Научная статья на тему 'La France au miroir de Byzance'

La France au miroir de Byzance Текст научной статьи по специальности «Языкознание и литературоведение»

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Текст научной работы на тему «La France au miroir de Byzance»

GILBERT DA GR ON

LA FRANCE AU MIROIR DE BYZANCE

Quelques remarques sur l'historiographie française du Moyen Âge au XVIIIe s.

L'histoire de l'histoire byzantine tardait à s'écrire, et il faut remercier ceux qui, comme notre ami Igor Pavlovic Medvedev, nous ont fait prendre conscience de son importance. L'historiographie peut seule donner une troisième dimension aux études historiques et rajeunir des disciplines aux problématiques un peu érodées. Cette archéologie des textes et des images, aussi bien que celle des fouilles, fait découvrir des trésors, comme l'ont montré l'exposition Byzance retrouvée, organisée à Paris en relation avec le XXe Congrès international des Études byzantines, et le catalogue qui l'accompagnait, dû à Marie-France Auzépy et Jean-Pierre Grélois.1 En travaillant au même moment sur «Byzance et l'Europe», j'avais moi-même perçu les multiples facettes de l'intérêt porté par la France à Byzance, à ses textes et à son histoire, qui font, à bien des égards, des études byzantines en France une introspection de la France elle-même. D'un projet trop ambitieux, je ne garde ici que quelques remarques sur la place de Byzance dans la genèse d'une idéologie royale, dans l'épanouissement des disciplines érudites à l'âge classique, et, négativement cette fois, dans la pensée des philosophes ou historiens du Siècle des Lumières.

Pour des raisons de géographie, de langue, de religion et de culture, l'ancien Empire oriental, à travers son passé ou le présent de ses héritiers balkaniques et continuateurs ottomans, ne s'insère jamais tout à fait dans le

1 Byzance retrouvée. Érudits et voyageurs français (XVIe—XVIIe siècles), exposition organisée à la Chapelle de la Sorbonne à l'occasion du XXe Congrès international des Études byzantines, Paris 13 août-2 septembre 2001, catalogue réalisé sous la direction de M.-F. Auzépy et J.-P. Grélois. Pour l'historiographie sur Byzance, on rappellera deux travaux fondamentaux: G. Falco, Lapolemica sul Medio Evo, I, Biblioteca della Società Storica Subalpina 143, Turin 1933; A. Pertusi, Storiografia umanistica e mondo bizantino, Quaderni dell'Istituto Siciliano di Studi bizantini e neoellenici 5, Palerme 1967, qui reprend sous forme développée id., «Le siècle de l'érudition», Jahrbuch der Österreichischen Byzantinischen Gesellschaft 15,1966, p. 3—25.

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© G. Dagron, 2007

tissu d'une histoire identitaire à laquelle on demande de comprendre les racines de la France ou les destinées de l'Europe, mais il fournit, par similarité ou contraste, des arguments indispensables pour expliquer ce qu'est un roi, ce que fut et est devenu le christianisme, ce qu'est le «progrès» dans un nouveau et très inégal partage des rôles qui donne à l'Occident européen un avenir et rive le vieil Orient à un passé mythique ou dévalorisé.

On comprendrait difficilement l'enjeu de pouvoir que représente Byzance au XVIIe siècle sans un détour par le Moyen Âge. En dehors des croisades, l'intérêt que portent alors les théoriens, juristes et canonistes français à cette civilisation lointaine qui prolonge Rome sans discontinuité apparente est assez faible, mais très précisément centré autour de la notion d'Empire. Dans un monde politique voué depuis le Ve siècle à la divisio regnorum, il s'agit pour eux de démontrer que le pouvoir royal, tel qu'il se développe dans les Royaumes de quelque importance, a la même origine et les mêmes prérogatives que le pouvoir impérial et que «le roi est empereur dans son royaume».2 Dès le milieu du XIIe siècle commencent à émerger les idées qui feront évoluer la monarchie patrimoniale et héréditaire des premiers temps sur le modèle impérial : les titres de rex et d'imperator sont tenus pour équivalents; le roi est l'évêque du Christ, et «puisqu'il est oint de l'huile des prêtres, il ne peut être compté au nombre des laïques» (Honorius Augustodinensis).3 Le plein essor du droit romain au XIIIe siècle permet aux romanistes et décrétistes toutes sortes de variations sur l'universalité du royaume dans ses limites territoriales et sur l'autorité suprême du roi, fondée sur sa potestas condendi leges sicut et imperatores (Glose d'Alanus Anglicus). Autour de 1300, la querelle entre Philippe le Bel et Boniface VIII (1295—1303) esquisse les linéaments de ce que sera le «gallicanisme», justifiant la tutelle du roi sur un clergé qui est considéré comme l'une des composantes du «corps» du royaume4 Les écrits théoriques des XIVe et XVe siècles donnent une cohérence politique à tous ces éléments qui préfigurent l'État moderne. Si l'Empire apparaît alors comme une réalité politique dépassée, c'est parce que tous ses éléments constitutifs ont été transférés aux grandes royautés occidentales, particulièrement à la royauté française.

Ce transfert ne se fait pas sans contradictions. La France, soucieuse de préserver sa souveraineté et de dénoncer toute prétention impériale, présente des candidats à ce qui reste de l'Empire. Évrart de Trémaugon, dans Le songe du vergier qu'il compose en 1376/1378 pour Charles V, affirme que les Empires se sont imposés par la force contre une pluralité des royaumes et principautés voulue par Dieu; mais il proclame : «le royaume de France peut être appelé Empire et le roi empereur aussi bien que l'Empire de Rome est

2 Les analyses qui suivent résument les récents travaux de J. Krynen, L'empire du roi. Idées et croyances politiques en France, XIIIe—XVe siècle, Paris 1993; A. Rigaudière, Penser et construire l'État dans la France du Moyen Âge (XIIIe—XVe siècle), Paris 2003 (recueil d'articles).

3 Krynen, op. cit., p. 23—30.

4 Krynen, op. cit., p. 87—91; sur la notion de «corps mystique du royaume: J. Barbey, La fonction royale. Essence et légitimité d'après le Tractatus de Jean de Terrevermeille, Paris 1983.

appelé Empire et l'empereur de Rome empereur, car le royaume de France est une partie issue de l'Empire par division faite par Charlemagne».5 Bien entendu, la référence à Charlemagne est de loin la plus importante depuis les premiers Capétiens, qui prétendaient descendre directement de lui; mais Byzance ne tarde pas à apparaître et à prendre sa place dans cet imaginaire impérial de la France. Le même auteur, qui oppose au point de vue d'un clerc, battu d'avance, celui d'un chevalier ferru de droit et d'histoire, invoque Constantin le Grand — dont il pense qu'il aurait été baptisé en Gaule —, s'appuie sur laDonatio Constantini et de la translatio imperii, cite Théodose II en raison de son orthodoxie, a recours à Justinien comme référence juridique incourtournable, et mentionne Baudouin II, empereur «français» de Constantinople . Il insiste sur la présence en France, depuis saint Louis, des reliques du Christ, transfert symbolique qui est à ses yeux aussi important que le transfert politique. Le pays de France mérite d'être appelé Terre Sainte; il est «singulièrement élu»; il est «fontaine de toute science». On peut donc penser que la papauté devrait y avoir son siège; et puisqu'on dit Ubipapa, ibi Roma, la ville de France où s'installerait le pape serait une Nouvelle Rome.6

Ces audacieuses spéculations donnent à la France, dès l'époque médiévale, une conscience et une mémoire impériales qui ne font que se développer. La place qu'y tient Byzance tend à augmenter. Jusqu'à Louis XIV, nombreux sont les rois de France qui rêvent d'accéder à l'Empire.7 On se souvient de l'Empire latin; on évoque la part prise par les Français aux projets de rétablissement de l'Empire après 1453. Charles VIII ayant racheté en 1495 les droits d'André Paléologue sur la couronne de Constantinople, on imagine qu'il a été sacré à Rome par le pape Alexandre VI.8 François Ier et Charles Quint s'affrontent pour un titre impérial qui n'a plus guère de réalité territoriale mais n'a pas perdu son sens et qu'accompagne toute une symbolique, des insignes, des devises, des prétentions à l'universalité, des alliances. Au XVIIe siècle, le rêve se prolonge et l'on envisage la candidature d'Henri IV, puis celle de Louis XIV. L'argumentation juridique sur le Rex Franciae imperator in suo regno est reprise, à des fins de propagande, par Charles Sorel notamment,9 mais dans une perspective où l'Orient compte de plus en plus. La mission de l'Empire français serait de le reconquérir, d'y restaurer ses droits, de rétablir une unité avec l'Occident et d'assurer une domination mondiale.

En faveur de cette nouvelle translatio, les théoriciens se mobilisent et sollicitent de plus en plus les sources byzantines. Baronius, pour favoriser un

5 Le songe du vergier, Livre I, chap. XXXVI, § 47—48, éd. M. Schnerb-Lièvre, I, Paris 1982, p. 56.

6 Ibid. I, chap. CLVI, éd. Schnerb-Lièvre, I, p. 324—336.

7 G. Zeller, «Les rois de France candidats à l'Empire. Essai sur l'idéologie impériale en France, Revue Historique 173,1934, p. 237—311,497—534, repris dans Aspects de la politique française sous l'ancien régime, éd. G. Zeller, Paris 1964, p. 12—89; A. Y. Haran, Le lys et le globe. Messianisme dynastique et rêve impérial en France aux XVIe et XVIIe siècles, Paris 2000, p. 124—126, 181—186.

8 Haran, op. cit., p. 210—211.

9 Charles Sorel, Divers traités sur les droits et prérogatives des Rois de France, Paris 1666; Haran, op. cit., p. 191.

rapprochement avec la France, avait dédié à Henri IV le volume de ses Annales ecclesiastici consacré aux années 322—330 et relatant le baptême de Constantin à Rome par Silvestre, sa soumission au pape et l'abandon, par la donation, d'une partie de ses droits et symboles régaliens; mais dans la réaction gallicane qui suit la régence de Marie de Médicis la tendance s'inverse et le mythe de Constantin baptisé en France par un évêque français refait surface. Jean Morin, prêtre de l'Oratoire, dédie en 1630 au roi de France et s'appuie sur les sources grecques pour contredire la version romaine de Baronius.10 Antoine Aubery croit lire dans Procope que Justinien a concédé aux Germains, c'est-à-dire aux Français, l'autorité impériale sur la Gaule.11 Le Père Balthazar de Riez affirme que les empereurs de Constantinople ont honoré les rois de France, et eux seuls, du titre d'Auguste.12 Pierre Audigier évoque le conseil donné par Constantin Porphyrogénète de ne conclure de mariages princiers avec aucun étranger «à la réserve des Français».13 Pierre Louvet — et bien d'autres dans sa suite — affirme que Clovis reçut d'Ana-stase le titre et les insignes impériaux par crainte d'être déposé par lui.14 C'est en historien qu'Antoine Aubery croit pouvoir conclure: «Nos rois... sont les vrais successeurs des anciens empereurs, tant de Rome que de Constanti-nople». La translatio de l'Empire aux Français ne se conteste pas, elle est un fait.

Plus exactement, elle est une promesse divine depuis longtemps réalisée, qu'une monarchie renouvelée et repensée met pour la première fois en pleine lumière sous Louis XIII et surtout Louis XIV. Sont significatifs le plan présenté au roi par Leibniz, de passage à la cour en 1672, en vue d'une expédition au Levant qui rétablirait au profit de la France un Empire chrétien d'Orient,15 l'exploitation qui est faite de la participation de troupes françaises contre les Turcs au siège de Vienne (1683), la mission confiée en 1685-1687 au capitaine Gravier d'Ortières de relever l'état des places que les princes mahométans possèdent sur les côtes de la mer Méditerranée... avec le projet d'y faire descente et de s'en rendre maîtres,16 ou bien encore l'importance de la croisade contre les Turcs dans la littérature de colportage de l'époque. Les visées politiques rejoignent et stimulent les préoccupations scientifiques sans se confondre avec elles; mais elles ne sont guère moins chimériques que les «rêves d'Empire» précédents; elles montrent surtout que le roi de France a

10 Jean Morin, Histoire de la délivrance de l'Église chrétienne par l'empereur Constantin et de la grandeur et souveraineté temporelle donnée à l'Église romaine par les rois de France, Paris 1630.

11 Des Justes Prétentions du Roy sur l'Empire, par le Sieur Aubery, Paris 1667.

12 Balthazar de Riez, L'incomparable piété des très-chrestiens rois de France, et les admirables prérogatives qu'elle a méritées à leurs Majestez, I—III, Paris 1672—1674.

13 Pierre Audigier, L'Origine des Français et de leur Empire, I—II, Paris 1676.

14 Pierre Louvet, La France dans sa splendeur..., I—II, Lyon 1674; voir Haran, op. cit., p. 191—203.

15 Gottfried Wilhelm Leibniz, «Projet d'expédition d'Egypte présenté à Louis XIV», Œuvres, V, Paris, Firmin Didot, 1864; voir Th. Hentsch, L'Orient imaginaire. La vision politique occidentale de l'Est méditerranéen, Paris 1988, p. 137—142.

16 Byzance retrouvée, op. cit., p. 40—43; J.-P. Grélois, «Louis XIV et l'Orient : la mission du capitaine Gravier d'Ostières (1685—1687)», dans Byzance et l'Europe, éd. M.-F. Auzépy, Saint-Denis (Presses universitaires de Vincennes) 2003, p. 31—41.

bien endossé le rôle que les théoriciens de la monarchie ont écrit pour elle et que de savants historiens comme Du Cange cautionnent avec l'enthousiasme d'un découvreur de textes.17 La grande entreprise royale de la «Byzantine du Louvre»,18 qui restitue à Byzance son histoire et donne à l'Europe savante sa première collection d'auteurs byzantins, n'est pas au service du roi, mais intéresse très directement le royaume et sa gloire.

C'est cette quasi-identification du roi au basileus qui explique l'importance nouvelle donnée à la littérature byzantine. On y recherche des modèles et des définitions à la fois morales et politiques qui pourraient aider à édifier la grande architecture hiérarchique au sommet de laquelle est placé le roi. La rhétorique la plus conventionnelle des «miroirs du prince» est prise au sérieux. Une œuvre mineure comme les Sentences adressées par le moine Agapet à Justinien, après avoir été traduites en français par Jean Picot en 1563, puis par Pardoux du Prat en 1570, connaît plus de quinze éditions au XVIIe siècle sous le titre De l'office du Roi. Le recueil similaire que Basile Ier aurait écrit pour son fils Léon VI est traduit en 1612 par David Rivault, Sieur de Fleurance, «par l'exprès commandement du très Auguste Louis XIII», sous le titre Remontrances de Basile, empereur des Romains, à son cher fils, et réédité en 1649 pour que le jeune Louis XIV ait un manuel de bon gouvernement. Comme l'a montré Ernst Kantorowicz, la symbolique solaire, qui part de la Rome impériale et passe par Byzance, aboutit à la France du XVIIe siècle, avec les médailles gravées pour Louis XIII, puis le Roi Soleil lui-même; le De cerimoniis de Constantin Porphyrogénète n'est pas encore connu, mais le De officiis du Pseudo-Codinus a été édité et traduit en latin à Lyon en 1588, à Paris en 1625, repris par Jacques Goar dans la Byzantine du Louvre en 1648, et il n'est pas impossible que sa description très précise de la prokypsis impériale, accompagnée de l'hymne Anateilon (Lève-toi !), ait inspiré certaines mises en scène du «Lever» solaire du roi.19 Byzance sert à tester la nature et à préciser les limites du pouvoir monarchique dans sa plus parfaite théâtralité. Même si les exemples que son histoire propose servent parfois de repoussoir et non de modèles, ils introduisent à des problèmes qui sont désormais au cœur de l'actualité. Dans son ouvrage sur l'«idolâtrie politique», le théologien Jean Filesac étudie à travers Balsamon le cas de Jean Tzimiskès considéré comme absout du meurtre de son prédécesseur par l'onction royale, pour s'étonner d'une telle décision et proclamer haut et fort que l'onction du sacre n'efface pas les péchés, qu'il n'est qu'un sacramentale symbolique et qu'il ne donne au souverain aucun charisme sacerdotal.20

17 Voir M.-F. Auzépy, dans Byzance retrouvée, op. cit., p. 18—19, 36—38, 86; J.-M. Spieser, «Du Cange and Byzantium», dans Through the Looking Glass. Byzantium through British Eyes, éd. R. Cormak et E. Cormack, Aldershot 2000, p.

18 Byzance retrouvée, op. cit., ep. 70-84; L. Bréhier, «Le développement des études d'histoire byzantine du XVII au XX siècle», Revue d'Auvergne, 18, 1901, p. 1—34; id., art. «Byzantines», Dictionnaire d'histoire et géographie ecclésiastique, X, col. 1511—1518 (1938).

19 «Oriens Augusti — Lever du Roi», DOP 17, 1963, p. 117—177.

20 Jean Filesac, De idolatria politica et legitimo principis cultu commentarius Ioannis Filesaci Theologi Parisiensis, Paris 1615; voir G. Dagron, Empereur et prêtre. Étude sur le «césaropapisme» byzantin, Paris 1996, p. 277—278.

Les enjeux de pouvoirs apparaissent dans la continuité d'une réflexion française sur l'Empire; les enjeux scientifiques, eux, ne se comprennent qu'à partir d'un rupture bien marquée. Après ou même avant 1453, la page avait été vite tournée. Malgré quelques Exhortationes ad bellum Turcis inferendum, Byzance disparaît très vite de l'horizon européen. L'imminence du péril turc ne renvoie pas au passé byzantin. Lorenzo Valla, en dénonçant la Donation de Constantin comme un faux, avait donné le ton d'une critique de la papauté, de la Rome impériale et de son prolongement oriental. Érasme la reprend dans ses écrits de 1508—1530 en esquissant le modèle d'une Pax et d'une Respublica christiana.21 Ce qui reste de Byzance, ce sont d'abord de grandes figures byzantines liées à l'humanisme et une armée de grecs immigrés qui travaillent dans les ateliers de copistes de l'Occident, de Venise surtout, et qui assurent la transmission des œuvres de l'hellénisme, jusqu'à ce que soient progressivement résolus les problèmes de l'impression en caractères grecs. Même si ses centres d'intérêt sont principalement la philologie et la rhétorique antique, cet humanisme dépend encore pendant quelque temps de la mémoire et du savoir-faire des hommes. Le grec en garda pour longtemps la saveur d'une langue orientale vivante, lue et glosée dans des manuscrits. Janus Lascaris, que Guillaume Budé reconnaissait comme son maître et sur les conseils duquel la bibliothèque royale s'enrichit de nombreux manuscrits, est à citer parmi les grandes figures «byzantines» qui comptèrent le plus en France. Le premier professeur de grec connu à Paris fut un certain Georges Hermonyme, originaire de Sparte/Mistra, qui enseigna pendant trente ans et recopia un grand nombre de manuscrits, entre autres celui de la Suite d'Homère de Quintus de Smyrne, découvert par Bessarion dans un monastère de Terre d'Otrante. Après lui, François Tissard, né a Amboise en Touraine, s'était formé en Italie et avait trouvé à Paris un éditeur capable d'éditer le grec, Gilles de Gourmont. En 1530, François Ier nomma deux «lecteurs royaux» de grec en même temps que des lecteurs d'hébreu, sous le signe d'un retour aux sources orientales, et les notes du cours de Pierre Danès pour 1532—1533 montrent bien ce qu'avait encore de pragmatique et d'artisanal cette réappropriation du grec, qui, directement ou par relais, gardait malgré tout un lien matériel et humain avec Byzance.22

L'érudition du XVIIe siècle n'a pas seulement d'autres moyens, mais d'autres fins. Elle peut recouper les visées orientales du roi et bénéficier de ses largesses, mais ce qui frappe c'est plutôt la liberté avec laquelle elle s'organise au niveau européen, dans un monde savant qui constitue désormais une «République des Lettres». Elle rencontre Byzance, mais dans une

21 Voir Lorenzo Valla, De falso credita et ementita Constantini Donatione, éd. W. Setz, Weimar 1976 (trad. fr. et comm. par J.-B. Giard, Paris, Les Belles Lettres, 1993); La Donation de Constantin, trad. française, Paris 1993; Guerre et paix dans la pensée d'Érasme, Introduction, choix de textes, commentaires et notes par J.-C. Margolin, Paris 1973; P. Mesnard, L'essor de la pensée politique au XVIe siècle, 3 e éd., Paris 1969.

22 J. Irigoin, «L'enseignement du grec à Paris (1476—1530) : manuels et textes», dans Les origines du Collège de France (1500—1560), sous la direction de M. Fumaroli, Paris 1998, p. 391—404; O. Reverdin, Les premiers cours de grec au Collège de France, ou L'enseignement de Pierre Danès d'après un document inédit, Collège de France. Essais et conférences, Paris 1984.

recherche des sources qui ne prétend nullement lui faire une place particulière dans l'histoire. C'est l'époque de la «Byzantine du Louvre», mais aussi celle où s'épanouissent les spécialités (philologie, diplomatique, numismatique, liturgie, hagiographie, droit), qui donnent leur autonomie à des disciplines, sans grand souci de perspectives historiques. Cette érudition n'est historique, comme l'a fort bien compris Bruno Neveu, que dans la mesure où elle est critique et vise à rétablir textes et documents dans leur authenticité. Elle est gorgée d'histoire, mais prompte à dénoncer, dans le sillage de la théologie positive, l'ignorance scolastique, le progressif «obscurcissement de la foi» et la pesanteur des traditions.23 Les grandes entreprises d'édition de l'époque correspondent à des courants de pensée, à des préoccupations contemporaines, à des choix fondamentaux. Il y a des différences profondes, dans le choix des textes et dans leur traitement, entre les Jésuites (Poussines, Fronton du Duc, Petau, Sirmond, Philippe Labbe, Hardouin...), molinistes sur le problème de la liberté humaine et de la grâce, plus ouverts au monde laïque, plus soucieux de chronologie, et les jansénistes de Port-Royal (Arnauld d'Andilly, Lenain de Tillemont...), rigoristes, hantés par la prédestination et la sainteté, qui cherchent dans les Vies des saints du désert ou dans l'Échelle de Jean Climaque et ses fameux pénitents la définition de la «vie parfaite» et des «morceaux d'éternité»,24 ou encore les mauristes ou bénédictins de Saint-Maur (Mabillon, Bernard de Montfaucon), plus théologiens, canonistes, férus d'érudition,25 et, parmi les jésuites, les Bollandistes (Héribert Rosweyde, puis Jean Bolland, Daniel Papebroch), dévoués à leur grand projet des Acta Sanctorum avec un mélange de foi naïve et d'esprit positiviste qui avait inquiété le cardinal Bellarmin et ne cessa d'alarmer Rome.26

La place qui est faite aux sources non narratives à côté de la Byzantine du Louvre, invite à s'interroger sur ce que sont respectivement l'érudition et l'histoire vers la fin du XVIIe siècle. La philologie, «d'humble servante, devient reine». Dans les divers débats religieux, pour justifier ou combattre le protestantisme, pour montrer le peu de fondement du schisme oriental, pour préciser des positions contradictoires sur la liberté ou la prédestination, la transsubstantiation dans l'eucharistie, la critique des textes devient une arme

23 B. Neveu, Érudition et religion aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris 1994.

24 Traité de S. Jean Climaque des degrés pour monter au ciel, traduit par Arnauld d'Andilly, Paris 1652.

25 Voir l'approche comparative des articles rassemblés par S. Guellouz sous le titre «L'histoire au XVIIe siècle», dans Littératures classiques (Toulouse) 30, printemps 1997: B. Chédezeau, «Les Jésuites et l'histoire au XVIIe siècle», p. 9—19; J .-L. Quantin, «Port-Royal et l'histoire», p. 21—32; D.-O. Hurel, «Les Bénédictins de Saint-Maur et l'histoire», p. 33—50.

26 Il craignait une publication sans retouches des Vies, ne forte in originalibus historiis multa sint inepta, levia, improbabilia, quae risum potius quam aedificationem pariant, voir H. Delehaye, L'œuvre des Bollandistes à travers trois siècles, 1615—1915, Subsidia hagiographica 13A, 2e éd., Bruxelles 1959; P. Peeters, L'œuvre des Bollandistes, Académie Royale de Belgique, Mémoires de la Classe des Lettres, LIV, 5, Bruxelles 1961, citation de Bellarmin p. 9; B. de Gaiffier, «Hagiographie et critique. Quelques aspects de l'œuvre des Bollandistes au XVIIe siècle», dans Études critiques d'hagiographie et d'iconologie, Subsidia hagiographica 43, Bruxelles 1967, p. 289—310.

redoutable, qui n'épargne même plus les textes sacrés. Bossuet, à la lecture de l'Histoire critique du Vieux Testament de Richard Simon (1678), s'en désole et constate que «la grammaire s'est substituée à la théologie».27 Byzance prend une part modeste mais réelle à cette mutation, dans une vraie continuité qui est celle des problèmes et non de leur mise en place historique. Car l'histoire, à moins d'être constituée de sources mises bout à bout, comme dans les Mémoires pour servir à l'histoire des six premiers siècles justifiée par les citations des auteurs originaux, que Le Nain de Tillemont composa de 1693 à 1712, ne dépasse guère le niveau d'une mise en scène morale. Comme l'écrit Pierre Bayle dans son Dictionnaire (s. v. Orose), elle est «le miroir de la vie humaine,... le portrait de la misère de l'homme»; elle vise à l'exemplarité et non pas à la connaissance pour elle-même du temps passé; elle s'apparente ainsi aux nombreux drames joués dans les collèges jésuites ou sur des scènes publiques, qui puisèrent alors dans des sujets que nous dirions aujourd'hui byzantins (Zénon, Bélisaire, Maurice, Héraclius, Léon l'Arménien, Alexis Comnène...), mais qui s'incrivaient dans l'unité d'une culture et montraient de grands malheurs, la vertu triomphante ou le vice puni.

Les circonstances qui firent sortir Byzance de ce quasi-anonymat et lui donnèrent une histoire, à la fin du XVIIe siècle et au XVIIIe siècle, sont liées à l'émergence d'une conscience européenne d'où elle fut exclue. L'«invention de l'Antiquité» fut un préalable. Elle eut pour cause ou pour effet de rattacher la Grèce et Rome à la culture occidentale, en ne considérant Byzance que comme une dégénérescence orientale de ces modèles dont l'Europe était la seule véritable héritière. On perdit peu à peu ce sens d'une continuité et d'une transmission qui caractérisait l'esprit de l'humaniste, puis du retour aux sources érudites. Il est vrai que la curiosité croissante à l'égard de l'Orient est de mieux en mieux satisfaite par les récits et analyses de «voyageurs du Levant» comme Jean Baptiste Tavernier (1682), le Chevalier Chardin (1686), Jean Thévenot (1689) ou Pitton de Tournefort (1717); on compare les coutumes et les mœurs, mais cette comparaison, même intelligente et bienveillante, signifie à la fois fascination et rejet. L'Orient est mis à bonne distance pour servir soit de miroir soit de repoussoir, pour opérer des clivages et formuler quelques concepts qui servent, par jeu d'opposition, à préciser l'identité européenne: ceux de fanatisme, de despotisme oriental.28 Dans la pensée de Montesquieu, qui théorise des notions diffuses, l'Orient est soumis au vieux déterminisme géographique des «climats». Byzance en fait partie, qui représente pour lui le modèle naturel d'une perversion du système monarchique et de la décadence. Paul Lemerle, fervent lecteur de Montesquieu, éprouve quelque tristesse à noter, au milieu d'analyses clairvoyantes et assez bien informées pour l'époque, quelques passages où s'exprime son parti-pris.29 À propos de la fondation de Rome: «L'envie qu'eut Constantin de faire une ville nouvelle, la vanité de lui donner son nom, le déterminèrent à porter en Orient le siège de l'Empire... Rome presque

27 P. Hazard, La crise de la conscience européenne, 1680—1715, Paris 1961, p. 165—189.

28 Voir Hentsch, op. cit., p. 118—165.

29 P. Lemerle, «Montesquieu et Byzance», revue Le Flambeau, 1948, 4, p. 386—394.

entière y passa»; à propos de Justinien, vu à travers l'Histoire secrète de Procope: «On réduisit [l'Empire] à rien en coupant l'une après l'autre les sectes qui ne dominaient pas... [L'empereur] crut avoir augmenté le nombre des fidèles: il n'avait fait que diminuer celui des hommes [citation de Procope]»; après Justinien, «l'histoire de l'Empire d'Orient — c'est ainsi que nous nommerons désormais l'Empire romain — n'est plus qu'un tissu de révoltes, de séditions et de perfidies... Une bigotterie universelle abattit les courages et engourdit tout l'Empire... Cette lâcheté, cette paresse, cette mollesse des nations d'Asie, se mêlèrent dans la dévotion même... La religion chrétienne dégénéra sous l'Empire grec au point où elle était de nos jours chez les Moscovites avant que le csar Pierre Ier eût fait renaître cette nation», «La source la plus empoisonnée de tous les malheurs des Grecs, c'est qu'ils ne connurent jamais la nature ni les bornes de la puissance ecclésiastique et de la séculière».30 Voltaire n'est pas en reste. Il juge «horribles et dégoûtantes» les révolutions de palais qui rythment la vie d'une cour où règne «un mélange de l'artifice des Grecs et de la férocité des Thraces»;31 et il mérite la palme de l'esprit et de la méchanceté lorsqu'il déclare, après avoir critiqué l'historiographie romaine depuis Tacite: «Il en est une autre encore plus ridicule: c'est l'Histoire byzantine. Cet indigne recueil ne contient que des déclamations et des miracles, Il est l'opprobre de l'esprit humain, comme l'Empire grec était l'opprobre de la terre. Les Turcs, du moins, sont plus sensés: ils ont vaincu, ils ont joui, ils ont très-peu écrit».32

Le Siècle des Lumières relégua pour longtemps Byzance dans l'obscurité d'un Orient des origines et de la décadence, à propos duquel Voltaire déclarait: «De quelque peuple policé de l'Asie que nous parlions, nous pouvons dire de lui: il nous a précédé et nous l'avons surpassé».33 Ainsi s'établit un partage qui plaça pour longtemps Byzance en marge de toute modernité. L'érudition philologique, qui remontait le temps, lui avait été bénéfique, l'histoire finalisée qui suivait désormais la pente du «progrès» la frappa d'ostracisme. Il reste aux historiens bien du travail pour démonter cette idéologie tenace, qui fait encore aujourd'hui de Byzance disparue un pôle d'altérité et permet de donner à l'Europe une frontière orientale l'assimilant à l'Occident.

30 Montesquieu, Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence (1734), chap. XVII («Changement dans l'État»), XX («Des conquêtes de Justinien. De son gouvernement»), XXI («Désordre de l'Empire d'Orient»), XXII («Faiblesse de l'Empire d'Orient»), Paris, Garnier Frères, 1882, p. 142—143, 173—174, 178, 184—185, 194; voir P. Lemerle $$; A. Guillou, «Le Siècle des Lumières», Jahrbuch der Österreichischen Byzantinischen Gesellschaft 15, 1966, p. 27—39; D. Burkhardt, «Gallic Perspectives from the reign of Louis XIV to 1900, as reflected in the Works of Selected Historians», Byzantina 10, 1980, p. 289—336.

31 Voltaire, Essai sur les mœurs et l'esprit des nations, chap. XXIX («De l'Empire de Constantinople aux VIIIe et IXe siècles»), Œuvres complètes, t. XIII, Paris, Garnier, 1878, p. 320.

32 Voltaire, Lepyrrhonisme de l'histoire, par un bachelier en théologie (1768), chap. XV («Des contes absurdes intitulés Histoire depuis Tacite»), Œuvres complètes, t. XXVII, Paris, Garnier, 1879, p. 265; P. Lemerle, «Présence de Byzance», Journal des Savants, 1990, p. 253.

33 Voltaire, Essai sur les mœurs, op. cit., t. XIII, p. 444, voir aussi Introduction, p. 157—164; Hentsch, op. cit., p. 162.

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