DE L'ENFANT SURDOUÉ À L'ENFANT SAUVAGE DАNS LES CONTES MERVEILLEUX FRANÇAIS DE LA FIN DU XVII-ÈME SIÈCLE
© 2019. M.-A. Thirard
Université de Lille SHS, Lille, France
Envoyé le 20 février 2019 Publié le 25 juin 2019
Résumé: Cet article porte sur Le Cabinet des fées et plus particulièrement sur les contes
merveilleux français de la fin du XVII-ème siècle. Il se réfère précisément à l'œuvre de Mme d'Aulnoy qui lança la mode des contes de fées en France dans la société lettrée de l'époque et aux récits de Préchac, écrivain et courtisan vivant dans l'orbite de la cour de Louis XIV. On s'intéresse plus particulièrement au thème de l'enfance des héros et à leur naissance le plus souvent extraordinaire. Mme d'Aulnoy reprend ainsi le motif des enfants doués, hérité des contes populaires mais le métamorphose dans le creuset d'une écriture littéraire et précieuse. Préchac, quant à lui, traite le même thème d'une manière courtisane, en racontant l 'histoire d'un enfant-roi comblé de tous les dons et qui jouit d'une double procréation féeriquement assistée. Ce qui fait l'originalité de Mme d'Aulnoy, c'est qu'elle passe de l'enfant doué à l'enfant sauvage dont elle idéalise le statut. Elle procède ainsi de manière subversive à une idéalisation d'une vie proche de l'état de nature, ce qui est une façon de remettre en cause cette société de la fin du
XVII-ème siècle. Au-delà de la naissance extraordinaire des héros, on voit poindre ainsi le mythe du Bon Sauvage, lequel annonce la crise de la conscience européenne au
XVIII-ème siècle.
Mots clés: contes merveilleux, littérature française du XVII-ème siècle, Cabinet des fées, D'Aulnoy, Préchac, enfance.
Information sur l'auteur: Marie-Agnès Thirard, docteur, Professeur, Université de Lille SHS, Rue du Barreau, Villeneuve d'Ascq, 59650, France. ORCID ID: 0000-0001-6675-1438
E-mail: [email protected]
Pour la citation: Thirard M.-A. De L'enfant Surdouè à L'enfant Sauvage Dàns Les Contes
Merveilleux Français de la fin du XVIIème Siècle. Studia Litterarum, 2019, vol. 4, no 2, pp. 88-107. (In French) DOI: 10.22455/2500-4247-2019-4-2-88-107
This is an open access article distributed under the Creative Commons Attribution 4.0 International (CC BY 4.0)
FROM THE GIFTED CHILD TO THE SAVAGE CHILD: CHILDREN IN FRENCH FAIRYTALES AT THE END OF THE 17th CENTURY
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University of Lille SHS, Lille, France
Received: February 20, 2019 Date of publication: June 25, 2019
Abstract: This article examines The Fairy Cabinet with a focus on the late 17th century French fairy tales. It refers specifically to the work of Mme d'Aulnoy who initiated the fairy tales trend in France among the literary circles of the time as well as the stories of Prechac, a writer and courtier who lived within the sphere of the court of Louis XIV. Of special interest is the theme of the childhoods and births of the characters that are often extraordinary. Madame d'Aulnoy develops the motif of gifted children, inherited from popular tales; however, she transforms it through the crucible of her literary and precious writing. Prechac, on the other hand, deals with the same theme in the courtesan manner, telling the story of a child-king endowed with all possible gifts, who enjoys a double assisted procreation thanks to fairies. What makes Madame d'Aulnoy so singular is that she shifts from the gifted child to the savage child whose status she idealizes. She thus subversively glamorizes a life akin to the state of nature, which was a way of challenging late the 17th century society. Beyond the extraordinary birth of characters, we witness the birth of the good savage myth, a harbinger of the crisis in the 18th century European consciousness.
Keywords: Fairy-tales, 17th century French Literature, Fairy-tale cabinet, D'Aulnoy, Prechac, Childhood.
Information about the author: Marie-Agnes Thirard, Phd, Professor, University of Lille SHS, Rue du Barreau, Villeneuve d'Ascq, 59650, France. ORCID ID: 0000-0001-6675-1438
E-mail: [email protected]
For citation: Thirard M.-A. From the Gifted Child to the Savage Child: Children in French Fairy-Tales at the End of the 17th Century. Studia Litterarum, 2019, vol. 4, no 2, pp. 88-107. (In French) DOI: 10.22455/2500-4247-2019-4-2-88-107
УДК 821.133.1 ОТ ОДАРЕННОГО К ДИКОМУ:
ББК 8з.з(4фра)5 РЕБЕНОК ВО ФРАНЦУЗСКИХ
ВОЛШЕБНЫХ СКАЗКАХ КОНЦА XVII В.
© 2019 г. М.-А. Тирар
Лилльский университет, Лилль, Франция
Дата поступления статьи: 20 февраля 2019 г. Дата публикации: 25 июня 2019 г. DOI: 10.22455/2500-4247-2019-4-2-88-107
Аннотация: Статья посвящена французским волшебным сказкам конца XVII в., в частности, сборнику «Кабинет фей» Мари-Катрин д'Онуа, который породил моду на волшебные сказки среди французских читателей того времени, а также произведениям Жана де Прешака — писателя и придворного из окружения Людовика XIV. Пристальное внимание направлено на тему детства героев, прежде всего чудесных обстоятельств их рождения. Г-жа д'Онуа развивает мотив «одаренного ребенка», унаследованный от народных сказок и переработанных в русле литературной, в частности прециозной традиции. С другой стороны, Прешак, рассказывая историю о ребенке-короле, награжденном феями, развивает ту же тему в куртуазном ключе. Оригинальность г-жи д'Онуа усматривается в переходе от мотива «одаренного ребенка» к мотиву «ребенка-дикаря», который ею идеализируется. В результате, в творчестве г-жи д'Онуа, бросающей вызов современному ей французскому обществу, подспудно наблюдается прославление жизни, близкой к естественному состоянию. Таким образом, на примере мотива странного рождения героя мы можем увидеть становление мифа о добродетельном дикаре, предвещающего кризис европейского сознания в XVIII в.
Ключевые слова: волшебные сказки, французская литература XVII в., «Кабинет фей», Д'Онуа, Прешак, детство.
Информация об авторе: Мари-Аньес Тирар — доктор филологии, профессор,
Лилльский университет SHS, улица Барро, Вильнев-д'Аск, 59650, Франция. ORCID: 0000-0001-6675-1438
E-mail: [email protected]
Для цитирования: Тирар М.-А. От одаренного к дикому: ребенок во французских волшебных сказках конца XVII в. // Studia Litterarum. 2019. Т. 4, № 2. С. 88-107. DOI: 10.22455/2500-4247-2019-4-2-88-107
Les naissances extraordinaires peuplent le pays de la merveille, qu'ils appartiennent au patrimoine oral ou qu'ils aient droit de cité dans une littérature plus savante. Ils ont bercé notre enfance mais il faut se souvenir que tous les personnages enfantins auxquels nous nous sommes sans doute identifiés dans le temps plus ou moins lointain de nos vertes années sont très souvent les descendants dans la littérature française d'une mode des contes de fées qui date de la fin du XVIIème siècle et qu'ils sont aussi les héritiers d'une tradition orale universelle qui remonte à la nuit des temps. Or cette mode des contes de fées présente deux pôles : l'un occupée par Perrault et un autre pôle occupé par des femmes dont on retrouvera les œuvres dès le XVIIIème siècle dans le célèbre Cabinet des fées. Dans ce second pôle illustré par des femmes-écrivains se trouve cependant un homme, un écrivain un peu méconnu, Préchac. Mon propos évoquera donc ces enfants qui peuplent les récits féeriques et dont je voudrais vous montrer et vous démontrer la naissance exceptionnelle, en essayant de remonter le fil du temps dans le labyrinthe narratif, avec un double fil d'Ariane, qui se déroule de la tradition populaire à la réécriture littéraire.
La naissance même de ces héros enfantins est la plupart du temps dans ces contes de fées dont héritera la littérature de jeunesse présentée comme miraculeuse. La Belle au bois dormant de Perrault ou la princesse Désirée de La Biche au bois [3, p. 87-129; 4] de Madame d'Aulnoy sont le fruit de femmes considérées comme stériles et c'est déjà sous influence féerique qu'a lieu une sorte de procréation assistée. On pourrait évoquer une «procréation féeriquement assistée»! De même, dans le monde de l'oralité et des légendes africaines, la naissance de la Kahena berbère [2], de la Sarraouina nigérienne [6] ou de l'Abla Pokou des Baou-lés [13] est tout aussi extraordinaire. Lorsque Sarraouina voit le jour, sa mère
décède mais on ne trouve, chose surprenante, aucune femme capable d'allaiter l'enfant et c'est une jument qui fera office de mère nourricière, ce qui explique que le personnage féminin devienne ensuite une amazone dans tous les sens du terme. La naissance de la Kahena dans les Aurès en Algérie est elle aussi marquée par le destin car le roi Tabet et sa femme ne parvenaient point à avoir d'enfant. Dans le conte recueilli par Gérard Meyer en Afrique de l'Ouest dans le pays malinké et intitulé Les jumeaux à la recherche de leur mère [13], la naissance des enfants est aussi présentée comme le fruit d'une intervention divine même si on peut supposer qu'elle n'est pas l'œuvre du Saint Esprit et il est dit de leur mère :
Elle passait la nuit avec les chèvres,
Elle passait la journée avec les chèvres.
Un jour Dieu fit qu'elle devint enceinte.
Evidemment devenir mère pour cette femme injustement reléguée avec les animaux signifie être reconnue en tant que femme et qu'épouse. Hélas, l'autre femme du roi suggère qu'il s'agit là d'une maladie, celle du ventre enflé ou du ventre rempli. C'est une maladie liée à quelque malédiction de sorcier et qui toucherait les êtres humains qui ont «mangé» des gens, donc les anthropophages. La pauvre femme, bien qu'enceinte, est donc une fois de plus rejetée par son époux. Or deuxième signe du Ciel : elle accouche de jumeaux, ce qui est chez les Malinké, une bénédiction et le signe d'une protection divine. Mais cette femme condamnée à assumer sous peine de mort sa fonction de gardienne du troupeau doit abandonner ses enfants sous un gara, c'est-à-dire un arbre utilisé pour la teinture en bleu indigo. Pendant son absence, un oiseau calao s'empare des enfants, les emporte au-dessus du fleuve et les laisse échapper. Ces enfants extraordinaires sont alors recueillis par le génie du fleuve qui les emmène dans sa case. Autant dire qu'ils sont protégés par une divinité tutélaire et élevés à l'écart des autres comme s'ils appartenaient à une race d'exception dès leur naissance, celle des héros. La naissance de Soundiata, l'enfant-lion [8] n'est pas moins extraordinaire. Il est aussi un conte bien connu dans le Maghreb, la version la plus célèbre étant l'histoire des deux sœurs jalouses et de leur cadette introduite par Galland dans Les Mille et Une Nuits mais ce conte est encore vivant à l'oral de nos jours. C'est ainsi que Rabah Belamri, écrivain kabyle le recueille sur les lèvres de sa tante Zouina en septembre 1980 dans son village natal de Bougaâ, à la limite de la petite Kabylie. La Fille du
forgeron [1] est l'histoire d'un sultan qui avait deux femmes mais stériles. Un jour, il rencontre trois jeunes filles incognito. L'une des jeunes filles proclame alors que si elle avait la chance d'épouser le sultan elle lui donnerait trois enfants merveilleux. Le sultan épouse alors cette jeune fille, bien qu'elle soit d'humble condition et celle-ci tient sa promesse. Mais les co-épouses, jalouses, avec l'aide de la vieille Settoute font passer les nouveau-nés pour des chiots et les font jeter à l'eau dans une caisse. Le roi pardonne deux fois à sa femme mais à la troisième naissance, il la fait enfermer avec les chiens. Pendant ce temps, les enfants qui jouissent aussi comme Moïse d'une protection divine sont sauvés du fleuve et recueillis par un vieux pécheur fortement inspiré par l'ange Gabriel. Dans le lit de la merveille, dans la tradition orale et universelle, la naissance des héros se fait donc toujours dans des circonstances extraordinaires.
S'ajoute à cette naissance exceptionnelle dans les contes littéraires français héritiers d'une tradition orale qu'ils métamorphosent pour un nouveau public de lettrés mondains à la fin du XVIIème siècle, la scène des dons extraordinaires qui donne lieu à un véritable topos. Dotés dès leur plus jeune âge de toutes les qualités physiques et morales, les héros de nos contes du XVIIème siècle sont donc par définition exceptionnels en tout, capables d'affronter des épreuves surhumaines et d'accomplir des missions impossibles. Parfois même, ces êtres quelque peu exceptionnels portent les stigmates de ce caractère singulier. Dans le conte intitulé La Princesse Belle-Etoile et le prince Chéri [3, p. 343-406], Madame d'Aulnoy met en scène des enfants pourvus d'une beauté incroyable et qui exhibent sur leur front une marque de naissance qui les distingue du commun des mortels. Ces deux beaux garçons et leur sœur arborent dès leur venue au monde une brillante étoile sur le front et une riche chaîne d'or autour de leur cou. Mais il ne s'agit pas en l'occurrence d'une trouvaille de la conteuse. Ce récit correspond au conte-type 707 déjà évoqué et intitulé Les Trois fils d'or dans le classement de Delarue-Te-nèze: ces enfants extraordinaires ont des frères et sœurs aussi bien en Afrique de l'Ouest qu'en Kabylie. Rabah Belamri, dans sa version de La Fille du forgeron [1, p. 52] déjà évoquée reprend la même trame narrative et nous raconte la longue quête de ces enfants extraordinaires «un garçon qui aurait une tempe d'argent et l'autre d'or, un garçon dont les dents seraient des perles et des diamants et une fille qui serait plus éblouissante que le soleil».
Différents des autres, ces enfants extraordinaires, en quelque sorte surdoués et précoces, ont donc du mal à s'intégrer dans le groupe enfantin. Ainsi
s'explique très souvent le fait que ces parangons de vertu et de beauté suscitent la jalousie et que l'on aboutisse au topos de l'enfant martyre ou du moins martyrisé par ses frères. Ainsi la troupe des Cendrillons et de ses sœurs est innombrable et fort répandue dans le vaste monde. L'Enfant Terrible du Niger, cher à Boubou Hama [5, p. 72-78], à son tour part à la conquête du pouvoir et d'un statut social. Une fois de plus, sa naissance de cet «enfant-doigt», de cet «enfant vert» est décrite comme extraordinaire, fruit non pas de l'opération du Saint Esprit mais d'une simple imposition de Dieu :
Une femme se lamentait toujours de ne pas avoir d'enfant. Elle pria Dieu de lui en donner un, même si c'était par une simple imposition du doigt. Dieu lui accorda cette grâce. Le miracle eut lieu, la femme accoucha d'un garçon qu'on nomma «l'enfant-doigt» [5, p. 72].
Bien loin de ces descendants quelquefois inespérés dans tous les sens du terme, il existe cependant un récit original sur ce thème de l'enfant-roi ou plutôt en l'occurrence du roi-enfant aux pouvoirs extraordinaires, qui semble assez proche au demeurant de certaines formes d'utilisation des récits des griots africains et plus particulièrement des griots royaux au service du pouvoir ou d'une lignée. Il s'agit d'un conte écrit par Préchac qui est un contemporain de Charles Perrault et qui utilise le conte ou le détourne pour faire l'éloge d'un enfant-roi; c'est donc, en l'occurrence, une subversion du conte et du personnage du petit surdoué. On passe donc de l'enfant surdoué à l'enfant-roi dont la double naissance, (naissance et renaissance) est extraordinaire. Préchac en 1698 publie un recueil intitulé Contes moins contes que les autres. Dans ce recueil se trouvent deux contes: Sans Parangon [9, p. 356-461] et La Reine des fées [9, p. 419-461]. Le titre du recueil est déjà révélateur Contes moins contes laisserait entendre que la réalité peut rejoindre la fiction, voire la dépasser. L'on retrouve ainsi les hésitations du romanesque de l'époque dont l'une des tentations était de se réfugier dans une forme de réalisme historique. Réalité et fiction pouvaient alors se confondre. Or l'utilisation du conte pouvait apparaître comme une forme de réponse car le merveilleux implique en lui-même un univers imaginaire. Mais il est vrai aussi que les contes de fées sont le reflet d'une époque et d'une façon de vivre qui correspondait au vécu de l'élite des mondains vivant dans l'orbite de Louis XIV et au cercle des lecteurs potentiels. L'ambiguïté demeure donc. Sans Parangon est une
véritable allégorie qui se déploie dans l'ensemble du texte et dont l'objectif essentiel est la louange du Roi Soleil.
Reprenant la traditionnelle séquence des dons dans les contes populaires, Préchac nous met en scène une méchante fée nommée Ligourde qui prédit au baptême de la princesse Belle-Main que celle-ci épousera un prince qui aime les oiseaux, qu'elle connaîtra une longue stérilité et que ses parents eux-mêmes combattront contre elle. La malédiction s'étendra aussi sur son fils. L'allusion à la régente est évidente et c'est donc bien de son fils, Louis, dont il s'agit. C'est alors qu'une bonne fée, Clairance, intervient pour rétablir la situation d'une manière quelque peu invraisemblable. Lorsque la reine nommée Belle Main devient grosse, elle rend sa grossesse invisible de sorte qu'elle accouche d'un fils sans le savoir. La fée confie alors l'enfant à une reine prisonnière d'un charme, originaire de Chine: Belle Gloire. Celle-ci éduque l'enfant de manière à en faire un prince idéal pourvu de toutes les compétences dignes d'un grand monarque. Elle fait surgir par magie mille soldats, ce qui permet au jeune prince de s'exercer à l'art de la guerre. Elle le dote d'un conseil de sages pour qu'il discute avec eux et qu'il apprenne à gouverner. Elle lui donne aussi une baguette magique qui lui permet d'exercer ses talents artistiques et de construire pour la fée un palais magnifique en tous points semblable à Versailles avec une galerie des glaces, des jardins, des jets d'eau. Le prince Sans Parangon vit donc ainsi jusqu'à l'âge de vingt et un ans sous la protection de la fée Clairance et sous l'influence de la princesse Belle-Gloire à qui il s'efforce de ne jamais déplaire. Les deux personnages de Ligourde et de Clairance incarnent l'ambivalence du féminin, l'une étant plutôt assimilable à la sorcière, jeteuse de sorts, l'autre étant la représentation de la bonne fée protectrice. La fée remporte enfin Sans Parangon chez sa mère. La reine accouche donc de nouveau d'un prince pour le moins désiré par le peuple qui s'impatientait de cette longue stérilité. Le nouveau-né est bien entendu présenté comme un enfant extraordinaire plus développé sur tous les plans que tous les autres nourrissons. On peut s'interroger à son propos sur les vertus de l'inné et de l'acquis! «On s'aperçut qu'il avait des dents, la fée ayant oublié de les lui enchanter» [9, p. 378]. Or cet épisode pour le moins surprenant est une allusion précise à la naissance de Louis XIV pour qui les historiens rapportent qu'on eut en effet du mal à trouver des nourrices, compte tenu du fait qu'il serait né avec une dent! Bref, le prince Sans Parangon, le bien nommé, sait déjà tout, car il se souvient de l'instruction reçue dans une vie antérieure. Belle-Gloire qui devait, suivant la prophétie, le
poursuivre de ses exigences, le pousse à faire la guerre en hiver et avec peu de troupes, entre autres choses. Sans Parangon remporte pourtant la victoire: il s'agit en l'occurrence d'une allusion directe à la campagne de Franche-Comté menée par Louis XIV. Il lui faudra aussi assiéger une place-forte tous les jours, renoncer aux conquêtes trop faciles, protéger les sciences et les arts, créer des manufactures et bien entendu bâtir un superbe palais. Mais c'est ainsi que «la réputation de Sans Parangon, ses actions héroïques et ses grandes vertus, allèrent aussi loin que la lumière du Soleil» [9, p. 403].
Cette dernière référence souligne, s'il en était encore besoin, que Sans Parangon, l'inégalable dans le souci de la perfection n'est bien entendu que le double de Louis XIV. Préchac était d'ailleurs un courtisan qui jouissait de la protection du duc d'Orléans et qui joua un rôle important dans l'introduction de la mode féerique auprès du roi. Derrière chacun des épisodes du conte se cache en fait une allusion précise aux grands événements du règne. La politique de conquête du roi y est présentée comme une contrainte à laquelle il ne saurait échapper tandis que la malédiction de l'oiseau jaune qui engage plusieurs rois à la guerre rappelle la ligne d'Augsbourg, qui marqua profondément les contemporains. Le palais construit par Sans Parangon avec un bras de mer correspond à Versailles et son canal, et le petit château de porcelaine qui le prolonge évoque le Trianon. On pressent dans cette œuvre courtisane, une hésitation latente entre réalisme et idéalisme. La fin du conte marque d'ailleurs un retour au merveilleux de la fable. Belle Gloire toujours insatiable envoie le jeune prince conquérir la Toison d'Or afin de pouvoir s'en revêtir le jour de ses noces. Sans Parangon, aidé d'un capitaine courageux, arrive à vaincre les farouches gardiens de ce trésor mythique, c'est à dire les cyclopes car «le seul effroi de son nom avait intimidé les cyclopes» [9, p. 413]. Chez Préchac, la récupération du mythe de la Toison d'Or n'a de sens qu'au service d'un nouveau type de création imaginaire ancré dans le siècle de Louis XIV dont il chante la grandeur. En fin de compte, les cyclopes sont bel et bien vaincus par le jeune Sans Parangon, double allégorique du roi. On perçoit donc à cette époque charnière entre le XVIIème et le XVIIIème siècle comme une hésitation non seulement dans le domaine du romanesque mais encore dans le domaine du merveilleux entre tradition populaire et culture savante.
Enfants surdoués, voire enfants-rois ou rois-enfants peuplent donc les contes de fées, mais il arrive aussi que les fées perturbent ce processus de procréation assistée. Ainsi Mme d'Aulnoy, avec une forme d'humour qui caractérise
cette grande conteuse qui joue avec le conte au point de provoquer le rire sardonique des fées, explique que les fées sont inconséquentes et peuvent faire n'importe quoi ! Dès le début du conte Le Serpentin vert, il est dit «que le pouvoir des fées raccommodait presque toujours ce que la nature avait gâté, mais quelquefois aussi, il gâtait bien ce que la nature avait le mieux fait» [4, p. 525]. En effet, en l'occurrence, l'une des filles issues de la procréation féeriquement assistée hérite du don de devenir de plus en plus belle tandis que l'autre, sans aucune raison, est condamnée à être de plus en plus laide! On peut passer ainsi de l'enfant surdoué à l'enfant sous-doué, voire à l'enfant monstrueux ou sauvage ! Signalons au passage que de manière universelle et au fil des siècles, le thème de «l'Enfant sauvage» correspond à une réalité à la fois historique et sociologique dont le cas de Victor de l'Aveyron donnera encore, au XVIIIème siècle, une vivante illustration. Mais c'est aussi le fruit d'une tradition littéraire qui remonte à l'antiquité gréco-latine. De plus, dans l'univers des contes, on évoque souvent l'histoire d'enfants abandonnés dans la forêt et livrés aux bêtes sauvages pour des raisons de grande misère économique. Il n'est donc pas étonnant que dans les récits de Mme d'Aulnoy qui se situent à la fin du règne de Louis XIV et qui se veulent une forme d'appropriation littéraire des contes, le thème apparaisse. En parcourant les deux recueils que constituent Les Contes des fées et Les Contes nouveaux ou les fées à la mode, il apparaît que trois contes traitent ce topos d'une manière qui relève à la fois de la métamorphose du folklore dans les sphères littéraires et d'une forme d'écriture subversive qui pourrait annoncer certains mythes du XVIIIème siècle, tels que celui du «Bon Sauvage».
Le premier conte, L'Oranger et l'abeille [4, p. 243-276], au sein du premier recueil se présente de manière indépendante sans nouvelle-cadre. Il raconte les aventures de la princesse Aimée, fille du souverain de l'île heureuse, qui, lors d'une promenade en mer, subit une terrible tempête. La nourrice et les matelots périssent tandis que le nourrisson, livré aux flots déchaînés dans son berceau finit par échouer sur un rivage. Il est alors recueilli par un peuple d'ogres assimilables à une tribu d'hommes anthropophages qui le caressent «d'une manière si humaine que c'était une espèce de miracle» [4, p. 245] et qui le confient à la plus belle biche de la forêt pour l'allaiter, tandis que les «ogrichons» le bercent. L'enfant grandit et devient une belle jeune-fille dont la destinée est d'épouser l'héritier de ce peuple. L'abandon du nouveau-né est donc involontaire et le début de ce récit correspond à plusieurs traditions littéraires. Celui-ci reprend, en effet, le topos de l'enfant recueil-
li par une bête plus ou moins sauvage, l'histoire de la louve romaine étant célèbre. Mais il s'assimile aussi à la tradition des romans baroques à laquelle Mme d'Aulnoy aime à s'adonner dans ses œuvres romanesques, y compris dans les récits-cadres des contes. On retrouve ainsi pour le plaisir du lecteur initié l'incontournable épisode de la tempête. Cependant on pourrait évoquer aussi le récit mythique et biblique de Moïse abandonné au flux du Nil et sauvé par la fille du pharaon. On assisterait donc, comme souvent chez Mme d'Aulnoy, à une sorte de création par amalgame de sources diverses dans le creuset d'une recréation personnelle.
Le deuxième conte qui reprend ce motif est intitulé La Princesse Carpil-lon [3, p. 1-56]. Il apparaît en tête du second recueil et se présente lui aussi de manière indépendante sans la présence d'une nouvelle-cadre. Cette fois, l'abandon du nouveau-né est le fruit d'un acte volontaire. Contrairement à ce que pourrait laisser entendre le titre, ce n'est pas la princesse Carpillon qui subit ce triste sort: elle-même connaîtra l'épreuve de la fausse noyade caractéristique du romanesque baroque, mais à un âge plus avancé. C'est un jeune prince issu d'un remariage qui est ainsi la victime d'un frère aîné, le prince Bossu, personnage à la fois odieux et cruel qui, gagnant la confiance de la nouvelle reine, enlève le nourrisson et le confie à un homme de main pour qu'il soit abandonné nu et sans défense aux bêtes féroces de la forêt. En fait, l'enfant est laissé en haut d'un rocher et recueilli par des aigles qui le protègent et le nourrissent. Une fois encore, la tradition du roman baroque semble avoir influencé l'écriture de Mme d'Aulnoy, laquelle multiplie au sein de son récit les fausses morts, les usurpations d'identité, les enlèvements: c'est ainsi que le jeune enfant porte par exemple un signe de reconnaissance, en l'occurrence une sorte de marque de naissance qui lui permettra de faire reconnaître sa véritable identité et de triompher de tous les obstacles. Mais on retrouve aussi dans ce conte la tradition des animaux protecteurs et «l'aigle, est-il dit, exerça mieux le droit d'hospitalité que bien des gens ne le savent faire. Elle se mit proche de son nourrisson, elle étendit ses ailes et le réchauffa» [3, p. 6].
Le troisième conte intitulé Le Prince marcassin [3, p. 429-471] correspond à une version différente du thème. Il faut remarquer tout d'abord que ce conte est un récit encadré et qu'il se situe à la fin du second recueil. Le système de la nouvelle-cadre invite donc à une lecture à plusieurs niveaux, au fil des effets de miroir parfois déformants qui s'instaurent entre récit principal et récit secondaire. C'est au sein du Nouveau gentilhomme bourgeois [3, p. 131-162, 208-214, 271-279, 334-342, 407-427, 472-482, 523-538] qu'apparaît l'histoire de ce marcassin attribuée à l'in-
vention d'une femme jeune mariée, Madame de Lure. Celle-ci est racontée dans un cercle social de province décrit de manière souvent burlesque et peuplé de Précieuses quelque peu ridicules. Or ce récit présente bien un personnage qui est une sorte d'homme sauvage. Il faut se souvenir, en effet, que dans la cartographie de cette époque, on représentait, dans l'espace réservé approximativement au continent africain, les habitants sous la forme d'hommes-cochons. Le héros, en l'occurrence, est bien décrit comme une sorte de sauvageon égaré dans la cour la mieux polie du monde. Il connaît d'ailleurs la même éducation que les enfants des rois et se comporte en jeune prince. Ce récit reprend cependant une autre tradition littéraire sous une forme quelque peu détournée, celle du fiancé-animal. Il se rapproche du Roi-porc de Madame de Murat et reprend les Piacevoli Notte de Straparole [3, p. 439].
Au-delà de la reprise de traditions littéraires diverses, il convient cependant de s'interroger aussi sur le traitement personnel infligé par notre conteuse à ce thème de l'Enfant sauvage. Or on constate, dans tous les récits évoqués, une volonté d'idéalisation de la réalité. Le portrait qui nous est fait de ces enfants sauvages est le plus souvent hyperbolique. L'héroïne de L'Oranger et l'abeille est ainsi appelée «la belle sauvage». Le portrait physique est des plus flatteurs.
Elle s'était fait un habit de peau de tigre, ses bras étaient demi-nus, elle portait un carquois et des flèches sur son épaule, un arc à sa ceinture, ses cheveux blonds n'étaient attachés qu'avec un cordon de jonc marin et flottaient au gré du vent sur sa gorge et sur son dos. Elle avait aussi des brodequins du même jonc... [4, p. 248].
On retrouve dans ce portrait les normes esthétiques de la fin du XVIIème siècle mais ce qui est particulièrement caractéristique, c'est la référence implicite à l'antiquité, la jeune fille étant supposée surpasser la beauté de Diane elle-même. L'idéal d'une pâle carnation n'échappe point à l'œil vigilant de Mme D'Aulnoy qui s'empresse de préciser que «le soleil faisait sur son teint l'effet qu'il produit sur la cire, il le blanchissait et l'air de la mer ne le pouvait noircir» [4, p. 248]. N'y aurait-il point quelque supercherie féerique cachée sous ce teint de nacre si prisé à l'époque? Le portrait moral ne saurait être que le reflet de cette perfection physique. Au XVIIème siècle, dans la littérature, beauté et bonté vont toujours de pair. Bien qu'élevée par des êtres primitifs et cruels, la jeune-fille est donc parfaitement généreuse en raison d'un bon naturel teinté d'un certain aristocratisme. Elle n'imite donc pas les mœurs des naufrageurs qui l'entourent.
Lorsque le temps était rude et qu'elle pouvait croire que la mer avait jeté des malheureux sur le rivage, elle s'y rendait soigneusement pour les secourir et pour faire en sorte qu'ils n'avançassent point jusqu'à la caverne des ogres [4, p. 248].
C'est d'ailleurs ainsi qu'elle rencontrera le jeune prince Aimé, son cousin, qui échouera lui aussi, comme par hasard, sur la même plage. Bien qu'élevée par des ogres, un tel parangon de beauté et de bonté ne saurait, par conséquent, avoir le même mode alimentaire que les anthropophages qui l'entourent. C'est donc du produit de sa chasse que survit cette nouvelle Diane: «Elle ne mangeait jamais que ce qu'elle prenait à la chasse ou à la pêche» [4, p. 248]. Peut-être Mme d'Aulnoy suggère-t-elle ainsi l'existence d'une société primitive supérieure à celle incarnée par les ogres, société de cueillette et de chasse selon un idéal somme toute assez proche de la littérature pastorale. Quant au héros du conte intitulé La Princesse Carpillon, il n'a rien à envier à «la belle sauvage» Le portrait en est tout aussi hyperbolique.
L'Amour que l'on dépeint si parfait, l'était moins que le jeune prince. Les ardeurs du soleil ne pouvaient ternir les lis et les roses de son teint. Tous ses traits avaient quelque chose de si régulier, que les plus excellents peintres n'auraient pu en imaginer de pareils. Ses cheveux étaient déjà assez longs pour couvrir ses épaules, et sa mine si relevée, que l'on n'a jamais vu dans un enfant rien de plus noble et de plus grand [3, p. 7].
On retrouve les mêmes stéréotypes dans la description de cette beauté masculine que dans le portrait féminin précédent. Le problème de la carnation semble récurrent et la blancheur du teint est la marque incontournable d'une certaine condition sociale. L'emploi des superlatifs va ici de pair avec l'emploi des subordonnées de conséquence, au point que l'on atteint l'expression de l'inégalable dans la perfection. Le critère du mode alimentaire est aussi le même. On refuse toute nourriture carnée, à plus forte raison la notion de nourriture crue.
L'aigle <...> ne lui apportait que des fruits pour sa nourriture, faisant cette espèce de différence entre lui et ses aiglons, à qui elle ne donnait que de la chair crue [3, p. 7].
Le texte descriptif qui correspond au prince- marcassin est évidemment mois flatteur et celui-ci se voit affubler du titre de «crasseux marcassin» [3, p. 451]. Mais ce qui le rend ridicule n'est en fait qu'une absence d'adéquation entre sa nature véritable et la fausse apparence liée au monde de la cour, qu'on l'oblige à assumer.
La reine <...> le couvrait de mille nœuds de nonpareilles couleur de rose, ses oreilles étaient percées, il avait une lisière avec laquelle on lui apprenait à marcher sur les pieds de derrière, on lui mettait des souliers et des bas de soie attachés sur le genou pour lui paraître la jambe plus longue. Enfin on lui ôtait autant qu'il était possible les manières marcassines [3, p. 433].
C'est donc une sorte de déguisement qui entraîne, en l'occurrence, le caractère ridicule du personnage que l'on oblige à contrarier un état de nature, lequel transparaît pourtant inéluctablement «à travers une petite odeur que l'on soutenait avec peine» [3, p. 443]. Le portrait deviendra différent lorsque le jeune prince sauvage retrouvera sa véritable identité mais celui-ci est cependant toujours présenté comme un jeune souverain en dépit de son aspect sauvage et il est dit qu'il avait le «regard fier et le commandement absolu» et qu'il «était né avec esprit supérieur et un courage intrépide» [3, p. 435]. Le processus d'idéalisation va donc de pair avec un certain aristocratisme chez Mme d'Aulnoy. Force est de constater, en effet, que tous ces enfants sauvages n'appartiennent, en aucune manière, au peuple ou à une classe sociale défavorisée. Tous sont des princes et finiront par retrouver leur statut nobiliaire. Il faut aussi remarquer que le nourrisson, dans La Princesse Carpillon est recueilli par des aigles, animaux symboliques du pouvoir royal, qu'il sera élevé ensuite par des bergers qui ne sauraient être que des princes souverains déguisés. Le chef de ces pasteurs veillera lui-même à son éducation.
C'était sous ce grand philosophe que le jeune prince étudiait. Il ne connaissait pas le rang de son maître et le maître ne connaissait point la naissance de son disciple, mais il lui voyait des inclinations si nobles, qu'il ne pouvait le croire un enfant ordinaire. Il remarquait avec plaisir qu'il se mettait presque toujours à la tête de ses camarades, avec un air de supériorité qui lui attirait leurs respects: il formait sans cesse de petites armées, il bâtissait des forts et les attaquait, enfin il allait à la chasse et affrontait les plus grands périls, quelques répré-
hensions que le berger pût lui en faire. Toutes ces choses lui persuadaient qu'il
était né pour commander [3, p. 16].
On perçoit donc, dans ce texte, l'existence d'un préjugé nobiliaire exacerbé. Il est des enfants qui, même réduits, dès leur naissance, à l'état sauvage, sont nés pour commander tandis que d'autres sont nés pour obéir. Les activités et les jeux décrits correspondent d'ailleurs à l'éducation des jeunes nobles et même plus précisément d'un jeune roi. Ce phénomène d'anoblissement du thème de l'Enfant sauvage va ainsi de pair avec le processus d'idéalisation. On peut dès lors s'interroger au vu de telles affirmations sur le problème de savoir ce qui relève aux yeux de Mme d'Aulnoy de l'inné et de l'acquis dans la personnalité de ces enfants sauvages ! Mme d'Aulnoy pose pourtant de manière parfois fort novatrice le problème des premiers apprentissages fondamentaux et en particulier celui de l'acquisition du langage, sorte de nouvelle naissance et d'entrée dans la condition humaine.
Dans les trois contes, ce problème est, en effet, abordé avec des variantes intéressantes. L'héroïne de L'oranger et l'abeille parle «le jargon d'ogrelet», qualifié de «langage dur et barbare qui sonne si mal dans sa belle bouche» [4, p. 247, 251]. Mme d'Aulnoy conçoit donc que le développement langagier ne peut se faire que dans un processus d'interaction avec l'entourage immédiat. La langue des ogres est présentée comme une langue aux phonèmes quelque peu gutturaux et peu mélodieux mais il s'agit bien cependant d'une langue à part entière. La fonction symbolique est d'ailleurs parfaitement développée chez la princesse Aimée, laquelle communiquera avec son cousin Aimé, lorsqu'il échouera à son tour sur le rivage des ogres selon un langage de signes. Tous deux se retrouvent en fait en situation de langue étrangère. Chacun, est-il dit, «en sa langue se jurait une foi réciproque et un amour éternel» [4, p. 259]. Le système des signes et la communication gestuelle de la tête et des mains prennent le relais du dialogue verbal dans une sorte de traduction. Une communication s'instaure ainsi entre les deux amants d'une manière somme toute efficace, ce qui permet à la princesse Aimée de prévenir le prince des dangers que lui font courir les ogres et de le sauver. On pourrait donc s'attendre à ce que chacun des deux personnages finisse par apprendre la langue de l'autre à coup d'imprégnation et d'interaction langagière. Mais Mme d'Aulnoy préfère, cette fois, escamoter le problème de l'apprentissage des langues étrangères en usant de la célèbre baguette magique. Aimée s'empare, en effet, de cet instrument merveilleux et son premier souhait est de parler la langue de celui qu'elle aime.
Elle courut dans la caverne où Tourmentine couchait, elle chercha la baguette qui était cachée dans le fond d'un trou et, lorsqu'elle la tint, elle s'écria:
«Je souhaite au nom de la royale Truffio, de parler le langage de celui que j'aime» ^ p. 26l].
Le problème de l'apprentissage de la langue, problème crucial au niveau des enfants sauvages, est de nouveau posé dans La Princesse Carpillon. L'enfant recueilli par des aigles ne parle pas. Il crie et reproduit les bruits des oiseaux. La fée elle-même n'y peut rien, cette fois, malgré son pouvoir magique.
Elle lui fit mille caresses, elle l'embrassa et l'assit sur ses genoux et lui parlait. Elle savait bien néanmoins qu'il n'entendait aucune langue et qu'il ne parlait point. Il faisait des cris de joie et de douleur, il poussait des soupirs et des accents qui n'étaient point articulés, car il n'avait jamais entendu parler personne [3, p. 12].
La dernière affirmation montre de la part de notre conteuse une position relativement moderne du développement langagier chez l'être humain. La solution trouvée dans ce second récit sera plus réaliste: ce n'est plus d'un coup de baguette magique que le problème sera résolu mais dans un processus normal d'échanges langagiers avec d'autres humains. Le jeune sauvageon est recueilli par des bergers et élevé comme leur enfant. En fait, ces bergers sont des princes qui ont fui la civilisation. Mais ce qui est aussi remarquable, c'est que cet apprentissage est confié à des femmes:
Ses deux filles accoururent pour le voir, elles restèrent charmées de son incomparable beauté et des grâces qui paraissaient dans le reste de sa petite personne. Dès ce moment-là, elles commencèrent à lui apprendre leur langue, et jamais il ne s'est trouvé un esprit si joli et si vif: il comprenait les choses les plus difficiles avec une facilité qui étonnait les bergers de sorte qu'il se trouva bientôt assez avancé pour ne plus recevoir de leçons que de lui (le berger Sublime) [3, p. 14].
On peut donc parler à juste titre de l'apprentissage d'une langue «maternelle» car ces premiers soins sont bien confiés à des femmes, sans doute l'équivalent des nourrices de l'époque, tandis que la suite de l'éducation sera confiée à un homme dans le rôle de Mentor. On retrouve cependant dans ce texte un amalgame
assez peu clair entre ce qui relève de l'inné et ce qui relève de l'acquis: bien entendu, ce jeune prince, même réduit à l'état sauvage ne peut être que surdoué en vertu du préjugé nobiliaire déjà évoqué. Quant au prince Marcassin qui a l'apparence d'un homme sauvage mais garde cependant lui aussi cette supériorité liée à une naissance de haut rang, le problème de l'apprentissage langagier ne se pose pas. Elevé parmi les humains, il parle donc normalement:
Marcassin commença de parler comme font tous les enfants: il bégayait un peu. Mais cela n'empêchait pas que la reine n'eût beaucoup de plaisir à l'entendre, car elle craignait qu'il ne parlât de sa vie [3, p. 434].
Une fois de plus, il s'agit bien d'une éducation qui relève d'abord des femmes et de la notion de langue maternelle. Le jeune prince a d'ailleurs été confié à six nourrices «dont il y en avait trois sèches à la mode d'Angleterre» [3, p. 432]. Ensuite, c'est aussi à des hommes que son éducation sera confiée. Le thème de l'Enfant sauvage est donc pour Mme d'Aulnoy l'occasion de poser les problèmes d'éducation. En cette fin de siècle, à une époque où l'enfant n'occupe pas encore une place privilégiée au sein de la société, à une époque où Madame de Maintenon va mettre en place l'expérience de Saint-Cyr, les contes pourraient être le véhicule de conceptions novatrices, voire quelque peu subversives. Le thème de l'Enfant sauvage semble donc au-delà des problèmes d'éducation, être le prétexte d'une remise en cause plus profonde de la société du grand siècle. Au sein des trois contes que nous avons privilégiés, Mme d'Aulnoy fait à plusieurs reprises preuve d'un certain esprit de résistance à l'égard d'une civilisation moderne qu'elle présente comme pervertie par rapport à l'antique simplicité d'une vie rustique ou primitive dont jouissent les enfants sauvages. Cet éloge d'une vie proche de la nature est une sorte de critique à peine voilée de l'excellence même du siècle de Louis XIV. Alors que la civilisation contemporaine devait être considérée comme la référence absolue, on trouverait ainsi dans ces histoires d'enfants sauvages, telles que nous les raconte Mme d'Aulnoy, une forme de subversion de l'ordre royal. On y perçoit même ainsi la mise en valeur, en une sorte de contre-point, de la description idéalisée du retour à un état proche de la nature, loin des fastes et de l'hypocrisie de la cour. On constate, à plusieurs reprises, cette notion d'écart qui correspond à une époque de «crise de la conscience européenne» [7]. Celle-ci se manifestera, quelques années plus tard, dans la contre-société des Troglodytes, illustrée par Montesquieu dans Les Lettres persanes.
Le thème de l'Enfant sauvage, au-delà d'une réalité historique et sociale, au-delà d'une tradition littéraire, serait ainsi dans les contes de Mme d'Aulnoy une première forme d'apparition du mythe du Bon Sauvage. Le portrait déjà cité de l'héroïne de L'Oranger et l'abeille est révélateur. Il est bien dit que «la princesse Aimée ne laissait d'avoir d'aussi bons principes de douceur et de naturel que si elle avait élevée dans la cour de l'univers la mieux polie» [4, p. 248]. Cette cour rappelle étrangement Versailles qui se trouve ainsi mis sur un pied d'égalité avec un état naturel et sauvage, ce qui représente un écart certain par rapport aux panégyriques habituels du grand siècle considéré de manière officielle comme l'apogée de l'évolution de l'humanité. Ce rapport d'égalité marqué par le «aussi. que» laisse même place à un rapport de supériorité dans la suite du texte. La jeune sauvageonne surpasse donc les nobles dames vivant dans l'orbite de la cour. Le même thème revient de manière récurrente dans les autres récits. Dans La Princesse Carpillon, l'épisode de l'abandon du nourrisson qui se trouve recueilli par des aigles devient un nouveau prétexte à l'éloge d'une vie rustique proche de l'état naturel et présentée comme supérieure à la vie civilisée. Les comparaisons tournent souvent en faveur de l'espèce animale, considérée comme plus proche de l'état de nature et échappant à la cour dépeinte, en revanche, comme un monde de fourberies, de luttes d'influence pouvant mener jusqu'au meurtre d'un enfant. Ce n'est pas un hasard si ce sont des bergers, qui représentent une forme de civilisation humaine primitive, qui prendront le relais de l'aigle dans l'éducation du jeune prince. Ce principe de supériorité d'une vie à l'état sauvage apparaît de nouveau dans Le Prince marcassin. Le héros finit par fuir le monde de la cour où règne l'hypocrisie et se réfugie dans la forêt en compagnie de la jeune-fille qu'il aime et qui est invitée à retourner elle aussi à l'état sauvage. C'est une remise en cause profonde de la société qui trouvera une expression plus ouverte encore au XVIIIème siècle, mais la brèche est ouverte et dans la description de la vie idyllique de ces enfants sauvages ou redevenus sauvages, c'est toute une conception de la société qui est en cause. Le thème de l'Enfant sauvage devient ainsi sous la plume de Mme d'Aulnoy, l'occasion d'une forme d'écriture de subversion qui préfigure ce que sera le mythe du Bon Sauvage et l'idéal d'un retour à une vie proche de la nature, somme toute assez proche des visions de Rousseau.
Le thème de l'enfant surdoué est donc fréquent dans les contes merveilleux du siècle de Louis XIV, reprenant une tradition à la fois littéraire et populaire. Il peut même se confondre en un panégyrique du souverain sous la plume de
Préchac qui met en scène un enfant-roi. Mais dans les contes de Mme d'Aulnoy, il devient à travers l'enfant sauvage l'occasion d'une forme de détournement. A travers la description idéalisée de ces enfants, lesquels n'ont bien entendu rien à voir avec la réalité historique et sociologique, se cachent, d'une manière à peine voilée une forme de subversion en ce qui concerne les problèmes de l'éducation et une certaine vision d'une organisation sociale idéale. Le conte, genre ouvert par excellence, permet une expression novatrice sur le plan de l'initiation sexuelle, présentée d'une manière fort libre à travers le prisme du retour à un état naturel. Il devient aussi le cadre privilégié des premiers balbutiements du mythe du Bon Sauvage. Les Troglodytes de Montesquieu pourraient bien être les premiers héritiers d'une descendance innombrable sur le plan littéraire. Dans le domaine des contes, le thème sera aussi repris dès le XVIIIème siècle, par Madame de Lubert qui écrira l'histoire de La Princesse Lionette et le prince Coquerico [10, p. 1-104]. Celle-ci est recueillie par des lions qui la confient ensuite à des bergers, lesquels voient un jour à leur porte «un lion d'une grandeur et d'une force prodigieuse, avec une lionne égale en force et en beauté, qui portait sur son dos une petite fille d'environ cinq à six ans, qui en descendit dès qu'elle vit la vieille et qui vint l'embrasser... elle était toute nue. Ses cheveux blonds seulement descendaient sur ses épaules, et sous le sein droit, elle portait une couronne bien marquée».
On perçoit bien, dès ce portait introductif, la présence de points communs avec les créatures de Mme d'Aulnoy, y compris au niveau d'un certain aristocra-tisme. Madame Leprince de Beaumont, elle-même préoccupée par les problèmes d'éducation, nous racontera, à la fin du siècle des Lumières, Le Prince Fatal et le prince Fortuné [11, p. 782-787]. Le premier est abandonné par ses parents et confié à une nourrice qui, ayant enveloppé le pauvre prince dans une mauvaise jupe le porta dans un bois, où il y avait bien des bêtes sauvages, et le mit dans un trou, avec trois petits lions, pour qu'il fût mangé. Mais la mère de ces lions ne lui fit point de mal, et au contraire, elle lui donna à téter, ce qui le rendit si fort, qu'il courait tout seul au bout de six mois. Celui-ci, élevé loin de la cour, deviendra bien entendu un parangon de sagesse et de vertu, à l'inverse de son frère, lequel élevé sous les lambris des palais deviendra un monstre de corruption et de cruauté. Parodiant la fin traditionnelle des récits féeriques, telle qu'elle s'imposera au XIXème siècle, on pourrait donc dire qu'Aimée, la belle sauvage et le prince Aimé de Mme d'Aulnoy «se marièrent et eurent beaucoup d'enfants!» Au XXIème siècle, de nouvelles créatures voient aussi le jour sous forme de pro-
création assistée, non plus par les fées mais par quelques enchanteurs dotés de nouvelles technologies dont les sirènes retentissent à l'heure de la mondialisation.
References
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9 Le Cabinet des fées ou collection choisie des contes des fées et autres contes merveilleux, 41 vol. ornés de figures. Genève, Barde, Manget & Compagnie, 1785. T. 5. 495 p. (In French)
10 Le Cabinet des fées ou collection choisie des contes des fées et autres contes merveilleux, 41 vol. ornés de figures. Genève, Barde, Manget & Compagnie, 1785. T. 33. 417 p. (In French)
11 Le Cabinet des fées, contes choisis et présentés par Elisabeth Lemirre. Paris, Ph. Picquier, 2000. 1023 p. (In French)
12 Meyer G. Contes du Pays malinké. Paris, Karthala, 1987. 234 p. (In French)
13 Quenum M. La Légende des Baoulés. Trois Légendes africaines. Paris, Présence africaine, 1985, pp. 13-40. (In French)