. Su alcuni passi di Procopio. Studi italiani di filologia classica, 1978, no 50, pp. 27-37. (In Italian)
3 Gantar K. Kaiser Justinian als Köpfloser Dämon. Byzantinische Zeitschrift, München, 1961, T. 54, S. 1-3. (In German)
4 Girod V. Theodora. Prostituée et impératrice de Byzance. Paris, Tallandier, 2018. 300 p. (In French)
5 Hermogène. L'art rhétorique. Paris, L'Âge d'Homme, 1997. 640 p. (In French)
6 Legendre L. Nouvelle histoire de France depuis le commencement de la monarchie jusqu'à la mort de Louis XIII. Paris, C. Robustel, 1718. Vol. 2. 349 p. (In French)
7 Procope de Césarée. Constructions de Justinien I (De aedificiis). Alessandria, Orso, 2011. viii, 469, x p. (In French)
8 Procope de Césarée. Histoire secrète. Paris, Les Belles Lettres, 1990. xvi, 214 p. (In French)
9 Saint-Réal César de. De l'Usage de l'Histoire. Paris, C. Barbin, 1671. 248 p. (In French)
10 Testament de Salomon. Available at: http://www3.sympatico.ca/jjosianelegrand/in-dex_fichiers/Salomon.htm (Accessed 10 April 2018). (In French)