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ORIENTALIANA ET VASCONIANA: L'ANECDOTE ETHNOGRAPHIQUE EN FRANCE À LA FIN DU XVIIe ET AU DÉBUT DU XVIIIe SIÈCLE
© 2019. A.V. Golubkov
L'institut de littérature mondiale Gorki de l'Académie des sciences de la Russie, Moscou, Russie; École supérieure d'économie de l'Université nationale de la recherche, Moscou, Russie Envoyé le 05 juillet 2019 Publié le 25Décembre 2019
Résumé: L'article est consacré à l'analyse de deux livres français datant de la fin du XVIIe
siècle et du début du XVIIIe siècle. D'abord Les Paroles remarquables, les bons mots et les maximes des Orientaux (1694) qui, à partir de sa seconde édition, en 1701, a été renommé Orientaliana. Il fut composé par un orientaliste français de renom, traducteur des contes des Mille et Une Nuits A. Galland. Ensuite Vasconiana, ou Recueil des bons mots, des pensées les plus plaisantes, et des rencontres les plus vives des Gascons (1708) qui fut créé par F. De Salvat (Sieur de Montfort). Les deux ouvrages contiennent des bons mots et des narrations anecdotiques appartenant au matériau ethnographique exotique. Ils manifestent une stratégie «généralisante» similaire dans la présentation de ce matériau, non seulement par la présence de la «couleur locale» qui est au premier plan des situations amusantes, mais aussi à travers des réflexions générales applicables à toute l'humanité. Les deux textes diffèrent radicalement des livres précédents dont les titres contiennent un suffixe latin d'appartenance ana (Scaligerana, Perroniana, Thuana, etc.). Il s'agissait de recueils de sentences de savants ou d'hommes d'état éminents, tandis qu'Orientaliana et Vasconiana étaient destinées au lecteur «distingué», l'honnête homme, capable de se servir de leur contenu pour entretenir de brillantes conversations dans un salon. Il est avéré que ce changement de lectorat visé est lié à la formation des publications périodiques scientifiques en France vers la fin de XVIIe siècle.
Mots clés: Littérature française, anecdote, ana, compilation, fragment, Gascogne, Est, A. Galland.
Information sur l'auteur: Andrey V. Golubkov, docteur ès lettres, directeur des recherches, L'institut de littérature mondiale Gorki de l'Académie des sciences de la Russie, Povarskaya 25 a, 121069 Moscou, Russie; professeur, École supérieure d'économie de l'Université nationale de la recherche, ul. Myasnitskaya, décédé 20, 101000 Moscou, Russie.
E-mail: [email protected]
Pour la citation: Golubkov A.V. Orientaliana et Vasconiana: l'anecdote ethnographique en France à la fin de XVIIe et au début de XVIIIe siècle. Studia Litterarum, 2019, vol. 4, no 4, pp. 58-71. (In French) DOI: 10.22455/2500-4247-2019-4-4-58-71
ORIENTALIANA AND VASCONIANA : ETHNOGRAPHIC ANECDOTE IN FRANCE AT THE TURN OF THE 17th AND 18th
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© 2019. A.V. Golubkov
A.M. Gorky Institute of World Literature
of the Russian Academy of Sciences,
Moscow, Russia; National Research University Higher
School of Economics, Moscow, Russia
Received: July 05, 2019
Date of publication: December 25, 2019
Abstract: The article examines two French books written at the turn of the 17th and 18th
centuries. The first book is "Les Paroles remarquables, les bons mots et les maximes des Orientaux" (1694; after its second edition in 1701, it is known as Orientaliana), compiled by A. Galland, a renowned French Orientalist, translator of The Thousand and One Nights. The second one, "Vasconiana, ou Recueil des bons mots, des pensees les plus plaisantes, et des rencontres les plus vives des Gascons" (1708) belongs to the pen of F. De Salvat (sieur de Montfort). Both texts contain witty remarks and anecdotic narratives and share a similar "generalizing" strategy in their representation of exotic ethnographic material. Both put forward general reflections applicable to the entire humankind instead of focusing on the "local color." Both texts present a stark contrast to their predecessors — books with the titles made with the help of adding ana, a latin suffix of appurtenance (e.g. "Scaligerana", "Perroniana", "Thuana," etc.). Those were collections of aphorisms pronounced by old and eminent scholars and statesmen. Instead, Orientaliana and Vasconiana were addressed to a "well-mannered person," l'honnete homme who would fish for the witticisms in the books that he could use in the salon. The essay argues that such changes in target groups were due to the appearance of scientific periodicals in France at the end of the 17th century.
Keywords: French literature, anecdote, suffix ana, compilation, fragment, Gascony, East, A. Galland.
Information about the author: Andrey V. Golubkov, DSc in Philology, Senior Researcher, A.M. Gorky Institute of World Literature of the Russian Academy of Sciences, Povarskaya 25 a, 121069 Moscow, Russia; Professor, National Research University Higher School of Economics, Myasnitskaya St. 20, 101000 Moscow, Russia.
E-mail: [email protected]
For citation: Golubkov A.V. Orientaliana and Vasconiana: Ethnographic Anecdote in France at the Turn of the 17th and 18th Centuries. Studia Litterarum, 2019, vol. 4, no 4, pp. 58-71. (In French) DOI: 10.22455/2500-4247-2019-4-4-58-71
УДК 821.133.1 ORIENTALIANA ET VASCONIANA :
ББК 8з.з(4фра)51 ЭТНОГРАФИЧЕСКИЙ АНЕКДОТ
ВО ФРАНЦИИ В КОНЦЕ XVII - НАЧАЛЕ XVIII ВВ.
© 2019 г. А.В. Голубков
Институт мировой литературы им. А.М. Горького Российской академии наук, Москва, Россия; Национальный исследовательский университет «Высшая школа экономики» Дата поступления статьи: 05 июля 2019 г. Дата публикации: 25 декабря 2019 г. DOI: 10.22455/2500-4247-2019-4-4-58-71
Аннотация: Статья посвящена анализу двух французских литературных памятников рубежа XVII-XVIII вв.: «Примечательные изречения, остроты и максимы восточных людей» (1694; со второго издания 1701 книга получила название «Orientaliana»), составленного известным французским ученым-востоковедом, переводчиком сказок «Тысячи и одной ночи» А. Галланом, и «Vasconiana, или Сборник острот, занимательных умозаключений и наиболее ярких происшествий гасконцев» (1708), созданного Ф. де Сальва (сьёр де Монфор). Оба текста содержат остроты и анекдотические нарративы, относящиеся к экзотическому этнографическому материалу, и демонстрируют схожую «генерализаторскую» стратегию его подачи: в занимательных ситуациях на первый план выходит не фиксация «местного колорита», но общие размышления, которые можно применить ко всему человечеству. Оба текста разительно отличаются от предшествовавших книг, названных при помощи обозначавшего принадлежность латинского суффикса ana («Scaligerana», «Perroniana», «Thuana» и др.), которые представляли собой сборники изречений маститых ученых или государственных деятелей: читателем «Orientaliana» и «Vasconiana» должен стать «благовоспитанный человек», который сможет использовать содержащийся в них материал для эффектной реплики в салоне. Высказывается предположение, что изменение целевой аудитории связано с формированием в конце XVII в. во Франции научной периодики.
Ключевые слова: Французская литература, анекдот, ana, сборник, фрагмент, Гасконь, Восток, А. Галлан.
Информация об авторе: Андрей Васильевич Голубков — доктор филологических наук, старший научный сотрудник, Институт мировой литературы им. А.М. Горького Российской академии наук, ул. Поварская, д. 25 а, 121069 г. Москва, Россия; профессор, Национальный исследовательский университет «Высшая школа экономики», ул. Мясницкая, д. 20, 101000 г. Москва, Россия.
E-mail: [email protected]
Для цитирования: Голубков А.В. Orientaliana et Vasconiana: Этнографический анекдот во Франции в конце XVII — начале XVIII вв. // Studia Litterarum. 2019. Т. 4, № 4. С. 58-71. DOI: 10.22455/2500-4247-2019-4-4-58-71
Au mois de juin de 1694, Antoine Galland (1646-1714) publia le livre Les paroles remarquables, les bons mots et les maximes des orientaux1 qui, dans la réédition de 1701, fut renommé Orientaliana. Galland avait une connaissance profonde des grandes langues de l'Islam (l'arabe, le persan, le turc)2. Savant orientaliste assez connu à cette époque-là, il jouissait d'une bonne réputation scientifique qui fut confirmé par sa participation à la rédaction du travail capital de la Bibliothèque orientale, ou Dictionnaire universel contenant tout ce qui regarde la connois-sance des peuples d'Orient préparé par Barthélemy d'Herbelot (1625-1695) et édité à Paris en 1697 après la mort de celui-ci. En publiant I'Orientaliana, Galland réussit à s'adresser au grand public sans perdre de vue l'objet des études, c'est-à-dire le sujet de ses recherches. Dans I'Orientaliana, des informations sur l'histoire du Proche Orient, encore mal connu en France à cette époque, étaient présentées de manière divertissante. Dix ans après, cette même tendance d'instruire en divertissant caractérisera l'entreprise la plus connue de Galland, la traduction des contes des Mille et une nuits qui jouirent d'une immense popularité. Galland perçut très bien les goûts du lecteur, et puisqu'il était un bon orientaliste, il sut trouver, dans son objet d'étude, les matériaux les plus sûrs d'intéresser le public.
Dans I'Orientaliana, il y a beaucoup de sources écrites où Galland puisait ses informations. L'ordre des fragments est libre. Afin de mieux les organiser, Galland introduit ses propres remarques en guise d'éclaircissement sur tel ou tel passage. En fait, il guide la compréhension du lecteur en mettant en relief le rôle du rédacteur; celui-ci n'est plus un simple collectionneur des matériaux néces-
1 Même si nous avons utilisé la première édition [3], nous nous devons de signaler l'édition
moderne préparée par Abdelwahab Meddeb et parue en 1999 [4].
2 Pour un bon nombre d'informations sur Antoine Galland consulter [1].
saires mais un interprète du texte. Les gloses de Galland deviennent un élément inséparable de la narration: la voix de l'auteur encadre le recueil et lie entre eux les sujets. Manifestant une érudition digne d'envie dans ses commentaires, Galland donne libre cours à sa pensée; il trouve souvent des corrélations entre la civilisation occidentale et l'orientale: il ne les développe toutefois pas, ce qui témoigne d'une totale absence d'intérêt du public pour le sujet. Ses réflexions ne sont pas placées dans les notes marginales ni dans les annotations mais entre les fragments, et c'est seulement le mot «remarque» qui permet de les distinguer des histoires elles-mêmes. Par exemple: «Un Poëte lisait à un Emir des vers qu'il avoit faits à sa louange et à mesure qu'il lisoit, l'Emir lui disoit: cela est bien. Le Poëte acheva de lire, mais il ne lui dit autre chose. A ce silence le Poëte lui dit: vous dites, cela est bien, cela est bien; mais la farine ne s'achète pas avec cela. Remarque. Par le nom d'Emir, il faut entendre un General d'armée ou un Gouverneur de Province» [3, p. 153-154]. Ou encore: «Un jeune homme railleur rencontra un vieillard âgé de cent ans, tout courbé, et qui avoit bien de la peine à se soûtenir avec un bâton, et lui demanda: Scheich, dites-moi, je vous prie, combien vous avés acheté cet arc, afin que j'en achète de même? Le Vieillard répondit: si Dieu vous donne de la vie, et si vous avés de la patience, vous en aurez un de même qui ne vous coûtera rien. Remarque. Scheich, qui signifie un Vieillard, et aussi un titre d'honneur et de dignité, et il paroît par les Histoires du Levant qu'il se donne même aux enfans pour être joint à leur nom. Ainsi, dans l'Histoire de Tamerlan on a Mirza Omer Scheich qui étoit un de ses fils» [3, p. 55].
Galland révèle les sources de son érudition en mentionnant principalement les différents recueils arabes, perses et turcs qu'il étudia; les fragments donnés dans I'Orientaliana sont le résultat d'une sélection méticuleuse dont il définit ainsi la stratégie dans l'Avertissement: «Cet Ouvrage renferme deux parties, l'une des Paroles remarquables et des bons mots des Orientaux, et l'autre de leurs Maximes. Le Lecteur qui aura quelque connoissance des Ouvrages des Anciens, remarquera sans peine que le premier titre est l'interprétation ou l'explication de celui d'Apophtegmes sous lequel Plutarque nous a laissé les Paroles remarquables et les bons mots des anciens Rois, des Capitains Grecs et Romains et des Lacédé-moniens. Le titre de, Dicta memoratu digna; c'est-à-dire, des paroles dignes de mémoire, que Valère Maxime a donné en partie au Recueil que nous avons de lui, n'en est pas aussi beaucoup différent <...>. Le dessein de Plutarque dans ses Apophtegmes, comme il le marque en les adressant à l'empereur Trajan, fut de
faire voir quel étoit l'esprit de ces grands hommes. Mon dessein est aussi de faire connoître quel est l'esprit et le génie des Orientaux» [3, s. p.]. Galland emprunte aux auteurs orientaux des sujets qu'il élabore et adapte aux goûts de l'honnête homme. Sa découverte du monde oriental s'était faite non seulement sur l'expérience mais aussi, souvent, sur des connaissances livresques orientées d'un point de vue mondain: «J'ai puisé des mêmes Originaux ou des connoissances que j'ac-quises dans mes voyages au Levant, les Remarques que j'ai crû nécessaires pour l'intelligence entière des paroles remarquables et de bons Mots qui m'ont paru en avoir besoin. Alors elles ne contiennent rien que je n'aye lû dans les Livres Arabes, Persans, et Turcs ou que je n'aye vû et connu par moi-même <...>. J'ai extrait tout cet Ouvrage en partie de Livres imprimés et en partie de Manuscrits <...>. J'ai négligé les autres [manuscrits], parce qu'ils étoient trop vulgaires et indignes de la curiosité des honnêtes gens» [3, s. p.]. Beaucoup de sources que Galland utilisait existaient déjà en français ou en latin; il ne voulait pas faire une œuvre outran-cièrement originale ou frapper le public par une nouveauté (dans ce cas, il aurait été un pédant). En s'adressant à des interlocuteurs qui partageaient les mêmes idées, il espère que le lecteur tirera toutes ses conclusions de lui-même (notons toutefois qu'il avait rejeté quelques histoires, indignes, à son avis, des honnêtes hommes): «Je pourrois m'étendre sur les qualités de l'esprit des Orientaux. Mais ce seroit peut-être diminuer le plaisir du Lecteur que de lui exposer par avance ce qu'il aimera mieux sentir par lui-même. C'est pourquoi je lui laisse ce plaisir tout entier, afin qu'il juge par le témoignage même des Orientaux» [3, s. p.].
C'est seulement à partir de la fin du XVIIe siècle que l'on observe une augmentation considérable de l'intérêt pour l'Orient en tant que culture autre. Les particularités de la perception de l'Orient dans la culture française du XVIIe siècle sont analysées en détail dans la monographie L'Orient dans la littérature française au XVIIe et au XVIIIe siècle de Pierre Martino qui montre que tout au long du XVIIe siècle, l'Orient était très mal connu des Français: les faits ne se distinguaient pas de la fiction. Au XVIIe siècle, l'Orient n'est pas une notion géographique mais une notion de valeur. Par exemple, la Palestine ne relevait pas de l'Orient, mais au contraire, tout l'Extrême Orient en faisait partie [5, p. 12]. Dans le livre de Galland, nous trouvons les histoires d'Alexandre le Grand, les récits du prophète Issa (Jésus), les anecdotes des empires de Gengis Khan et de Tamerlan: «Sous les noms des Orientaux, je ne comprens pas seulement les Arabes et les Perses, mais encore les Turcs et les Tartares, et presque tous les peuples de l'Asie
jusques à la Chine, Mahométans et Païens ou Idolâtres» [3, s. p.]. Francine Wild souligne: «l'intention de Galland n'est pas d'insister sur les différences entre les civilisations d'Orient et d'Occident, mais sur l'universalité de l'esprit humain, et donc sur ce qui nous rapproche des Orientaux» [7, p. 290]. Galland n'ambitionne pas de dessiner d'une façon adéquate les contradictions entre les deux types de pensée, occidentale et orientale, ni de souligner la différence entre les civilisations de l'Est et de l'Ouest. Ses désirs se limitent à l'aspiration de montrer l'universalité de l'esprit humain, tout en voulant que son livre soit le plus populaire, le plus mondain possible. Dans son approche généralisante, le caractère concret propre à l'Est disparaît et l'Orient se présente comme une variante légèrement corrigée de l'Occident. Pour faire la connaissance de l'Est, on recherche ce qu'y est proche, assimilable, ce qu'on peut s'approprier et adapter à sa propre culture. On retrouve dans la vie orientale les règles et les caractéristiques propres de la civilisation française sciemment mises en relief; si écart à la norme il y a, il s'inscrit de toute façon dans ce qui est acceptable pour un lecteur occidental. Les vices et les vertus sont systématisés dans les limites des codes de valeurs appartenant à la culture occidentale. Ainsi la satire de Galland vise les thèmes habituels et connus des Français comme la paresse, la vanité, la volupté. De même, la description des derviches correspond, disons, entièrement aux clichés occidentaux des moines qui ont recours à des arguties pour ne pas observer le jeûne et éviter la prière: «Un Derviche quitta son Couvent et alla prendre des leçons d'un Professeur dans un Collège. Je lui demandai (c'est l'Auteur du Gulistan qui parle) puisqu'il avoit changé de profession, quelle différence il faisoit entre un Savant et un Derviche. Il me répondit: Le Derviche se tire lui-même hors des vagues; mais le Savant en tire encore les autres» [3, p. 99].
Galland ne choisit et ne développe que les sujets les plus familiers à l'Occident; ses fragments sont une sorte de nouvelle qui place les Européens dans le coloris oriental. L'exotisme du recueil de Galland s'obtient par des effets extérieurs minimes, comme les costumes et les décors dans lesquels se passe l'action. Loin de vouloir surprendre le public, il veut le conforter dans l'idée qu'une seule norme de comportement est universelle, celle de l'honnête homme. Il encadre et guide le lecteur pour lui faire voir peu à peu que l'homme du monde peut facilement comprendre n'importe quelle autre culture grâce à son protéisme. Dans le texte de Galland, se trouvent beaucoup d'histoires comiques qui délaissent les sujets tragiques ou sanglants; des personnages comme Gengis Khan, Tamerlan ou le Grand
Iskender (c'est-à-dire Alexandre le Grand) se dessinent de telle façon qu'ils sont rendus plaisants au public — Galland les représente plutôt comme des sages qui sont capables de contrôler leurs passions, semblables aux héros de Corneille. L'Orient de Galland est rationnel, à l'européenne, privé d'énigme; les aphorismes orientaux ressemblent étonnamment aux aphorismes occidentaux réunis dans la seconde partie du texte:
On ne doit pas se réjouir de la mort d'un ennemi. Notre vie ne sera pas éternelle [3, p. 279].
Le monde est un enfer pour les bons et un Paradis pour les méchants [3,
p. 24o].
La vie est un sommeil et la mort est le temps du réveil, et l'homme marche entre l'un et l'autre comme un fantôme [3, p. 324].
Craignez celui qui vous craint [3, p. 282].
Une méchante femme dans la maison d'un homme de bien est un enfer pour lui dans ce monde [3, p. 283].
Le livre que Galland adressa au public, quoique petit en volume, obtint un très grand succès: il fut réédité à plusieurs reprises (cinq rééditions au moins avant 1730). Son succès vint sans doute de ce que Galland offrit, au goût mondain, une authenticité qu'il exposa sous une forme plaisante à lire et à utiliser dans la suite de la conversation:
L'homme doit parler, parce que c'est la parole qui le distingue des bêtes, mais en parlant, il doit savoir ce qu'il dit, afin qu'on connoisse qu'il est homme d'esprit [3, p. 322].
Les viandes empoisonnées sont préférables à des discours dangereux [3,
p. 295].
Les viandes sont la nourriture du corps; mais, les bons entretiens sont la nourriture de l'âme [3, p. 294].
Le Vasconiana, qui suivit la tradition inaugurée par Galland avec son Orientaliana, est un frappant exemple des recueils thématiques d'anecdotes dans le sens moderne. Le Vasconiana est un livre consacré aux gasconnades, autrement dit, différentes histoires et plaisanteries ayant trait aux Gascons (Vascons).
Très à la mode dans les cercles mondains, le mythe gascon représente ce provincial comme un grand gaillard simplet, malappris, fanfaron, ne connaissant pas les manières mondaines et parlant avec un accent, et qui n'a dans sa tête que des histoires amoureuses, des bambochades et des batailles. Ce mythe s'établit au début du XVIIe siècle avec le début de la dynastie des Bourbons, quand les principaux postes de l'État se sont concentrés entre les mains des créatures d'Henri de Navarre. C'est dans le milieu mondain que s'ancre l'élaboration du type gascon. La société des salons était mécontente de la dégradation des mœurs et du caractère peu civilisé qui régnaient à la cour d'Henri IV (des conditions qui, souvenons-nous, forcèrent Madame de Rambouillet à se retirer dans son hôtel). Toutefois, au début du XVIIIe siècle, l'image du gascon n'est plus qu'un cliché littéraire, les histoires de gascons ne se basent pas sur des prototypes réels. Dans les cercles mondains, le type du gascon est le personnage collectif d'un héros qui ne connaît pas la civilité.
On ignore le processus de rédaction du manuscrit du vasconiana; sans aucun doute, le texte est une généralisation des pratiques parlées ayant lieu dans les salons. On peut affirmer avec certitude que le rédacteur était François de Salvat, Sieur de Montfort [2, p. 24]. Dans l'«Avertissement», Salvat signale la nature de son recueil et sa fonction instructive: montrer les excès de comportement de ceux qui manquent aux principes de la civilité: «On peut dire même que les maximes qui y font prodiguées dans tout le cour de l'Ouvrage, et celles qu'on y a rassemblées à la fin, peuvent servir de règle, et ne perdent rien de leur vérité et de leur force, par le tour Gascon et plaisant qu'on leur a donné. On y trouvera sans doute beaucoup de Gasconnades déjà connuës, et sans en douter, de bons mots déjà citez et publics. <...> On verra bien aisément qu'on a laissé icy une honnête liberté à l'ironie; mais qu'on n'y a donné aucune place à la malignité. On y attaque les défauts, par le ridicule qu'on y démêle. On y fait imperceptiblement la satyre des abus du temps et sous une plaisanterie ingénieuse, on y démasque l'affectation et la vanité; mais la satyre n'en retombe sur qui que ce soit. On n'y a eu aucun objet particulier. Et pour ne choquer personne dans les faits ou dans les circonstances qui auroient pû être susceptibles de quelque allusion, on en a détourné l'idée, et on en a également dépassé les Scènes et Acteurs. C'est dans cet esprit qu'on met souvent icy, dans la bouche des Gascons, des traits de vanité, et des effusions d'orgueil et d'amour propre, qui semble venir de leur Païs, et qui tirent d'ailleurs leur origine» [6, s. p.].
Malgré le choix d'un personnage historiquement typé, les fragments du Vasconiana sont tellement universels que l'on peut envisager toute l'œuvre comme un recueil moraliste. Notons que I'Orientaliana de Galland, où l'Orient n'était qu'une simple variation de l'Occident, partageait la même volonté géné-ralisatrice. Le personnage du Gascon incarne en soi un faisceau de traits que les moralistes interprétaient comme une surabondance de passions: la vanité, l'ambition, l'amour propre, le désir charnel, etc. En parallèle, la tradition littéraire attribue à certains groupes sociaux (les serviteurs, les parasites, les prêtres, etc.) un éventail standardisé de qualités qui viendront s'ajouter pour compléter la description du comportement d'un gascon dans la société: «Les Gascons sont toûjours vifs sur le point d'honneur, mais ceux de Bourdeaux le sont encore plus que les autres. Un gentilhomme de cette Ville-là avoit insulté avec la dernière hauteur un Capitain de Cavalerie. L'Officier luy dit qu'il n'avoit qu'à choisir la manière dont il voudroit se battre. Vous êtes donc las de servir le Roy, Monsieur le Capitaine, luy répondit le Bourdelois, vous aurez satisfaction; je vous laisse le choix des armes depuis l'épingle jusqu'au canon» [6, p. 16]. Ou encore: «Un Gascon étoit malade à Paris, il ne guérissoit pas, et tous les remèdes de la Faculté ne le tiroient pas d'affaires. Il prit le parti d'aller consulter le Médecin de Chaudray; son Médecin ordinaire le sçut, et s'en plaignit. Quoi, dit-il à son malade, un homme d'esprit comme vous se livre à un sot qui ne sçait ni Grec ni Latin. Monsieur, répondit-il, il me guérit en François» [6, p. 18]. Aussi: «Un vray Gascon n'ouvre jamais si bien son cœur à la tendresse, que lorsque les belles ouvrent leur bourse à ses besoins. Ne faut-il pas que chacun vive?» [6, p. 135].
Toujours à propos de clichés, même si on n'y mentionne pas les gascons, dans l'article suivant il est question d'un prêtre qui est moins rusé que son valet de chambre. Le curé découvre alors que son domestique a mangé tout le poisson salé en une demi-année: «Monsieur, il n'y en a plus, dit le Valet. Comment, il n'y en a plus? s'écria le Maître. Eh, qu'est-il donc devenu! Monsieur, répliqua le Valet, vous en avez mangé votre part et moy la mienne. Que veut dire ta part et la mienne, malheureux, reprit le Curé? Il devoit y en avoir jusqu'à Pâques pour tous les deux, et nous ne sommes pas à la my-Carême. Tu en as donc mangé deux fois autant que moy. Je crois que ouy, répond le Valet. Tu crois que ouy, dit le Maître? Que mériterois-tu, d'avoir mangé tout mon poisson salé? A boire, repartit le Valet» [6, p. 102-103].
La cristallisation du personnage sur la base de certains traits à caractère universel, la tendance donc à la généralisation, est surtout visible dans la der-
nière partie du texte où sont présentées les «Réflexions gasconnes sur le chapitre des Femmes», ainsi que les «Réflexions d'un philosophe gascon», qui s'expriment avec des bons mots à la manière de La Rochefoucauld ou de La Bruyère:
Qu'est-ce qui coûte le plus aux femmes? L'ennuy ou la curiosité [6, p. 445].
Toute femme qui n'a pas goûté de l'amour d'un Gascon, n'a pas bien senti le plaisir d'être joliment aimée [6, p. 445].
La vérité est à l'esprit ce qu'est aux yeux la lumière [6, p. 451].
Notre mort est une fonction de la Nature, notre vie est un mystère, et notre santé est un prodige. La nature fait toujours son devoir; mais elle nous empêche souvent de faire le nôtre. Il faut lui donner un frein [6, p. 457].
Qu'est-ce que le présent? Un instant qui finit aussi-tôt qu'il commence. Voulez-vous en jouir, lors même qu'il ne sera plus? Employez-le à des œuvres de durée [6, p. 458].
Savez-vous à qui est bon le présent? A celuy qui fait de bonnes œuvres pour l'avenir [6, p. 458].
Un joli nez sur un beau visage, est un Cavalier au milieu d'un bastion [6,
p. 43o].
Il devient évident que l'image qui est donnée du Gascon n'est qu'une illustration des vices et des vertus qui existent toujours et partout. Le philosophe estime que les Gascons sont partout: loin d'être l'apanage d'un seul groupe humain, les gasconnades sont une expression des faiblesses humaines en général: «On sçait assez, en général, que les plus grands Gascons ne sont pas toûjours de Gascogne; que les Gasconades sont de tout Païs; qu'il y a peu d'hommes à qui il n'en échape» [6, s. p.]. Toujours est-il que le principal devoir de l'homme est de rester aimable et digne en société: «La première qualité de l'homme, selon la nature, est de servir à la société; la seconde est de ne pas dégrader la raison en faveur des plaisirs; la troisième est d'éviter également d'être trompé, et de tromper les autres. Ces trois qualitez ne me coûtent rien. Je les ai gratis, et je les donne au prix coûtant» [6, p. 459].
Dans un des fragments consacrés au caractère universel des vertus et des vices humains, cette phrase remarquable nous apprend qu'ils forment une part de l'univers: «Je ne m'étonne pas, disait un Languedocien, qu'on trouve des taches et des inégalités jusques dans les perfections. On en trouve bien au Soleil, et à nous.
Le mérite est toujours baroque» [6, p. 109]. Le recueil se distingue par l'unité remarquable du héros, du style et du sujet, autrement dit, par son caractère habile, artificiel. Le Vasconiana, très plaisant à lire et nettoyé de grossièretés et d'expressions vulgaires (surviendraient-elles, elles ne seraient qu'une expression de la naïveté gasconne), fut accueilli par le public avec beaucoup d'enthousiasme3, et selon toutes les apparences, devint une des plus brillantes manifestations de la tradition mondaine au sein de la littérature française du début du XVIIIe siècle.
Les deux recueils ana mondains, Orientaliana et Vasconiana, sont donc des mélanges galants qui racontent directement des anecdotes et des mots d'esprit qui ne sont pas liés à des conversations ayant réellement eu lieu. Après la publication des premiers ana (scaligerana, Perroniana, Thuana) dans les années 1660, une suite se forme qui comporte des variantes. Le premier ana, le scaligerana, donnait à voir l'image d'un savant qui ne se conformait pas complètement aux normes existantes dans la société (Scaliger se profilait comme un pédant mordu de philologie). Dans les textes postérieurs c'était de plus en plus l'image du mondain qu'on prenait en considération, c'est-à-dire de l'homme qui n'est pas séparé de la société et, le plus important, qui est capable de vulgariser sa connaissance en la transformant en un trait d'esprit galant (Perroniana). L'évolution du genre va se développer sur cette voie d'adaptation des connaissances aux besoins de l'auditoire mondain. La stratégie de vulgarisation, destinée au public des salons, se trouve de plus en plus ancrée dans les ana et amène à une érosion progressive du contenu scientifique. C'est la connaissance adaptée aux besoins des gens du monde qui fait sa place dans les textes, tandis que la science traditionnelle (dans le sens ancien du mot) déménage dans les périodiques.
Dans la culture française, les périodiques ont les mêmes origines que les ana, c'est-à-dire la publication des conversations et débats menés par les leaders des assemblées et des cercles scientifiques. Les centuries du bureau d'adresses de Théophraste Renaudot, parues en 1631, devinrent le prototype de la presse scientifique en France, et aussi le prototype de la Gazette, créée par Renaudot lui-même, qui paraissait chaque samedi depuis le 30 mai 1631.
Le Journal des savants n'était pas très populaire à ses débuts, vu qu'il ne bénéficiait pas d'un réseau de distribution développé. C'est seulement au milieu des années 1680 que la revue devint populaire. La publication parut d'abord de
3 On connaît son édition piratée en Hollande en 1710 sous le titre de Gasconiana. Sa popularité est prouvée par le fait que des fragments à l'esprit des gasconnades furent rajoutés au texte.
façon épisodique, avec des grandes pauses entre les numéros, ce qui compliquait la situation: les lecteurs n'avaient pas l'impression d'être au courant de l'actualité scientifique vu que les informations ne paraissaient qu'épisodiquement. L'heure de gloire sonna finalement dans les années 1690 lorsque, sous la direction de Louis Cousin (qui depuis 1691 occupait le poste de rédacteur en chef), le journal commença à paraître chaque lundi. Cette régularité aida à former un public, qui avait la possibilité d'être toujours au courant des événements récents dans la République des lettres; en outre, les savants pouvaient s'échanger des opinions sur les problèmes actuels, signaler leurs découvertes et commentaires — autrement dit, ils pouvaient mener un dialogue dont les répliques, bien que reportées dans le temps, paraissaient systématiquement et arrivaient à l'heure chez le destinataire. Parallèlement, des périodiques scientifiques hollandais virent le jour. D'abord le mensuel Nouvelles de la République des Lettres, édité par Pierre Bayle en 1684-1687. Ce journal parut pour la deuxième fois sous Jacques Bernard qui en devint le rédacteur en 1699. En 1686-1693, le mensuel Bibliothèque universelle et historique, sous la rédaction de Jean Le Clerc, vécut ses plus belles années. Dans les années 1690, I'Histoire des ouvrages des savants parut en Hollande sous la rédaction d'Henri Basnage de Beauval. À partir de 1701, commencèrent à paraître les Mémoires de Trévoux où étaient publiées des critiques, des notes, c'est-à-dire tout ce qui, auparavant, se trouvait dans les pages des ana savants.
En vingt ans donc, la situation de la circulation de la connaissance scientifique en France (et dans l'Hollande voisine) changea complètement et se mit à ressembler à ce qu'elle est aujourd'hui. L'ana cesse d'être la forme de communication des savants car la polémique scientifique déménage dans les pages d'une presse périodique qui avait les faveurs du public. Vers le début du XVIIIe siècle, les cercles scientifiques cessent de jouer le rôle qui fut le leur dans la période située entre 1630 et 1650, et même dans la seconde moitié du XVIIe siècle, en rapport avec l'institution de l'Académie française. Il n'y a plus de raison d'envisager les ana en qualité de manifestes, d'explications de principes de l'ordre social et de l'État, d'hommage rendu à l'esprit de leur leader. Le rôle même du leader, interprète du sens des mots au temps où les normes académiques de la langue française étaient encore en élaboration, était mis en question. En effet, dans la mesure où le Dictionnaire de l'Académie Française existait désormais, les explications étymologiques avancées par un leader indépendant restaient au niveau des suppositions, si non des erreurs. La fonction, jadis dévolue à l'ana, d'être une
référence scientifique (au sens du XVIIe siècle) était définitivement perdue. Le genre, toutefois, continuait d'être utile aux gens du monde (dont les cercles ne se distinguaient pas auparavant des cercles plus spécifiquement tournés vers la science) pour lesquels la conversation était une valeur suprême. L'objet (ethno) exotique est orienté pour apporter du plaisir aux lecteurs et fournir un jeu de modèles pour ses propres conversations mondaines.
References
1 Abdel-Halim M. Antoine Galland, sa vie et son œuvre. Paris, Nizet, i964. 549 p. (In French)
2 Caro Baroja J. Vasconiana, de historia y etnología. Madrid, Minotauro, 1957. 181 p. (In Spanish)
3 Galland A. Les Paroles remarquables, les bons mots, et les maximes des Orientaux. Paris, S. Bénard, i694. [i6]-356-[28] p. (In French)
4 Galland A. Les Paroles remarquables, les bons mots, et les maximes des Orientaux. Paris, Maisonneuve et Larose, I999. I84 p. (In French)
5 Martino P. L'Orient dans la littérature française au XVIIe et au XVIIIe siècle. Paris, Hachette et Cie, i9o6. 378 p. (In French)
6 Vasconiana, ou Recueil des bons mots, des pensées les plus plaisantes et des rencontres les plus vives des Gascons, Paris, Brunet, I708. 484 p. (In French)
7 Wild F. Naissance du genre des ana: 1574-1712. Paris, H. Champion, 2001. 781 p. (In French)