GEOPOLITIQUE DU MONDE ET PROSPECTIVE DES RELATIONS FRANCE/RUSSIE
Jean-Paul Guichard Chaire Jean Monnet ad personam Université de Nice et CEMAFI international
Les relations internationales sont structurées désormais autour des deux « super-puissances » que sont la Chine et les Etats-unis ; l'Union européenne, malgré son nom, reste divisée et incapable de faire entendre une voix en rapport avec la puissance économique qu'elle représente ; la Russie, qui est loin d'avoir l'influence qu'avait jadis l'URSS, se voit assigné par l'OTAN un rôle qui était celui de l'URSS alors même que la situation est fort différente de ce qu'elle était, ce qui montre au passage le caractère quelque peu désuet de cette organisation.
Ce qui apparaît comme le plus déterminant, dans ces relations internationales, plus particulièrement celles qui concerne les deux « géants », est d'ordre économique : le commerce international est marqué par le mercantilisme et les déséquilibres commerciaux, excédents des uns, déficits des autres. La prise de conscience par les dirigeants des pays au commerce extérieur déficitaire, en premier lieu par les Etatsunis, du caractère mortifère de leurs déficits extérieurs pour leurs économies respectives et de la nécessité de restaurer des relations commerciales équilibrées, pourrait déboucher sur des changements géopolitiques considérables, particulièrement pour ce qui concerne les relations entre la Russie et les économies occidentales et, à l'intérieur de celles-ci, l'Union européenne dont la France fait partie.
Mots-clès : Chine et les Etats-unis, Union européenne, déséquilibres commerciaux, restauration des relations commerciales équilibrées,
1) Les Etats-unis montrent la voie à suivre aux pays dont le commerce extérieur présente un déficit notable avec la Chine. La décision américaine, inspirée par Peter Navarro1, de taxer les aciers à 25% de leur valeur et l'aluminium à 10% suscite de nombreux commentaires. Les dirigeants européens, une fois de plus, font
1 Peter Navarro est un économiste, professeur d'université et conseiller du président Trump pour le commerce extérieur. Il a publié le livre « Dead by China » en 2011, l'année même où Antoine Brunet et Jean-Paul Guichard publiaient en France et dans d'autres pays « La visée hégémonique de la Chine ». Navarro souligne à nouveau le danger chinois avec son livre de 2015, « Crouching Tiger, What China's militarism means for the world » qui vient juste après la publication en France du livre de Jean-paul Guichard « L'Etat-Parti chinois et les multinationales, l'inquiétante alliance ».
preuve de myopie et d'une incapacité à comprendre le monde dans lequel nous vivons ; ils développent leur rhétorique habituelle : « protectionnisme » = nationalisme, le nationalisme c'est la guerre, donc le protectionnisme mène à la guerre !
La construction européenne à ses débuts, bien qu'inspirée assez largement par cette rhétorique qui structure la pensée de Jean Monnet, comportait toutefois des protections vis-à-vis de l'extérieur ; depuis, l'Union s'est élargie et a fait disparaître, au nom de principes abstraits (une certaine idée de la « concurrence »), une grande partie de ces protections.
La phobie du protectionnisme2 relève d'un dogme ; il y a, en effet « protectionnisme et protectionnisme » ! il ne faut pas confondre, d'une part, le protectionnisme « agressif » qui vise à conquérir des marchés, à réaliser des excédents commerciaux et, grâce à cela, à vassaliser des pays, par des moyens condamnables (dumping, manipulations monétaires, etc.) et, d'autre part, le protectionnisme « défensif » qui vise à défendre un pays contre une agression économique externe.
L'histoire économique depuis les débuts du « commerce lointain », et les analyses auxquelles elle donne lieu (en particulier celles de Friedrich List), montrent le rôle croissant du commerce extérieur dans le devenir des différents pays ainsi que le fait que ce commerce n'est pas toujours « équilibré » ; s'il l'est pour certains pays, il ne l'est pas pour d'autres qui se partagent alors entre ceux qui ont, de façon récurrente, des excédents, et ceux qui, corrélativement, ont des déficits. Pour ces derniers, les échanges ne sont pas « gagnant/gagnant » mais « gagnant/perdant » : ils doivent s'endetter, faire face à un chômage important du fait de la disparition de certaines activités alors même qu'une partie de la population jeune est parfois contrainte à l'exil, faute d'emplois.
Les ordres de grandeur des excédents sont impressionnants : 600 milliards $ pour la Chine, 300 pour l'Allemagne (9% de son PIB) : les excédents de ces deux pays mercantilistes représentent près de 1% du PIB mondial, un handicap pour les autres pays de la planète. La Chine, qui est désormais la première économie mondiale et qui est en route vers l'hégémonie, est la première puissance protectionniste du monde : les premières mesures annoncées par Trump sur les métaux ne sont que le début d'une réponse à une concurrence déloyale, une réponse qui sera nécessairement ciblée sur la Chine, bien que celle-ci ne soit concernée, aujourd'hui, que marginalement par les deux mesures qui viennent d'être prises3 en mettant en avant la « sécurité des Etatsunis », ce qui, d'un point de vue formel, permet de contourner l'obstacle de l'OMC4 ; il s'agit là d'un prélude à des actions de grande envergure qui viendront probablement
2 On pourrait rappeler que, historiquement, les Etats-unis de la « libre entreprise » ont fondé leur croissance sur le protectionnisme, ce qui leur a été bénéfique !
3 Les principaux pays qui sont les victimes potentielles de ces mesures sont : le Canada, le Mexique et le Brésil ; l'UE est assez peu concernée, et la Chine encore moins.
ensuite si la Chine refuse de coopérer pour réduire ses excédents vis-à-vis des US. Confirmation de cela vient d'être donnée5 : l'offre d'achat (présenté comme une fusion) de l'entreprise US Qualcomm (le géant américain des puces électroniques et de la téléphonie mobile) par l'entreprise de Singapour Broadcom (dans les faits, une entreprise à capitaux chinois) donne lieu à un veto américain, au nom de la sécurité nationale ! L'enjeu est d'importance : la Chine ne cache plus sa volonté de dominer l'industrie des semi-conducteurs et de l'internet dans le monde ; d'une certaine façon, Trump indique la voie à suivre aux Européens : il faut cesser de vendre les bijoux de famille technologiques (et donc les technologies qui vont avec), même à des prix très avantageux.
2) L'incompréhension européenne des mesures récentes prises par les Etats-unis. Tout cela, les autorités de Bruxelles ne l'ont absolument pas compris, ou n'ont pas voulu le comprendre, de même que les gouvernements des pays de l'UE ; on peut rappeler à ce propos les cessions d'entreprises allemandes très performantes dans le domaine des panneaux solaires à des entreprises chinoises ! Il faut bien voir que reconnaître que Trump a raison sur ce dossier reviendrait à admettre que Bill Clinton a eu tort de donner le feu vert à l'entrée de la Chine à l'OMC6 (ce qui met en question toute la politique menée depuis par le Parti Démocrate) et à considérer comme contraire aux intérêts de l'Europe toute la politique de l'Union menée depuis bien longtemps, en matière de concurrence et de commerce (et de monnaie car il ne faut pas oublier que la Chine manipule le cours de sa monnaie), ce qui obligerait alors à revoir complètement cette politique et ses présupposés : les responsables de l'UE ne sont certainement pas prêts à faire leur mea culpa !
En cherchant des mesures de représailles ciblées sur des produits d'entreprises appartenant à des patrons ayant des sympathies pour le Parti Républicain, Bruxelles s'immisce naïvement dans la politique intérieure US ; en exprimant à de multiples reprises leur détestation de Trump7, les dirigeants européens marquent leurs affinités avec le camp du Parti Démocrate (tout au moins de sa majorité) ; il s'est constitué
4 Il est probable que les mesures décidées aujourd'hui sont le prélude à un processus de dépérissement de l'OMC, une organisation fonctionnant, de fait, au profit de la Chine ; dans notre livre de 2011, A. Brunet et moi-même indiquions que les pays occidentaux auraient intérêt à ce que l'OMC disparaisse et qu'ils organisent alors une sorte d'OMC bis ouverte aux pays désireux d'établir un commerce extérieur équilibré.
5 Trump blocks Broadcom's $117 billion bit for Qualcomm out of national security concerns....(The Whashington post, 12/3/2018) ; dans son commentaire du 13/3, le journal Le Monde précise que la décision a été prise « sur recommandation du comité américain sur les investissements étrangers, celui-ci redoutait notamment que Qualcomm, une fois racheté par Broadcom, n'abandonne ses investissements dans la 5G, le futur réseau internet mobile et ne laisse ainsi la voie libre au chinois Huawei que les Etats-unis soupçonnent d'espionnage au profit du gouvernement de Pékin. »
6 La Chine est entrée à l'OMC en 2001, mais le feu vert américain a été donné par bill Clinton en 1999, au cours de son deuxième mandat.
ainsi, par delà l'Atlantique, une sorte d'Internationale libre-échangiste8,dogmatique et jusqu'au boutiste, qui refuse à l'instar de M. Raffarin de voir que c'est la politique suivie par la Chine qui, pour l'essentiel, est à l'origine des désordres économiques du monde actuel. Dans cette affaire, au lieu de se comporter en partenaire adulte des Etats-unis, l'UE a un comportement infantile de mouche du coche ! Elle fait le jeu de la Chine alors même qu'elle a avec ce pays un déficit commercial abyssal et récurrent. Les dirigeants de l'UE ne comprennent pas qu'ils devraient s'attacher à établir un front commun avec les Etats-unis face au protectionnisme d'agression de la Chine.
C'est qu'en effet, le monde est structuré autour des relations Chine/Etats-unis ; la Chine pratique un protectionnisme multiforme, notamment « monétaire » (monnaie sous-évaluée) mais pas seulement, tournant astucieusement les règles de l'OMC, ce qui lui assure de gigantesques excédents commerciaux avec :1) les US, 2) la zone euro, 3)le RU....ainsi qu'avec la plupart des pays, à l'exception de ceux qui lui fournissent des matières premières. De leur côté, les Etats-unis sont déficitaires, 1) avec la Chine, 2) avec l'UE. A l'intérieur de celle-ci, le RU est déficitaire avec la zone euro, du nord mais aussi du sud ! Enfin, à l'intérieur de la zone euro, les pays latins sont fortement déficitaires par rapport à l'ensemble Allemagne-Pays bas. On touche là au problème interne numéro un de l'UE qui est devenu une « Europe allemande » : tout se passe comme si l'Allemagne, grâce à une politique systématique de sous-traitance internationale de ses entreprises, et grâce à la mise en place de la monnaie unique, avait pu reconstituer l'espace économiques des empires centraux de jadis ainsi que, sous une forme renouvelée et insidieuse, les conditions de réalisation d'un projet très similaire à ce qu'était le projet pangermaniste dont l'un des buts essentiels était de dissocier l'Ukraine de la Russie.
Le déséquilibre nord/sud de l'UE ne pourra pas se prolonger longtemps : l'Union devra se réformer, aussi bien dans son fonctionnement interne que dans sa façon de traiter les questions extérieures, faute de quoi un processus d'éclatement sera par la force des choses enclenché. Le « poids » de l'UE dans le monde, sa capacité à peser dans les négociations commerciales et monétaires, dépendent donc d'une remise en question des pratiques commerciales et monétaires actuelles ; il y a un problème interne, l'Allemagne, et un problème externe, la Chine.
7 Madame Merkel est particulièrement critique vis-à-vis de Trump (une aversion partagée); cela n'est peut-être pas sans rapport avec l'énorme excédent commercial allemand dans le commerce germano-américain.
8 Un parti anima pendant longtemps la vie politique française, la SFIO (Section Française de l'Internationale Ouvrière) ; il existe de fait, aujourd'hui en France, une SFILE (Section Française de l'Internationale Libre-Echangiste) dont les animateurs sont notamment Madame Lagarde, MM. Moscovici, Hollande, Macron, Raffarin, Juppé, etc.
3) Politique, géopolitique et forces économiques. Les dirigeants des Etatsunis, depuis le président républicain Richard Nixon, développèrent une politique favorable à la Chine ; au départ, c'était une alliance de fait pour contrer l'URSS dans le contexte de la guerre du Vietnam, puis cela s'est transformé rapidement en une entente économique avec la venue au pouvoir de M. Deng Xiaoping ; le Démocrate Bill Clinton s'illustra particulièrement en permettant (en 1999) l'entrée de la Chine à l'OMC (effective en 2001), conformément à ce que souhaitait l'establishment de Wall street et les multinationales américaines. Cela comportait des conditions : que l'Union européenne puisse continuer à être sous contrôle américaine, d'une part, que la Russie, malgré la fin de l'URSS, puisse continuer à être « l'ennemi », d'autre part ; cette dernière condition peut paraître étrange : toutefois, il faut bien voir qu'un ennemi était nécessaire pour la mobilisation des alliés des Etas-unis (ou, si l'on veut, la reproduction de leur hégémonie) alors même qu'il était impossible de désigner la Chine comme « l'ennemi » pour la raison que c'était là que les multinationales réalisaient leurs plus beaux profits.
La campagne qui permit l'accession de Trump à la présidence des Etatsunis marqua une rupture par rapport aux conceptions traditionnelles américaines ; sur les conseils de Bannon et de Navarro, dans le but de gagner l'électorat des Etats désindutrialisés du fait du commerce avec la Chine, cette dernière fut enfin désignée comme « l'ennemi » de sorte que l'opposition à la Russie n'avait plus lieu d'être9. Il y avait là, implicitement, l'esquisse d'une grande alliance Etats-unis/UE/Russie, c'est-à-dire Amérique/ « Europe réunifiée », face au danger représenté par la Chine, un danger d'autant plus grand qu'il s'agit d'un pays totalitaire de plus en plus militarisé.
Dans les pays occidentaux, le débat « libre-échange/protectionnisme » ou bien « statu quo des relations avec la Chine/remise en question de celles-ci » est à l'ordre du jour ; il traverse les deux grands partis politiques américains (il y a des opposants à Trump chez les Républicains et des supporters sur la question du commerce chez les Démocrates) et il oppose en Europe les partis « populistes » aux autres partis qui ont le plus souvent la responsabilité de gouverner, encore que les partis catalogués comme « populistes » n'ont pas tous une claire vision des enjeux du commerce, notamment avec la Chine.
Une comparaison peut être faite avec la période de l'entre deux guerres ; une bonne partie des dirigeants des « démocraties » (Etats-unis, Grande Bretagne, France), adeptes du déni, furent jadis favorables au business as usual avec l'Allemagne nazie et à la politique des accommodements 10(c'est-à-dire des renoncements illustrés par
9 Ce changement dans la façon d'envisager les relations avec la Russie donnèrent lieu à un véritable tollé, Trump étant accusé de « trahir » et Poutine de s'immiscer de façon grossière dans les élections américaines.
10 Un économiste de renom, « pacifiste », porte une lourde responsabilité dans la propagation des idées en faveur d'une politique d'accommodements avec l'Allemagne durant la période de l'entre deux guerres : John
Munich) avec elle, alors qu'aujourd'hui on retrouve, de la même façon, de nombreux partisans des accommodements avec la Chine.
On le sait, les sociétés occidentales sont divisées ; aux Etats-unis, Trump a contre lui une partie importante des milieux de Wall Street et des multinationales qui souhaitent à court terme le maintien du statu quo avec la Chine, dussent-ils en périr à long terme ! Si, malgré ces oppositions, il réussit à maintenir le cap que lui indique Peter Navarro pour redresser le commerce américain, alors il est fort probable que, dans ce cas, l'Union européenne suivra le même chemin, d'une manière ou d'une autre. Dans un tel scenario, l' « ennemi » serait la Chine : il n'y aurait alors plus aucune raison à ce que la Russie soit « ostracisée » par les pays occidentaux, quand bien même la forme de son gouvernement continuerait à être « autoritaire »n. Dans le rapprochement entre la Russie et l'Europe de l'Ouest qui ne manquerait pas de se produire, la France devrait pouvoir jouer un rôle particulièrement actif, compte tenu de sa position particulière dans la politique mondiale et de la singularité de ses relations avec la Russie.
Cher lecteur, attention : ceci n'est qu'un scenario, le « scenario Trump » !
Maynard Keynes.
L'alliance nouée à la fin du dix-neuvième siècle entre la France et la Russie fut très solide, alors même que les systèmes politiques des deux pays étaient fort différends l'un de l'autre .
Référence
Jean-Paul Guichard
LEtat-parti chinois et les multinationales - L'inquiétante alliance L'Harmattan, 2014. - 233 p.
Жан-Поль Гишар
КИТАЙСКАЯ «ПАРТИЯ-ГОСУДАРСТВО» И МУЛЬТИНАЦИОНААЬНЫЕ ФИРМЫ
В книге Жан-Поля Гитара, профессора Факультета права и политических наук Университета Ницца - София Антиполис, директора Центра по Сотрудничеству с Восточными странами (СРЕ) анализируются дисбалансы в международной торговле и в обрабатывающей промышленности, приводящие к бурному экономическому развитию Китая и более или менее глубокой деиндустриализации большинства стран. Эти процессы влекут за собой рост социальных проблем не только в странах с развитой экономикой, но и по всему миру. Рост безработицы и неполная занятность, а также крайне неблагоприятные перспективы в сфере занятости порождают в широких слоях населения чувство страха и тревоги за будущее, которое представляется непредсказуемым и угрожающим. Следствием становится рост антиглобализма, все большее недоверие широких масс к оторвавшимся от них глобализировавшимся элитам, многие другие процессы, угрожающие стабильности современного общества. Разработка и проведение крупнейшими странами согласованной политики, направленной на противодействие китайской экономической экспансии, стала фактически условием их дальнейшего существования.