LA QUESTION SOCIALE DANS
«UNE DEMANDE» D'ANTON TCHÉKHOV
This is an open access article distributed under the Creative Commons Attribution 4.0 International (CC BY 4.0)
© 2019. F.-G. Theuriau
Centre d'Études Supérieures de la Littérature, France Envoyé le 20 février 2019 Publié le 25 septembre 2019
Résumé: L'article porte sur les connotations socio-économiques du conflit dans la pièce
Une Demande en mariage de Tchékhov dans le contexte de la Russie du XIXe siècle, après la réforme. On y aborde les aspects sociaux et économiques de la vie des paysans, forcés, suite au Manifeste de 1861, de devenir la main d'œuvre rurale, puis le prolétariat des villes, tandis que les terres restaient en possession de l'aristocratie. Cependant l'aristocratie était obligée de s'adapter aussi aux nouvelles conditions socio-économiques. Cette principale classe de l'État russe éprouvait aussi une crise existentielle. L'article retrace la destinée des relations entre les nobles — petits et moyens propriétaires fonciers — qui ont été relégués, de par les nouvelles conditions de vie, parmi les classes prêtes à s'éteindre. La survie des nobles, dans ces conditions sociales sévères, est une notion clef expliquant le conflit de la pièce tchékhovienne, la polysémie de la «demande» et l'humour lyrique de cette «comédie sociale». Il est indiqué que les dessous du conflit, dans la pièce tchékhovienne, ressortent d'une discussion au sujet d'un l'accord oral sur la propriété foncière qu'auraient conclu les ancêtres des participants des événements décrits. L'effet comique de la pièce s'exprime dans l'argumentation des positions reposant sur la base de la simple appropriation des droits à la possession, et non sur des preuves rationnelles et documentaires.
Mots clés: Tchékhov, comédie, noblesse, paysannerie, la question sociale.
Information sur l'auteur: Frédéric-Gaël Theuriau, docteur ès Lettres de l'Université de
Tours, enseignant, chercheur, critique littéraire, essayiste, président du Centre d'Études Supérieures de la Littérature, Tours, France; 13 allée de la Fauvette 37100 Tours, France.
E-mail: [email protected]
Pour la citation: Theuriau F.-G. La Question Sociale Dans «Une Demande» D'Anton Tchékhov. Studia Litterarum, 2019, vol. 4, no 3, pp. 226-239. (In French) DOI: 10.22455/2500-4247-2019-4-3-226-239
THE SOCIAL QUESTION
IN THE PROPOSAL BY ANTON CHEKHOV
This is an open access article distributed under the Creative Commons Attribution 4.0 International (CC BY 4.0)
© 2019. F.-G. Theuriau
Centre for advanced Studies of Literature, France
Received: February 20, 2019
Date of publication: September 25, 2019
Abstract: The article focuses on social and economic connotations of Chekhov's The Proposal placing them against the context of the post-reform 19th century Russia. It examines the aspects of social and economic life of peasants who after the 1861 Emancipation Manifesto, were forced to become wage workers, and later urban proletariat because the landowners had maintained their land property. However, aristocracy, too, had to adapt to the new social and economic conditions; the main class of the Russian society was undergoing existential crisis. The article discusses how contractual relations among gentry, owners of small or medium-size estates, effected their living conditions and became fateful for the slowly fading class. Landowners' struggle for survival in harsh social conditions is the key to the understanding of the conflict in Checkov's play, polysemantic nature of the "proposal," and lyrical humor of the "social comedy". The essay argues that the conflict described in the play stems from a verbal agreement on the land ownership between the characters' ancestors. The play is farcical because the dispute over the land has no rational or documentary grounds but bears on the idea of appropriation.
Keywords: Chekhov, comedy, nobility, peasantry, social question.
Information about the author: Frédéric-Gaël Theuriau, PhD in French language and literature at the University of Tours, professor, researcher, literary critic, essayist, president of the Centre for Advanced Studies of Literature, Tours, France; 13 allée de la Fauvette 37100 Tours, France.
E-mail: [email protected]
For citation: Theuriau F.-G. The Social Question in "The Proposal" by Anton Chékhov. Studia Litterarum, 2019, vol. 4, no 3, pp. 226-239. (In French) DOI: 10.22455/2500-4247-2019-4-3-226-239
УДК 821.161.1 СОЦИАЛЬНЫЙ ВОПРОС В ПЬЕСЕ
ББК 833(2Рос=Рус)52 а.П. ЧЕХОВА «ПРЕДЛОЖЕНИЕ»
© 2019 г. Ф.-Г. Терио
Центр Высших филологических исследований, Франция
Дата поступления статьи: 20 февраля 2019 г. Дата публикации: 25 сентября 2019 г. DOI: 10.22455/2500-4247-2019-4-3-226-239
Аннотация: Статья посвящена социально-экономическим коннотациям конфликта в пьесе А.П. Чехова «Предложение» в контексте пореформенной России XIX в. Рассмотрены аспекты социально-хозяйственной жизни крестьянства, которое вынуждено было стать сельской рабочей силой, а затем городским пролетариатом, после Манифеста 1861 г. при сохранении земельной собственности за землевладельческой аристократией. Однако аристократия тоже была вынуждена приспосабливаться к новым социально-экономическим условиям. Она как главное сословие российского государства переживает ценностный кризис. Прослеживается судьба договорных отношений мелко- и среднепоместного дворянства, которое новые условия жизни поставили в ряд угасающих сословий российского общества. Выживание дворянства в жестких социальных условиях — ключ к пониманию конфликта в чеховской пьесе, полисемантизма «предложения» и лирического юмора «социальной комедии». Указывается, что подоплекой конфликта в чеховской пьесе является спор из-за устной договоренности о земельной собственности, которую заключили предки участников описываемых событий. Фарсовый эффект выражается в аргументации оппонентами своих позиций на основе присвоения прав владения, а не рациональных и документальных доказательств.
Ключевые слова: Чехов, комедия, дворянство, крестьяне, социальный вопрос.
Информация об авторе: Фредерик-Гаэль Терио, доктор филологических наук,
преподаватель, исследователь, литературный критик, эссеист, президент Центра Высших филологических исследований, Тур, Франция, 13 аллея Фоветт, Тур, 37100, Франция.
E-mail: [email protected]
Для цитирования: Терио Ф.-Г. Социальный вопрос в пьесе А.П. Чехова «Предложение» // Studia Litterarum. 2019. Т. 4, № 3. С. 226-239. DOI: 10.22455/2500-4247-2019-4-3-226-239
L'expression «question sociale», apparue en 1840 pour décrire la pauvreté au travail et le matérialisme issus de la révolution industrielle [5] étendue ensuite à la lutte de classes, s'inscrit dans une vision spatio-temporelle restrictive. Une approche autour de la cohésion sociale [3; 4; 7; 10] permet, en revanche, de l'envisager selon des vues chronologiques, géographiques et thématiques plus larges, à commencer par l'apparition de sa réalité en 1349 [2]. Une Demande (Предложение), sous-entendue en mariage, d'Anton Tch ékhov, fut achevée d'être écrite le 27 octobre 1888 [14, p. 769], publiée en décembre 1888 [14, p. 138] puis représentée le 12 avril 1889 à Saint-Pétersbourg au théâtre du Cercle Artistique de la capitale [14, p. 138]. La pièce en un acte et sept scènes est fondée sur la difficulté presque maladive d'un vieux garçon (Ivan Vassilievitch Lomov, 35 ans) à demander la main à sa jeune voisine (Natalia Stepanovna, 25 ans) qui vit avec son père (Stepan Ste-panovitch Tchouboukov, la soixantaine). Les procédés comiques1 qui puisent dans l'œuvre de Molière2 rendent prépondérante la dimension amusante de la pièce par l'usage d'expressions familières, d'injures et de disputes. Cependant celle-ci reste dépourvue du vocabulaire exagérément grossier, de bons tours, de bastonnades, de surnoms sots, d'obscénités et de tromperies caractéristiques de la «farce» [9]. Si sa visée principale repose, certes, sur l'annonce d'un «divertissement» — autre traduction possible pour «шутка» — se cache également une dimension didactique autour de la question sociale peu débattue publiquement et étouffée par la censure [6] de l'époque. Il faut ainsi composer avec un système terminologique différent en français et en russe
1 Caractère, situation, geste, parole.
2 Tchékhov rend ici hommage au Malade imaginaire.
en ce qui concerne la «farce» afin de se demander à quel genre se rattache vraiment la pièce.
L'état de servage de la paysannerie et la transmission du patrimoine de la noblesse seront les deux préoccupations sociales mises en évidence3. Pierre le Grand réinstaura, à la fin du XVIIe siècle, le servage. Ainsi, durant 150 ans, les paysans serviles travaillaient soit pour la truste princière soit pour l'aristocratie terrienne que formaient les deux branches de la noblesse4. Afin de retenir cette main-d'œuvre corvéable, des oukases limitaient ses déplacements et prévoyaient sa répartition sur des terres appartenant à l'État à proximité du «seigneur» auquel elle était attachée [16]. Lorsqu'Alexandre II arriva au trône, en 1855, il raisonna de manière plus libérale que ses prédécesseurs qui remettaient constamment la question paysanne à plus tard laissant traîner des rumeurs menaçantes de révoltes. Le nouveau Tsar constata que si un soulèvement général survenait, sur les 60 millions d'habitants que comptait la Russie, il concernerait 50 millions de paysans, dont la moitié était des serfs. Il entama donc un travail préparatoire, à partir de 1859, pour abroger ce système «féodal» et aboutir, le 3 mars (19 février5) 1861, à l'abolition du servage.
En théorie, la liberté acquise s'accompagnait de la possibilité de racheter, à l'État, une partie de la terre sur laquelle les nouveaux affranchis avaient été placés. Mais en pratique, peu y parvinrent par manque d'argent, malgré la formation de mirs6. Dans le même temps, comme les propriétaires terriens nobles avaient toujours grand besoin de manouvriers, ils employèrent des paysans pour exécuter les travaux des champs et durent tenir compte, dans la gestion de leur domaine, du salaire de leurs ouvriers agricoles. Alexandre II
3 La consultation de la traduction par Denis Roche (Théâtre de Tchékhov, Paris, Plon, 1922) revue par Anne Coldefy-Faucard et Jean Bonamour en 1996 d'Une Demande en mariage (Québec, BeQ, 2016) fut profitable mais a parfois été modifiée pour une analyse proche du sens littéral et pour une concorde avec une analyse stylistique que seule la référence au texte russe justifie. La traduction par Elsa Triolet fut également incontournable (Œuvres d'Anton Tchékhov, T. I, Paris, Les éditeurs français réunis et Gallimard, coll. La Pléiade, 1967).
4 Le cas de serfs au service d'une bourgeoisie terrienne était une exception accordée seulement dans certains cas pour favoriser l'industrialisation. Ainsi, contrairement aux affirmations de l'ensemble des commentaires d'Une Demande, les personnages ne sont sans doute pas bourgeois mais nobles.
5 Selon le calendrier Julien en vigueur en Russie.
6 Sortes de communautés de villageois composés de paysans partageant travail et nourriture pour survivre.
réussit ainsi à contenir les mouvements sociaux jusqu'à ce qu'il se fasse tuer dans un attentat par des terroristes le 13 mars (1er mars) 1881. La situation se détériora lentement sous Alexandre III, à cause de sa politique abrupte, et perdura jusqu'à la révolution de 1905, survenue à cause des troubles socio-politiques, et même jusqu'à celle de 1917 [8] fomentée par les bolchéviks7.
Une Demande d'Anton Tchékhov fut écrite dans ce contexte où le servage avait été officiellement aboli mais où des difficultés sociales demeuraient réelles en 1888. L'évocation du servage permet, par sous-entendus, de déterminer une zone géographique où pourrait se dérouler l'action puisque tout l'Empire ne pratiquait pas le servage: soit en Russie méridionale8 où se trouve d'ailleurs Taganrog, ville de naissance de l'auteur qui y vécut de 1860 à 1879, soit en Russie centrale9 où se trouve Moscou, ville où il fit ensuite ses études puis pratiqua la médecine. La pièce n'est pas orientée sur la classe paysanne dont on évoque le travail agricole mais sur la classe nobiliaire sans titre en dehors d'un comte au sujet de qui Lomov, à la scène VII, dit qu'il possède un chien d'arrêt. C'est donc de manière indirecte, après des évocations sur le thème de l'exploitation, que se distingue, en filigrane, l'existence d'un nouveau prolétariat. Selon les indications scéniques en russe, les trois personnages appartiennent à la noblesse terrienne et entretiennent des rapports avec du personnel qu'ils emploient sur leur domaine. Tchouboukov, sexagénaire10, veuf11, est un propriétaire (помещик). Il vit avec sa fille (его дочь) Natalia qui a 25 ans (25-ти лет). Le voisin (сосед), Lomov, en bonne santé (здоровый), enrobé (упитанный), mais particulièrement hypocondriaque (очень мнительный), est aussi propriétaire (помещик). Au cours de la scène III, lorsque Lomov fait sa demande à Natalia, bien qu'il ait eu relativement peu difficulté à la faire à la scène I au père, freiné par une soudaine peur maladive, il tergiverse en rappelant les liens de proximités qui unissent les deux familles. Or une querelle survient autour des Petits-Prés-aux-Bœufs (Воловьи Лужки) dont ils se disputent la possession. Lomov entame une ar-
7 Membre du Parti ouvrier social-démocrate de Russie.
8 Régions situées entre la Mer Noire et la Mer Caspienne au Sud de la Russie.
9 Régions autour de Moscou.
10 Dans la scène IV, Tchouboukov, qui exagère légèrement son âge, prétend être «deux fois plus
âgé» que Lomov qui a 35 ans (l'âge est précisé par Lomov lui-même dans son monologue, scène II).
11 On sait que sa femme est décédée dans une réplique de Lomov à la scène III.
gumentation dont les évènements se situent à l'époque du servage12. Sa tirade s'achève par «quand sortit le Manifeste...»13 («когда вышло Положение...»), c'est-à-dire «le Manifeste du 19 février 1861» («Положеше 19 февраля 1861 года») relatif aux dispositions prises par l'État pour régir l'émancipation des serfs. Ce même sous-entendu revient, à la scène IV, quand il refaitpresque le même discours à Tchouboukov en finissant par «mais quand survint le Mani-feste...»14 (когда же вышло Положение...). De ce fait, la jouissance gratuite des Petits-Prés-aux-Bœufs, qui dura selon lui quarante années, remonte à 1821.
La question sociale effleurée concerne le nouveau prolétariat des campagnes, apparu en 1861, avec le mot «paysans» («крестьянам» et «крестьяне»15) employé sept fois: trois fois par Lomov à la sc ène III, deux fois encore à la scène IV quand il tente de convaincre Tchouboukov du bien fondé de ses propos, une seule fois par Tchouboukov pour contre-argumenter, et une dernière fois par Lomov à la scène VI avec Natalia. Chacun se dispute l'appartenance des Petits-Prés sans rien dire sur ce qu'étaient devenus les paysans qui vivaient, avant 1861, sur cette parcelle. La famille Tchouboukov a néanmoins conservé une partie des ouvriers agricoles qu'elle employait auparavant. Natalia, à la scène III, mécontente de se voir dépossédée d'une partie de ses terres, trouve comme stratagème irritant pour Lomov d'y envoyer ses faucheurs. Le mot «faucheur» («косарей», «косари») revient 3 fois dans la bouche de Natalia: 2 à la scène III et une autre fois à la VI. Ils sont instru-mentalisés par elle comme preuve cars'ils fauchent les herbes des Petit-Prés-aux-Bœufs sur son ordre, nécessairement les Prés lui appartiennent. L'objet de la dispute, à la scène III, qui empêche provisoirement Lomov d'accomplir sa demande en mariage, le fait s'éloigner de son interlocutrice qui n'a plus de très bons sentiments pour son voisin qu'elle accuse d'usurpateur. Il s'énervera et sortira de la maison colérique à la scène V.
12 «<...> la grand-mère de ma tante donna ces Petits-Prés en jouissance gratuite et sans terme aux paysans du grand-père de votre père parce qu'ils avaient cuit des briques pour elle. Les paysans du grand-père de votre père jouirent gratuitement, pendant quarante ans, de ces Petits-Prés et s'accoutumèrent à les considérer comme les leurs; mais quand sortit le Manifeste.».
13 Traduit par Elsa Triolet (op. cit., scène III) par «quand a été publié le règlement cadastral.».
14 Traduit par Elsa Triolet (ibid., scène IV) par «lorsque a été publié le règlement.».
15 Scène III, 3 occurrences; scène IV, 3 occurrences; scène VI: 1 occurrence.
Mais l'apparent comique de la situation sur fond d'état de servage de la paysannerie renvoie également à une autre réalité portée sur la transmission du patrimoine de la noblesse. Les enjeux de la succession préoccupent les propriétaires terriens. L'héritage, la donation, le prêt concernant la famille ou les proches sont des questions sociales courantes.
Concernant les Petits-Prés-aux-Bœufs, Lomov explique qu'il existe plusieurs «documents» (бумаг[и]) qui se transforment ensuite en un seul «document» (бумагу) qu'il est incapable de fournir. Passer du pluriel au singulier prouve qu'il ne doit pas y avoir tant de preuves écrites que cela. Les explications de Natalia et de Tchouboukov sont toutes aussi incertaines, de sorte qu'il n'est pas possible de savoir qui a raison car, au XIXe siècle, en Russie16, beaucoup de transactions se faisaient sans acte notarié. De ce fait, au bout de plusieurs générations, il devenait difficile de savoir à qui appartenait tel ou tel lot de terre et des querelles survenaient17. Lomov dit avoir «hérité la terre» (получил в наследство землю) — certes «litigieuse» (спорну[ю]) à une époque mais dont l'affaire fut résolue — de sa tante et de son oncle, dans les années soixante-dix, évoquant la grand-mère de cette tante qui aurait laissé en jouissance gratuite et illimitée aux paysans du grand-père du père de Natalia les Petits-Prés-aux-Bœufs en remerciement d'un service rendu. Le début de l'affaire remonte ainsi à deux ou trois générations en arrière, époque où même le père de Natalia n'était pas né.L'histoire du litige survint plus tard, en 1861, alors que Natalia n'était pas née non plus et que Lomov n'était qu'un enfant.
C'est donc sur une connaissance indirecte de l'affaire que repose l'argumentation de Lomov à la scène III. Comme Natalia avance des arguments tout aussi aléatoires sur les dires de son père, elle lui demande d'intervenir en sa faveur pour qu'il confirme. Entre donc Tchouboukov, à la scène IV, qui reconnaît avoir entendu parler d'une terre «litigieuse» mais que l'affaire
16 Également en Italie jusqu'à la Seconde Guerre mondiale au moins.
17 Il existait même une loi pour des terres, dont on ne savait plus bien à qui elles appartenaient, qui prévoyait que si une personne en revendiquait l'appartenance auprès d'une instance officielle qui affichait la déclaration publiquement pendant environ trois ans sans réclamation, les terres devenaient la possession exclusive du déclarant (détails fournis par le docteur Jean Theuriau, au cours d'un entretien d'août 2016, qui fut confronté à ce problème d'absence récurrente d'actes notariésen Italie pour des histoires de succession concernant la mère de son épouse d'origine italienne).
fut résolue en sa faveur et que les Prés-aux-Bœufs furent reconnus comme appartenant à sa famille comme le prouverait un «plan» (плана) cadastral qu'il ne montre d'ailleurs pas à son voisin. La discussion repose sur des formes d'auctoritas peu ou non identifiables et non sur une véritable stratégie de légitimation. En effet, à la scène III, Lomov déclare qu' «il est connu de tous que» (всем известно) et Natalia réplique par «mon grand-père et mon arrière-grand-père considéraient que» (мой дедушка, и прадедушка считали). La scène IV se poursuit avec Tchouboukov qui vient au secours de sa fille en disant que «chaque chien sait que» (всякая собака знает).
Pour résumer, il semble que les terres devaient appartenir à l'origine (1821) à la famille de Lomov car l'homme présente des détails plausiblesa-lors que ses voisins n'évoquent que l'histoire du litige (1861). Cependant, en l'absence de preuves d'appartenance au moment de l'abolition du servage en 1861, les Tchouboukov ont dû estimer que les terres qui avaient été occupées par leurs serfs leur appartenaient, d'autant qu'aucun loyer n'avait été versé à la famille voisine: tout le monde avait dû oublier le contrat oral du passé ou l'avait mal interprété. Surtout que, selon certaines lois, l'occupation des sols pendant plusieurs décennies par quelqu'un devient automatiquement sa propriété. Comme un serf n'avait pas le droit de posséder de parcelle, celle-ci revenait au seigneur, donc aux Tchouboukov. Quant à la famille des Lomov, croyant que son voisin était au courant du contrat oral originel, elle estimait que les terres lui avaient été restituées. Le litige survenu en 1861 s'était finalement évaporé dans le non-dit car aucun des deux partis n'avait dû se concerter. De ce fait, à la mort de la tante de Lomov, celui-ci a hérité des Petits-Prés qui finalement devaient peut-être appartenir à son voisin. Démêler l'affaire de cet imbroglio juridique en l'absence d'actes officiels signés devant notaire aurait été compliqué, ce que suggère la situation qui tourne parfois vers le juridique quand Lomov veut porter l'affaire en «justice» (суд) à la scène IV. L'héritage est donc un mode de transmission évoqué dans Une Demande, de même que le mariage qui est un autre moyen d'acquisition patrimoniale.
L'enjeu principal pour les protagonistes est sans doute la constitution d'unenouvelle famille par l'union légitime. Pour cela, Lomov se rend, dès la scène I, chez le père pour lui «demander la main de» (просить руки у)
sa fille. Le mot «demande», sous la forme employée en russe dans le titre (предложение), revient six fois: 3 chez Tchouboukov et autant chez Natalia au début de la scène V lorsque le père lui annonce l'objet de la visite du voisin. Quant au mot «mariage», qui n'est pas convoqué dans la pièce, il apparaît à travers la forme verbale «se marier» (жениться) dans le monologue de Lomov à la scène II et dans l'injonction de Tchouboukov quand il les incite à «se marier» (женитесь) au plus vite à la scène VI. Le désir d'union de Lomov est motivé par son âge qu'il estime «critique» (критически[м]) puis par d'autres considérations secondaires concernant Natalia. Mais le mariage et le choix porté sur la personne constituent un enjeu majeur qui n'est pas explicite dans les paroles des personnages mais qui se devine dans l'empressement du père et de sa fille à concrétiser l'affaire.
Avec l'abolition du servage, les pouvoirs de la noblesse s'éteignirent. Les terres où vivaient les serfs pouvaient être rachetées par les propriétaires nobles à l'État qui avançait parfois l'argent. Les paysans affranchis pouvaient également les racheter, mais jusqu'aux 2/3 de la surface, avec une facilité de paiement de 49 annuités maximum. Mais peu en avait les moyens et les parcelles étaient souvent trop petites pour y vivre et exploiter les ressources du sol. Commença donc l'exode rural pour passer du statut de prolétaire des campagnes à celui des villes en usine [1; 9]. Beaucoup restèrent au service de la noblesse terrienne qui leur devait cependant un salaire et de quoi les loger. Avec l'avènement d'Alexandre III, en 1881, une lente transformation, mais progressive jusqu'en 1917, s'amorça: une partie de la noblesse, surtout terrienne, s'appauvrissait. Certains résistèrent pour ne pas émigrer en ville.
Les deux voisins, Lomov et Tchouboukov, vendent le produit de leurs récoltesà la bourgeoisie marchande qui les revend à son tour comme le montre une petite farce que fait Tchouboukov à sa fille en lui annonçantqu' «il y a un marchand qui veut de la marchandise» (там купец за товаром пришел), l'activité principale étant le «blé» (хлеб). En outre, les difficultés financières se ressentent car Natalia, en se présentant à Lomov, arrive en «tablier» (фартуке) et dit qu'elle était en train d'écosser «des petits pois pour les faire sécher» (горошек <...> для сушки) montrant une activité diversifiée et répartie sur l'année pour subsister. Les piliers de la noblesse
(haute, moyenne et petite) reposaient sur le travail, la famille, la religion18. L'enjeu était la survie en contractant un mariage de raison pour compenser un niveau de vie en déclin. Par ailleurs, dans la campagne, les mariages entre voisins étaient fréquents puisque les jeunes gens n'avaient pas l'occasion de bouger géographiquement. Les propriétés de Lomov et Tchouboukov se jouxtent, ce qui rend les choses plus faciles, et chacun des partis possède même une dot.
Au cours d'une nouvelle dispute pour savoir qui est meilleur que l'autre, à la scène VI, ils parlent de leur chien d'arrêt pour la chasse. Outre, les bâtiments, les terres, l'activité agricole, il y a les animaux utiles pour rapporter le gibier ou les oiseaux chassés. Or, la qualité canine est importante parce qu'elle détermine le bon retour ou non du produit de la chasse. Cette seconde dispute au sujet d'Otkataï, le chien de Tchouboukov, et d'Ougadaï, celui de Lomov, met en évidence ce type de biens que contient la dot. Par ailleurs Natalia consent, une fois Lomov supplié de revenir par Tchouboukov, à céder les Petits-Prés-aux-Bœufs à Lomov, ce qui n'est pas un bien grand risque de perdre une partie de son patrimoine vu qu'elle la récupèrera après les noces. La réciproque est vraie également, ce qui résoudra la situation litigieuse laissée en suspend depuis plus de vingt-cinq ans.
Tchouboukov et Natalia comprennent l'enjeu de cette demande. La jeune fille, une fois mise au courant de l'objet de la visite de Lomov à la scène V, tente de rattraper l'affaire mal engagée dès la scène suivante. Elle accepte le mariage à la dernière scène avec le sous-entendu dela question de la descendance assurant l'acquisition du patrimoine commun.
En définitive, Une Demande, en évoquant la paysannerie à travers l'exploitation et le prolétariat, met en scène la noblessesous l'angle de l'héritage et du mariage, la bourgeoisie n'étant qu'effleurée. La contextualisation et le relativisme transforment le regard sur la pièce. Les deux sujets de conversations qui donnent lieu à deux querelles virulentes, montrant la ferveur de l'âme russe, ne sont futiles qu'en apparence car ils cachent une réalité sociale courante de certaines provinces. Les manifestations excessives d'amour et de haine et les alternances et amplifications de l'affect dans les relations
18 Dans Une Demande, la religion est subodorée par «les prières» (молитвами) de Lomov au
début de la scène I.
humaines qui passent d'un extrême à l'autre paraissent peut-être comiques pour un Occidental de l'ouest maissont banales chez un Russe. Seul Lomov dénote un peu par son hypocondrie, maladie aux symptômes connus du médecin Tchékhov, qui l'empêche d'entrer pleinement dans le caractère réel du Russe qui va droit au but et qui est direct.
Si elle est avant tout divertissante par ses stratégies comiques, Une Demande comporte une visée instructive sur des faits de société. L'arrière plan sérieux de la question sociale est donc à prendre en considération à travers les thèmes suivants: droit, exploitation, famille, héritage, mariage, patrimoine, prolétariat, propriété19. Tchékhov a ainsi voulu, sous couvert d'une pièce comique mais pas farces que, soulever quelques problèmes sociaux contemporains20. Les sous-entendus et les non-dits21 sont une caractéristique styliste qui revient régulièrement dans cette histoire ancrée dans une Russie en pleine mutation. C'est ainsi que la terminologie entre en jeu à travers la traduction du russe vers le français pour réorienter la signification du terme russe «шутка». Ce dernier devrait non pas se traduire par «farce» mais par «comédie sociale», en tous les cas pour ce qui concerne cette pièce en particulier, ce que démontre l'analyse orientée sur la question sociale.
La pièce fut et est parfois mise en scène pour le théâtre filmé mais les représentations sont décevantes parce qu'elles ne tiennent pas compte de l'origine sociale aristocratique22 des trois personnages qui apparaissent souvent grotesques et l'authenticité n'est pas conservée23. Toutefois le film,
19 La noblesse représentée ne semble pas entrer en conflit avec les paysans, qu'ils soient serfs ou affranchis. Cela prouve une certaine humanité de sa part même si, dans la réalité, des tensions existaient forcément.
20 Cela est sans doute plus marqué dans les nouvelles Aniouta (1886), La Nuit de Pâques (1886), Mauvais caractères (1886), Fièvre typhoïde (1887) et dans les pièces Ivanov (1887), La Mouette (1896), Les Trois sœurs (1901) ou La Cerisaie (1903).
21 Ce sont ces sous-entendus et ces non-dits qui rendent la traduction complexe. Celle d'Elsa Triolet (Théâtre de Tchékhov, traduit et commenté par Elsa Triolet, Lausanne, La Guilde du livre, 1962) diffère parfois de celle de Denis Roche (Théâtre d'Anton Tchékhov, présenté et établi par Jean Bonamour, traduit par Denis Roche et Anne Coldefy-Faucard, Paris, Robert Laffont, 1996) et apparaissent donc complémentaires actuellement.
22 Les analyses évoquent toujours l'origine bourgeoise des personnages, ce qui n'est finalement pas prouvé.
23 Le ton et les attitudes utilisés par les comédiens et acteurs ne conviennent pas toujours, les décors dissonent et parfois des scènes manquent — partis pris justifiables dans une adaptation libre mais pas dans une volonté de rester proche de l'œuvre originale.
La Demande en mariage24, sorti le 6 novembre 1964, pour l'ORTF, semble plus fidèle. Il fut réalisé par Abder Isker qui travailla avec Eisa Triolet25. Une adaptation russe de 2014 sous la direction de Sergueï Afanasïev semble également convenir. Elle fut produite par l'Union des travailleurs du théâtre à la salle de spectacles de Novossibirsk26.
24 Le film, conservé dans les archives de l'INA, dure 26 min. et 7 s. Jacques Duby endossait le rôle de Lomov, Olivier Hussenot celui de Tchouboukov et Anne Doat celui de Natalia. La vidéo se trouve sur YouTube: https://www.ina.fr/video/CPF86646492
25 La traduction d'Elsa Triolet fut publiée dans les Œuvres d'Anton Tchékhov, T. 19, Paris, Les éditeurs français réunis, 1962; puis dans Œuvres d'Anton Tchékhov, op. cit.). D'origine russe, la traductrice et commentatrice de l'œuvre de Tchékhov et de beaucoup d'autres combattait certaines falsifications effectuées sur des biographies d'écrivains et des traductions.
26 Les acteurs dont les noms sont inconnus travaillent les studios du théâtre «Mercredi». Le film dure 23 min. et 54 s. La vidéo se trouve sur YouTube : https://www.youtube.com/ watch?v=HkdLVNZJrpY
References
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