Научная статья на тему 'Official Discourse versus Indigenous Voices? Russian Narrative and Life Stories from the Siberian (Far) North'

Official Discourse versus Indigenous Voices? Russian Narrative and Life Stories from the Siberian (Far) North Текст научной статьи по специальности «Языкознание и литературоведение»

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Ключевые слова
colonization / indigenous life stories / Russian national narrative / (sub)Arctic Siberia

Аннотация научной статьи по языкознанию и литературоведению, автор научной работы — Dominique Samson Normand De Chambourg

Due to its territorial expansion over the centuries, Russia has constantly incorporated the most diverse peoples and languages. At a time when the Federation wants to find a great national narrative, the authorities put forth the necessity “to protect historical truth” (Article 67.1 § 3 of the Constitution) to impose a memory policy, to the exclusion of all others. Thenceforth, the monopoly of the State on history, promoted by institutions of historical propaganda and passed on throughout society, condemns the silencing of the unedited memory of communities that do not have the same reading of past events. This is why, through a historical and anthropological approach based on old sources and the word collected in the tundra and taiga until 2019, the point will be to put into perspective the Russian national narrative, thanks to the reading of the minority indigenous peoples of (sub)Arctic Siberia.

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Текст научной работы на тему «Official Discourse versus Indigenous Voices? Russian Narrative and Life Stories from the Siberian (Far) North»

YEREVAN STATE UNIVERSITY

Department of Translation Studies

TRANSLATION STUDIES: THEORY AND

PRACTICE

International Scientific Journal

Special Issue 1

Lectures Croisées des Discours

Hiatus entre Réalités Sociopolitiques, Récits de Mémoire et Approches Interprétatives

Guest Editors

Garik Galstyan, Gayane Sargsyan, Taguhi Blbulyan

YEREVAN 2023

DOI: https://doi.org/10.46991/TSTP/2023.SL1.042

Official Discourse versus Indigenous Voices? Russian Narrative and Life Stories from the Siberian (Far) North

Dominique Samson Normand de Chambourg* https://orcid.org/0009-0002-6564-8118

National Institute of Oriental Languages and Civilizations

Abstract: Due to its territorial expansion over the centuries, Russia has constantly incorporated the most diverse peoples and languages. At a time when the Federation wants to find a great national narrative, the authorities put forth the necessity "to protect historical truth" (Article 67.1 § 3 of the Constitution) to impose a memory policy, to the exclusion of all others. Thenceforth, the monopoly of the state on history, promoted by institutions of historical propaganda and passed on throughout society, condemns the silencing of the unedited memory of communities that do not have the same reading of past events. This is why, through a historical and anthropological approach based on old sources and the word collected in the tundra and taiga until 2019, the point will be to put into perspective the Russian national narrative, thanks to the reading of the minority indigenous peoples of (sub)Arctic siberia.

Keywords: colonization; indigenous life stories; Russian national narrative; (sub)Arctic siberia.

Discours Officiel contre Parole Autochtone ? Narratif Russe ét récits de Vie du (Grand) Nord Sibérien

Résumé : Par son expansion territoriale au fil des siècles, la Russie n'a cessé d'incorporer les peuples et les langues les plus divers. À l'heure où la Fédération veut fonder un grand récit national, elle argue de « protéger la vérité historique » (article 67.1 § 3 de la Constitution) pour imposer une politique mémorielle, à l'exclusion de toute autre. Dès lors, ce monopole de l'État sur l'histoire, promu par des institutions de propagande historique et relayé dans toute la société, condamne au silence la mémoire inédite de communautés qui ne font pas la même lecture des événements du passé. C'est pourquoi il s'agira, dans une approche historique et anthropologique fondée sur des sources anciennes et la parole collectée dans les toundras et les taïgas jusqu'en 2019, de mettre en perspective le récit national russe grâce à la lecture des peuples autochtones minoritaires de la Sibérie (sub)arctique.

Mots-clefs : colonisation, récits de vie autochtones, récit national russe, Sibérie (sub) arctique

* dominique.samson@inalco.fr

This work is licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial 4.0 International License.

Received: 30.10.2022 Revised: 07.11.2022 Accepted: 22.11.2022 © The Author(s) 2023

Mon séjour forcé en Extrême-Orient dura plus de dix-huit ans.

Constamment désireux de retrouver ma terre natale, je me suis évertué, autant que possible, à me débarrasser du douloureux sentiment d'être un exilé asservi, arraché de ceux qui m'étaient les plus chers. C 'est ce qui m'a naturellement fait me tourner vers les indigènes de Sakhaline, les seuls à éprouver de l'attachement pour cette terre, la leur depuis des temps immémoriaux, détestée par ceux qui y avaient créé le bagne.

(Pilsudski 1912)

1. Introduction

« Koutchoum [...] reçut un signe de Dieu : soudain les cieux s'ouvrirent aux quatre coins de l'Univers, et des guerriers lumineux, armés, ailés et menaçants marchèrent sur lui » (Kolesov 2000: 89-90). Rejetant dans l'ombre les échecs répétés des campagnes militaires, la victoire fortuite en 1582 de l'ataman Ermak sur Koutchoum, le khan de Sibérie, initie « une course vers le soleil » - selon l'expression des sources anciennes russes -, jusqu'à la côte pacifique (1649), puis l'Alaska où une première colonie sera fondée en 1784.

Parmi les sources précieuses sur l'expansion vers l'Est dont nous disposons1 la Brève chronique sibérienne ou Chronique de Koungour est largement consacrée au fait d'armes de Ermak. Mais loin de simplement documenter une histoire événementielle, la chronique élabore déjà un discours officiel. En effet, par la volonté même de mettre en parallèle la conquête de l'outre-Oural et les Saintes Écritures, la mémoire historique prend une toute autre dimension. « Les chefs cosaques [qui] firent fusiller ou pendre les principaux auteurs d'une opiniâtreté dangereuse pour les Russes » et intimidèrent tant et si bien, « par la terreur », les Sibériens sommés de prêter le serment de « soumission et fidélité à la Russie, en baisant un sabre teint de sang », les Tatars égorgés pendant leur sommeil et des Cosaques qui « se baignent dans le sang des infidèles » (Karamsin 1823: 499) : toutes ces morts ne sont que le cadavre de « la vieille Sibérie » païenne ou mahométane, monde inique et corrompu qui s'est condamné lui-même pour renaître grâce aux « chrétiens étincelants comme des chandelles »2 de l'orthodoxie russe. Par la conquête, les Russes révèlent moins l'Asie septentrionale au monde civilisé, qu'ils ne révèlent le dessein divin dont ils sont le bras armé. Les chroniques n'affirment-elles pas que Dieu a doté Ermak de la force et de la vaillance et que le Christ est du côté des conquérants, qui bénit les batailles, la politique d'amanat (prise d'otages) et la mort répandue en son nom ? Ainsi l'annexion de la Sibérie devient-elle juste, et le droit du plus fort, une vertu (Kivelson 2015: 69-105).

1 Rédigée à la demande du souverain russe dans les années 1560-1570, le Лицевой летописный свод est une chronique historique illustrée monumentale et mondiale, de la Création jusqu'à la prise de Kazan (1552). Voir : (Kazakova 2009). Quant à la Краткая сибирская летопись (Кунгурская), enrichie de 154 vignettes et datée de 1680 à 1720, elle est attribuée à Semion Remezov, un clerc de Tobolsk (Remezov 1880).

2 Par contraste avec « les Tatars, noirs comme du charbon », comme le dit une vieille chanson russe (Samson 2005: 202).

Figure n°2. « Et après l'apparition du Sauveur, Ermak et les Cosaques virent que la bannière à Son image, vénérée parmi les Cosaques, se déplaçait elle-même en aval, le long de la rive gauche. Les impurs décochèrent des flèches sans nombre, telle la pluie, depuis la montagne jusque sur les barques. Mais Dieu protégea l'endroit, et Ermak et les siens le traversèrent, sans qu'un seul de leurs cheveux ne tombât. Une fois qu'ils furent à bon port, la bannière avait repris sa place » (Remezov 1880 : 45).

Dès lors, la chronique acquiert une fonction politique : elle exalte la grandeur des grands-princes de Moscou et légitime leurs droits sur les terres et sur ces « hommes inconnus du pays d'Orient »3, désormais « sous la main puissante du Tsar », à l'instar des poussins sous l'aile protectrice de leur mère, représentés dès la première vignette de la Chronique de Koungour. Enfin, la Chronique de Remezov inscrit la Moscovie dans l'espace des puissances européennes. Quant au Cosaque de grand chemin Ermak, il devient le parangon du patriote vertueux et du « génie » messianique national dans la

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pensée russe.

Aujourd'hui, alors que la mémoire historique est placée par le pouvoir russe au cœur de la puissance et de l'avenir du pays, l'histoire est moins un objet de recherche qu'une politique mémorielle destinée à uniformiser, figer et sacraliser, ce qui, par essence, ne l'est pas. Dans cette perspective, une lecture hagiographique de l'expansion russe vers l'Est s'impose et se diffuse, comme dans cet ouvrage du Père Gueorgui Kreïdoun La mission spirituelle de l'Altaï (1830-1919), paru en 2008 :

[...] L'incorporation de la Sibérie au sein de l'Empire s'est faite humainement, la force est demeurée l'exception et le dernier recours. Quant au processus d'intégration de ce territoire dans l'État russe, il a une différence fondamentale avec la colonisation, par exemple, du continent américain par les Européens. Celle-ci a entraîné la destruction du patrimoine des autochtones, leur extermination physique. En Sibérie, tout en a été autrement : grâce au peuple russe, la population autochtone a assimilé des techniques avancées de travail et reçu l'écriture. Depuis le XVIIe siècle, le nombre d'ethnies de Sibérie a quadruplé. L'entrée de la Sibérie dans l'espace russe a signifié le désenclavement économique, politique et culturel des autochtones de cette région, y compris des nomades de l'Altaï (Kreïdoun 2008: 2930).

Au-delà de ce discours de circonstance, il convient de rappeler que l'histoire est le plus souvent écrite par le « civilisateur » lui-même - artisan d'une culture bientôt dominante -, dans sa propre langue, jusqu'à façonner, consciemment ou non, l'image des civilisés/colonisés, voire la « non-image » que ceux-ci auront d'eux-mêmes (Istomine 2012 ; Sumarokov 2014). En effet, l'histoire d'une conquête, et plus encore de la colonisation qui suit - même si la vision russe privilégie les termes de присоединение, освоение -, s'écrit à deux. On a tôt fait de mettre l'Autre hors-jeu en décrétant qu'il n'a pas d'écriture ou en ne rendant compte que d'une intelligentsia autochtone acquise au pouvoir. En l'occurrence, dans le (Grand) Nord sibérien, les communautés sont douées de parole, d'une tradition orale et dotées de rituels qu'elles ont « historicisés » au fil de leurs relations avec le monde russe. Ainsi, les autochtones ont-ils pris part au processus, sans même que le colonisateur/civilisateur n'y prête attention. Leurs stratégies de résistance ou d'adaptation, face aux mots d'ordre de celui-ci, témoignent de la conscience de leur histoire (Samson 2009 ; Lambert 2015).

3 À propos des peuples sibériens, voir la chronique anonyme de Novgorod de la fin du XVe siècle Сказание о человецех незнаемъх в восточной стране [Le Dit des hommes inconnus du pays d'Orient] : (Firsov 1866: 30-31).

4 Voir : (Dmitriev 1794), (Plavichtchikov 1803), (Ryleev 1821), (Khomiakov 1826), (Tolstoï 1875), etc.

Pour des raisons évidentes, l'histoire des relations russo-autochtones en Sibérie (sub)arctique fait l'objet de lectures encore contradictoires (Iadrintsev 1882 ; Ogorodnikov 1921 ; Ogryzko 1973 ; Forsyth 1992 ; Slezkine 1994, Steller 1999 ; Patkanov 1999). Parce que le discours russe actuel sur l'interprétation de l'Histoire par l'État est bien documenté par l'arsenal législatif mis en place, d'une part, et par les travaux des chercheurs, d'autre part - quel que soit leur point de vue -, cet article entend éclairer par contraste, à partir de la lecture des sources anciennes (littérature missionnaire, relations de voyage, journaux d'exilés, tradition orale autochtone) et de terrains dans les toundras et les taïgas (sub)arctiques jusqu'en 2019, une lecture autochtone de l'histoire, souvent méconnue ou marginalisée, à travers quelques exemples d'abord dans la Sibérie impériale, puis dans la Sibérie soviétique et enfin, dans la Sibérie d'aujourd'hui.

2. « Un Russe était ici tout à l'heure »

Penser l'expansion vers l'Est en termes de rachat de Ermak, d'apport de techniques nouvelles et de l'écriture montre la difficulté de se déprendre de sa propre vision du monde. En fait, les descriptions médiévales à propos d'êtres fantastiques vivant sans foi ni loi, se nourrissant de viande crue et de sang, au corps entièrement velu, à la tête de chien ou encore avec une poitrine en guise de tête se sont heurtées à la réalité de la conquête : une forêt d'hommes levée pour le combat. Des foyers de résistance éclatent dans toute la Sibérie, qui, suivant les régions, pourront perdurer jusqu'au XVIIIe siècle, comme le dernier mouvement de résistance des Itelmènes en 1731 (Perevalova 2017 ; Zouev 2007). De ces sociétés acéphales émergent alors des chefs de guerre tels Agaï de la Konda dont le trésor fantastique - deux couronnes d'argent, une cuiller d'argent, un gobelet d'argent, un bracelet d'argent en spirale, "de précieuses draperies" ainsi que quatre cent vingt-six fourrures d'hermine, treize de renard, soixante et une de castor et mille d'écureuils - sera confisqué par les Russes en guise de représailles (XVIe siècle) ; les Ostiaks Nimn'ian, défenseur de sa cité au milieu de deux mille hommes, et Samar le puissant, allié à huit autres princes, dans la vie comme dans la mort ; les deux frères Samoyèdes de l'Énisseï (act. Énètses), du célèbre Bàln dont l'arme la plus fidèle était en bois de merisier à grappes ; ou encore Vonia, l'Ostiako-Samoyède (act. Selkoupe) de la Horde d'Or, si rusé et inventif qu'on rapporte que « ni dans le feu, il ne se consume, ni dans l'eau, il ne sombre ». Ainsi le premier contact de nombre d'autochtones avec le monde russe aura été la guerre, et le deuxième, attesté à partir de 1660, le serment d'allégeance - payer l'impôt en fourrure (iasak) et ne pas fomenter de rébellion.

»

Figure n°3. Le prince Taïchine au centre, son épouse, ses deux fils et son interprète (Obdorsk, fin XIXe siècle) ; © avec l'aimable autorisation du Complexe muséal Chemanovski de Salekhard

Aux chefs de guerre qui ont survécu, les Russes proposent un titre princier pour faire l'interface entre la Couronne russe et ses sujets du Nord : leur fonction est de rendre une justice sommaire (pour toute affaire sérieuse, la justice russe est le seul recours), de collecter l'impôt dont un modeste pourcentage leur revient et de veiller à prévenir tout soulèvement. Ainsi apparaissent officiellement les dynasties des Alachev, des Taïchine, etc., dont les membres se convertissent parfois à l'orthodoxie. Ce nouveau statut de rouage de l'État n'empêche pas un certain pragmatisme, puisque des princes retournent souvent à leur ancienne liberté et au chamanisme. Pour avoir voulu brûler, à la tête de quelque deux mille hommes, la cité russe honnie de Beriozovo au printemps 1607, Vassili Taïchine d'Obdorsk sera condamné à mort, avec le prince Chatrov Lougouev du Liapine, leurs deux cadavres obscènes se balançant au bout de la potence, dit-on, jusqu'au printemps 1610. La leçon se voulait exemplaire. Le monde autochtone n'y a vu que la promesse d'une aurore boréale5, et a trompé la mort en perpétuant le souvenir de leur beauté qui « irradiait dans la nuit, tel le crépuscule du matin », leur corps « pareil à une masse pure d'or et d'argent » sous « leur vêtement qui sauve l'âme » (Patkanov 2003: 47, 49) [la cotte de mailles, N.d.A.].

Au-delà de la résistance qui a perduré sous diverses formes, des suicides collectifs chez les Tchouktches jusqu'à l'attribution des emblèmes du pouvoir russe (cheval,

5 Certains groupes ostiaks (act. khanty) expliquent les aurores boréales par l'ascension des âmes de guerriers morts au combat ou de gens déchiquetés par les ours.

bottes, veste fendue, tabatière) aux divinités tutélaires, en passant par les armes, les communautés ont tenté d'interpréter, comme elles le font d'un rêve, le sens de l'avènement du « temps russe » dans leur univers.

Le discours élaboré a pris diverses formes suivant les toundras et les taïgas. Chez les Vogouls (act. Mansi) de la Konda, le voyageur et écrivain russe Porfiri Infantev collecte en 1892 une légende qui explique l'irruption de ces humains autres, « sanglés de cuivre et de fer, à qui rien ne résiste, parce qu'ils ont dans leurs mains le tonnerre et l'éclair » (Infantev 1910: 170) - dans la chronique de Remezov, les autochtones parlaient de « flèches invisibles » pour désigner les balles des armes à feu. Selon les Vogouls de la Konda, les Cosaques de Ermak sont un châtiment envoyé par l'esprit Ourman khoum en raison des offenses faites à son culte par le prince vogoul Satyga6. Si certains éléments corroborent les sources anciennes (Bakhrouchine 1955: 143-151), la tradition orale ne fait pas état du baptême du prince, mais de la vengeance de son épouse zyriène, fille d'une lignée tuée lors d'une campagne militaire de Satyga. Par ses conseils malveillants, elle le perd, suscitant la colère de son peuple, mais aussi celle d'Ourman khoum, qui fait s'abattre le fléau des Cosaques sur la principauté vogoule, précipitant ainsi sa chute. Il convient de rappeler que Satyga apparaît également dans la célèbre chronique de la campagne d'évangélisation consignée par le Petit-Russien Grigori Novitski, Brève description du peuple ostiak (1715) (Novitski 1973), où le prince vogoul et quelques centaines d'hommes armés ourdissent un funeste complot contre le métropolite de Tobolsk et de Sibérie Filofeï Lechtchinski pour mettre un terme à la politique russe de conversion. Cela fait écho à ce qui est communément appelé « Le chant du baptême », un chant collecté par l'ethnolinguiste Antal Reguly (1819-1858) en décembre 1843, et où Satyga - par contraste - fait figure de victime : fait prisonnier, il est emmené en prison à Tobolsk et baptisé de force (Lambert 2015 : 27-51).

Quant aux Selkoupes, ils développent eux aussi l'idée d'un temps délétère depuis l'arrivée des Russes. Dans la tradition orale collectée par le linguiste Kai Donner lors de ses deux terrains en Sibérie (1911-1913 et 1914), il est question du Diable aux sept dents (sëld's tiwan tabi jawol), en quête de chair humaine. Itcha, le héros culturel selkoupe, protège alors les siens en donnant, trois ans durant, des pierres en guise de viande. Mais arrivé dans le Nord, le Christ (Karistos), ce père de tous les Russes, contente le diable. Devant l'influence croissante du Diable et du Christ, Itcha se retire au-delà des mers, emportant dans sa « dormition », la paix et l'abondance, mais prévient le Christ qu'il reviendra un jour : « Aujourd'hui est tien, mais demain sera mien ». Et Itcha rassemblera alors tous les siens et chassera les étrangers hors de sa terre. (Donner 1913: 8)

Comment comprendre ce point de vue autochtone sur le Christ « pourvoyeur de gibier » pour le Diable aux sept dents ? Cette perception s'apparente sans doute à la dégradation des conditions de vie autochtones au fil du « temps russe » (Poliakov1877 ; Sleptsova 1908) : d'un point de vue sanitaire (alcool, variole, épizooties), économique (endettement), mais aussi écologique (incendies, raréfaction du gibier, destruction de sites sacrés). Moins d'un siècle après la conquête, la zibeline a presque disparu de Sibérie, et en près d'un siècle (1803-1893), dans le seul rajon [unité administrative,

6 Baptisé sous le prénom de Grigori, le prince de la Konda règnera jusqu'en 1732. (Lambert 2015 : 27-51)

N.d.A.] de Beriozovo, par exemple, la population ostyake a chuté de 10 % et vogoule, de 24 %, selon les études statistiques du professeur A.I. Iakobi, en visite dans le Nord à cette époque7. En recoupant les sources, des mémoires d'exilés politiques illustrent concrètement le phénomène, lorsqu'ils rendent compte d'une série de famines dans le Nord : « Les Ostiaks ont littéralement péri par centaines ; on pouvait trouver des yourtes dont les habitants défunts agonisaient, des isbas où gisaient des cadavres sans sépulture » (Dounine-Gorkavitch 1911: 88). Tous ces maux attestés par des lectures croisées de l'époque - relations de voyage (Infantev 1910 : 71), journaux d'exilés (Mandrika 1997 ; Rochtchevskaïa 1998) ou de missionnaires (Spiridon 1968 ; Chemanovski 2005) - font écho à l'expérience du vieux chasseur vogoul d'Orontour, Ivan, qui voit son univers se déliter en même temps qu'il se russifie : « Ici, avant, on vivait mieux et plus richement. Maintenant qu'ils ont construit à Chaïm, il y a 35-40 ans, une église, tout a disparu : les eaux sont vides de poissons, les bêtes à fourrure ont déserté les forêts » (Infantev 1910 : 71). Pour nombre d'autochtones, se convertir, c'était devenir russe ; vivre à la russe, c'était perdre son âme.

. Sur le terrain, les missionnaires russes - moins suspects, peut-être, que les exilés politiques de propos « révolutionnaires » - sont eux-mêmes parfois douloureusement pris dans le miroir de la réalité et du discours autochtone. Ainsi, au sud de la Sibérie cette fois, la construction du Transsibérien vantée par les autorités impériales, prend-t-elle un tout autre relief dans les propos d'un lama bouriate, rapportés par l'archimandrite Spiridon qui a été missionnaire dans la région un peu avant 1896 et jusqu'en 1906 :

Et nous nous réjouissions, nous pensions que les Russes introduiraient dans notre existence barbare la lumière et l'amour de la doctrine chrétienne. Nous attentions avec impatience que la voie ferrée approchât de nous. Et ce moment arriva enfin... pour notre effroi et notre malheur. Vos ouvriers entraient dans nos huttes déjà ivres, enivraient les Bouriates, débauchaient nos femmes, et nous vîmes naître chez nous l'ivrognerie, les pillages, les meurtres, les querelles, les rixes, les maladies. Jusqu'alors nous ne connaissions pas l'usage de la serrure, nous n'avions pas de voleurs, encore moins d'assassins. Et maintenant que nos Bouriates ont goûté à votre civilisation, et connaissent, à votre idée, ce qu'est la vraie vie, nous ne savons plus comment en venir à bout (Spiridon1968 :65-66).

En effet, l'éthique et la probité autochtones sont vantées par les sources de l'époque. Dans les quelque 120 affaires traitées par la Direction indigène d'Obdorsk entre 1881 et 1901 par exemple, le vol est le délit le plus courant : rennes (d'une à 62 têtes), traîneaux, simple aiguillon, lassos, couteaux, haches, vêtements, peaux, et plus rarement argent, alcool et briques de thé (Dounine-Gorkavitch 1909 : 26-33); encore ne s'agit-il pas de s'enrichir, mais de survivre aux épizooties (Jitkov 1909: 16). À l'inverse, les voyageurs sont paradoxalement frappés par les effets de la civilisation sur les communautés indigènes du Nord : « Parmi les baptisés, il est plus de voleurs,

7 Les chiffres sont naturellement à prendre avec précaution, qui sont fondés essentiellement sur les registres paroissiaux (à titre d'exemple, les enfants non baptisés ou les défunts qui n'ont pas eu d'enterrement orthodoxe ne sont pas pris en compte).

d'ivrognes et de fainéants que parmi les chamanistes » (Bartenev 1896: 9) ; le naturaliste allemand Alfred Brehm, membre d'une expédition en Sibérie occidentale de 1876 à 1877, déclare ainsi qu'il « goûte plus la société des Ostiaks païens et la rencontre avec un peuple encore primitif qu'avoir commerce avec une fraction qui paraît l'ombre de ce que cette nation fut et continue d'être » (Brehm 1999: 75). De même, l'écrivain russe Konstantin Nosilov qui revient chez les Vogouls de la Sosva septentrionale, dix ans plus tard, ne reconnaît ni les lieux, ni les êtres, défigurés par la civilisation. Avec le développement des bateaux à vapeur et l'arrivée de nombreux colons dans des lieux de vie jusqu'alors plus ou moins inaccessibles, alcoolisme, filouterie et vol sont désormais monnaie courante ; les hommes ont perdu leurs nattes pour une coupe de paysan russe, les femmes qui venaient vous saluer sur le ponton avec des plats se cachent désormais, et même les portes ont changé, qui sont désormais fermées par un cadenas. Seuls les chiens échappent encore à la russification :

Et mes beaux rêves de voir les voies fluviales donner à mes Vogouls un moyen de subsistance, d'écouler leurs marchandises, de voir la chasse et la pêche les arracher des griffes de la misère et des riches créanciers et leur apporter le meilleur, de les voir s'instruire sous l'influence russe, refaire, améliorer leur vie, se russifier, se familiariser avec le mode de vie sédentaire et l'adopter, de devenir chrétiens, à l'image des Russes : tout cela n'était que des rêves vides et creux. La vie, les circonstances et la réalité n'ont rien fait pour les sauvages et, comme par un fait exprès, les résultats ont été tout à fait contraires.

[...] Oui, c'est une russification, mais pitoyable. [...] Que faire à présent ? De nouveau se battre ? De nouveau prendre la défense du sauvage ? Je crois que oui, mais il faut à présent le défendre de la civilisation, aussi triste et amer que cela puisse paraître (Nosilov 1997: 168-170).

Quant à l'exilé Sergueï Chvetsov, il tente de répondre à la question que suscite sa découverte du pays sibérien : qu'a donné la colonisation russe à la région de Sourgout ? Rien de positif (Ничего в смысле положительном), à ses yeux d'observateur (Chvetsov 1998: 109-111).

Les nouveaux arrivants restent étrangers à la population locale et ses intérêts ; le plus souvent, ils finissent par perdre leurs savoir-faire originels, sans pour autant égaler ou améliorer ceux des indigènes. En ce qui concerne les Ostiaks de la région, ils y ont encore moins gagné :

[...] d'après les sources historiques qui nous sont parvenues, les Ostiaks étaient au moment de l'entrée des Russes en scène, une nation forte, riche, qui vivait bien ; leur culture était alors supérieure à celle qui est la leur aujourd'hui. Et tout cela a été sacrifié par la colonisation russe : au lieu d'une tribu forte et riche, il ne reste que quelques milliers de miséreux, qui sont tombés dans la condition de bétail, loqueteux, ivres, souffrant de la syphilis et autres maladies similaires. Un bien triste résultat en vérité ! Fallait-il coloniser la région pour cela ?

Dans un récit paru en feuilleton dans le Journal de Genève du 12 au 27 mai 1887, le jeune Albert Roussy qui a été trois ans - de 1883 à 1886 - précepteur dans la famille Soukatcheff d'Irkoutsk, évoque lui aussi la dégénérescence autochtone : « Ces

misérables individus que je viens de voir sont les descendants d'un peuple qui, avant la conquête russe, avait une organisation qu'il ne possède plus du tout ; les Ostiaks habitaient des villes, mais les conquérants les ont forcé de reculer au nord, et maintenant leurs villes n'existent plus et sont remplacées par de tristes villages. Ils sont soumis à leurs maîtres et paient un impôt annuel de 4 roubles par tête » (Roussy 1887).

Les sociétés indigènes semblent ainsi sur le point de disparaître : nombre de sources de l'époque font état de leur ebmupanue. Loin du lumineux discours sur le dessein divin, promu par la Chronique de Remezov, la conquête a instauré une relation complexe entre le « civilisateur » et le « civilisé » qui est toujours d'actualité au XIXe siècle et dont les autochtones dénoncent souvent la face cachée, tel le vieil Ostiak dans les yourtes de Kinjol, rencontré par le père Chemanovski, recteur de la mission d'Obdorsk :

Laissez-nous en paix avec vos conseils et votre tutelle. Nous n'avons pas besoin de vous. Si vous ne vous étiez pas déjà mêlés de notre existence, elle aurait à présent suivi un cours différent. Un cours sain, qui aurait permis notre développement, alors que vous, apprentis sorciers, l'avez freiné. Vous nous avez fait prendre du retard pour de nombreuses et longues années. Mais nous ne sommes pas au bout de nos forces. Vous affirmez vous, les Russes, que nous mourons, périssons. C'est faux. Nous sommes doués de vie. Même lentement, notre population croît. Vous tentez de nous mettre sous tutelle en affirmant que le fort vaincra le faible, que la culture supérieure avale l'inférieure, la nation saine, la malade. Mais nous, aussi faibles que nous soyons, nous veillons, nous protégeons notre culture de votre supériorité. Si nous sommes malades, vous n'êtes pas plus sains. Nous ne sommes morts que pour vous et votre culture, pas pour nous-mêmes. Laissez-nous respirer loin de votre sollicitude et nous nous rétablirons. Parce que nous avons su demeurer ostiaks, malgré vos nombreuses tentatives de faire de nous des Russes (Chemanovski 1910 :133-134).

Ce discours s'exprime aussi dans la tradition orale, comme dans ce récit collecté par V.I. Jochelson, le 13 avril 1901, auprès de Ne'unuto, épouse koriake d'un éleveur de rennes dans le pays de la Topolovka, où le Créateur, Tenanto'mwan, est surpris par les siens en train de manger les provisions de baies d'hiver, après l'affront qu'il a subi de la part du chef russe (Charrin 1983: 62-63), ou dans celui confié par Ty'kken, elle aussi épouse d'un éleveur de la Topolovka, qui remet avec humour le civilisateur à sa place :

Le Créateur, Tenanto'mwan, partit pour la chasse au phoque. Il en vit un sortir de l'eau et s'allonger sur le rivage. Mais Tenanto'mwan n'avait pas pris de harpon avec lui.

- Je n'ai pas envie de retourner à la maison pour un harpon, mais il n'y a personne qui puisse me l'apporter, dit le Créateur. Je vais envoyer mon pénis.

Il coupa son pénis et lui dit :

- Va voir Miti et demande-lui un harpon.

Le pénis s'en alla. Il arriva chez Miti et resta là debout. Elle ne le reconnut pas.

- Une tête rouge est arrivée, elle ne sait pas parler, elle reste silencieuse ; ça doit être un Russe, pensa Miti.

Elle appela Illa, son neveu. Illa entra.

Le pénis dit alors :

- Opo pondro, opo pondro.

- Que dis-tu ?, demanda Illa Nous n'arrivons pas à te comprendre.

Le pénis ne réussit pas à se faire comprendre et retourna vers le Créateur les mains vides. Le Créateur lui demanda :

- Et bien, tu n'as rien rapporté ? Le pénis ne put que répondre :

- Bl-bl-bl.

Le Créateur pensa que son épouse n'avait pas voulu lui donner le harpon. Il remit son pénis à sa place et rentra chez lui. Il pénétra dans la maison souterraine et Miti lui dit alors :

- Un Russe était ici tout à l'heure. Le Créateur lui demanda :

- Quel Russe a bien pu venir ici ? Miti lui répondit :

- Je t'assure, un Russe à la tête rouge est venu ici, mais nous n'avons pas réussi à le comprendre. Il a simplement dit : Opo pondro, opo pondro.

- Ce n'était pas un Russe, répliqua le Créateur. J'avais coupé mon pénis et je l'avais envoyé chercher un harpon, car je n'avais rien pour attraper les phoques.

C'est tout.

(Charrin 1983: 100-101)

Cette lecture de l'histoire peut aussi être ritualisée, comme lors de cet ancien culte cynégétique qui devient un grand rituel collectif sous le nom de Danse (Jeux) de l'Ours au XIXe siècle, en réponse aux pratiques politiques et religieuses du colonisateur (Lambert 2009:181-203). Les Russes y sont explicitement accusés de la mort de ce fils céleste, puisqu'ils ont fabriqué les armes. Ainsi espère-t-on détourner la colère de l'ours qui voit tout et entend tout, mais également qu'il vous débarrassera des Russes croisés sur son chemin. De même, en cas de maladie, le chamane peut guérir le patient en transférant le mal sur un Russe présent, ou faute de Russe, sur un chien.

Toujours dans cet esprit, le linguiste, ethnographe et photographe Kai Donner rend compte sans fard de la forme moins symbolique qu'a pu prendre un sentiment antirusse dans le Nord :

Mais des guerres sauvages ne furent pas seules à entretenir chez les indigènes la haine des Russes et de tout ce qui est russe. Autrement, on ne pourrait pas comprendre que cette haine ait persisté et soit aussi forte qu'elle est encore. (...) Mais ce n'est pas seulement dans les légendes et dans les chants, c'est aussi dans la réalité qu'on peut dire que la haine vit encore. L'auteur de ces lignes connaît plusieurs cas, où, au XIXe siècle, les indigènes, en laissant les marchands russes seuls et sans rennes dans les toundras, ont contribué à leur disparition, c'est-à-dire à leur mort d'inanition et de froid. Lors de la révolution russe, en 1917, et à l'occ asion des troubles et des guerres civiles qui suivirent, la haine se remit à flamber contre les oppresseurs multiséculaires. Je connais des cas où les indigènes, manifestement influencés par l'exemple des événements des années précédentes et des meurtres sans fin entre Russes, molestèrent et tuèrent de bon cœur les Russes en général sans distinction de partis, ni d'opinions. Ils se délectaient à venger, comme ils le croyaient, de vieux torts. Cette attitude et ces agissements se sont produits tout à fait

sans être remarqués, au milieu des troubles publics de l'époque et dans l'isolement

complet des diverses régions, naturel dans les temps troublés » (Donner1946 : 153).

En conclusion, il apparaît, d'une part, qu'à lumière de la mission civilisatrice dont la Russie se pense investie « l'assimilation des indigènes à la civilisation russe était à la fois chose naturelle, inévitable et désirable » (Raeff 1989: 322) et, d'autre part, que les communautés des toundras et des taïgas ne se plaignent pas des conditions de vie dans le Nord que le colonisateur/civilisateur qualifie volontiers d'« hostiles » ou d'« extrêmes », mais bien du monde russe lui-même. C'est pourquoi, loin d'être passives, elles n'ont cessé de « rejouer » l'histoire sous diverses formes (résistance armée, discours symbolique, fuite plus au Nord, etc.) pour déjouer le défi violent de la conquête.

3. « Hourra, camarades ! »

À son tour, la Révolution va devoir conquérir les communautés du Nord. Même si dans certaines régions comme au Iamal, les autochtones savent que le Tsar rouge a fini par chasser le Tsar blanc après une guerre civile, ils ne mesurent pas, encore en 1928, ce qui les sépare du nouveau pouvoir : à la lumière de leur expérience ancienne avec l'environnement, ces éleveurs de rennes et chasseurs-pêcheurs sont dans une relation d'échange - ils ont appris à développer un art de vivre où le chasseur s'insère dans la nature, jusqu'à aller mourir dans la forêt pour devenir gibier à son tour -, là où le pouvoir soviétique entend soumettre l'espace à la seule force de l'homme soviétique, comme cela a été proclamé lors du premier congrès des écrivains sibériens à Novossibirsk, en mars 1926 : « Que la molle poitrine de la Sibérie soit revêtue de la cuirasse de ciment des villes, armée de la gueule de pierre des cheminées d'usine, corsetée par les lignes de chemin de fer ! Que soit brûlée et abattue la taïga, que soient piétinées les steppes ! Qu'il en soit ainsi et ainsi il sera ! Inévitablement. Ce n'est que sur le ciment et sur le fer que sera édifiée l'union fraternelle des hommes, la fraternité de fer de toute l'humanité » (Migairou 1993: 112-122).

Les Bolcheviks héritent de la diversité géographique et humaine de l'Empire - en 1897, les non Russes constituaient 60 % de la population du pays, à force d'expansion territoriale. Par contraste avec l'époque impériale, tous les peuples sont déclarés égaux le 2 novembre 1917 ; en effet, les Bolcheviks ont pour ambition de rallier autour de leur projet de société le plus grand nombre possible de peuples ou communautés aux langues, cultures et mœurs différentes et souvent méconnues.

Plus familier des ouvriers et des paysans que des éleveurs de rennes, le nouveau pouvoir fait d'abord appel à d'anciens opposants du tsarisme, exilés en Sibérie avant la Révolution, comme Vladimir Bogoraz, pour l'assister dans sa connaissance, mais aussi sa gestion des peuples et des questions du Nord. Le projet de réserves sur le modèle américain proposé par Vladimir Bogoraz dans les années 1920 est néanmoins refusé ; de même, la suggestion d'une République Polaire des Khantys et des Mansis par Piotr Sosounov est rejetée et lui vaut la prison. La ligne du Parti veut que les sociétés « enjambent les millénaires » pour passer d'un « patriarcat décadent » à la nouvelle communauté historique socialiste que sera le « peuple soviétique ».

Une série de mesures sont supposées faciliter l'intégration des peuples du Nord : en 1923, une politique d'indigénisation vise à terme l'élaboration d'élites « nationales » (au sens russe, c'est-à-dire des nationalités) ; en 1924, un Comité du Nord est chargé des questions spécifiques de cette aire géoculturelle ; un Statut provisoire des nationalités et des tribus des confins septentrionaux de la RSFSR est promulgué et un remarquable recensement boréal, effectué à partir de 1926 ; les langues autochtones sont normées, c'est-à-dire dotées d'alphabets et de manuels, afin de créer des langues littéraires8 ; enfin, les communautés du Nord sont « élevées » au rang de peuples et dotées du nom vernaculaire qu'elles se donnent à elles-mêmes et qui figure bientôt dans les nouvelles unités administratives créées - même si, dans les faits, celles-ci sont aux mains des cadres du Parti. D'ailleurs, les mots d'ordre se succèdent, qui tous obéissent à l'idéologie, la partijnost' ou « ligne du Parti » pour tout horizon. La Nouvelle Vie a un visage brutal : lutte des classes, soviétisation, sédentarisation, athéisme militant, « éléments socialement nuisibles », contre-révolutionnaires, troïka, prison. Cette culture urbaine, écrite, radicale, demeure étrangère aux cultures autochtones façonnées par les vastes espaces, l'oralité et le chamanisme que caractérise son art perpétuel de la négociation avec toutes les formes de vie. Elle divise, alors que la solidarité est essentielle dans l'existence de ces petits groupes disséminés sur d'immenses territoires. Ainsi, les rapports de force créés par les autorités (exclusion des soviets indigènes, menaces, vagues d'arrestation) donnent-ils aux communautés des toundras et des taïgas le sentiment d'une déclaration de guerre.

À travers la Sibérie, la résistance s'organise9, souvent autour de chamanes. Dans le pays du Kazym, dans les toundras du Iamal, dans le Taïmyr, en Tchoukotka, mais aussi chez les Évenks et les Évènes de Iakoutie, en Bouriatie et dans l'Altaï, les actions se multiplient. Faute d'obtenir de véritables pourparlers de la part des autorités locales, des factoreries sont pillées, des troupeaux, repris aux soviets - ainsi dans le kolkhoze nénètse Eddaj Iller (« Nouvelle vie »), 50 % du cheptel collectivisé est rendu à ses propriétaires, souvent parents des kolkhoziens, et pour faire un exemple, le plénipotentiaire du GPU le camarade Mourachkine se voit à son tour dépossédé de ses rennes et contraint d'errer à pied dans la toundra (Radtchenko 1994: 239). Ailleurs, comme dans le Taïmyr en 1932, ce sont des prises d'otages et un télégramme du chamane Barkhatov adressé « aux peuples du monde » pour alerter sur l'arbitraire, le harcèlement moral et financier que fait régner la dictature du prolétariat. En Tchoukotka, un détachement rouge armé de deux mitraillettes a été dépêché dans les campements. Dans l'un d'eux, les hommes ont découvert deux iarangas (tentes d'éleveurs dans l'est sibérien) et à proximité, des rennes gisant dans la position des animaux sacrifiés lors des funérailles. Et dans les iarangas gisaient tous les habitants du campement : des hommes, leurs épouses et leurs enfants. Un suicide collectif pour aller nomadiser dans l'Autre monde, puisque dans la toundra il était à présent impossible de se cacher des Russes (Charypova 2017: 79-104). Dans le pays du Kazym, à l'hiver 1933, une délégation soviétique est assassinée, suite à une assemblée rituelle où, cette fois, les esprits ont demandé la mort des Russes pour avoir profané une île sacrée (Samson 2007/2008 ; Moldanova 2007 ; Aïpine 2010). Le cruel roman

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8 Sur les limites de cet exercice et ses conséquences actuelles, voir : Samson 2022: 221-268.

9 Voir, par exemple : Radtchenko 1994 ; Studies... 2005, ; Laptander 2014 ; Charypova 2017.

de l'écrivain khanty Eremeï Aïpine La Mère de Dieu dans des neiges de sang (2002), consacré à ces événements, a été adapté à l'écran dans une version assez libre : La saga des Khanty (2009, coul., 90 mn).

Figures n° 4 & 5 : Scènes du tournage de [La glace rouge] La saga des Khanty d'Oleg Fesenko

(2009);

© archives personnelles, Dominique Samson Normand de Chambourg

Le discours russe, tout à sa lutte des classes et sa chasse aux ennemis du peuple, ne voit dans cette résistance qu'un mouvement contre-révolutionnaire, aussitôt réprimé dans la violence. À l'issue de cette résistance, dans le Kazym, la chasse à l'homme menée par des commandos punitifs fut exemplaire et l'affaire n° 2/49, Du soulèvement armé contre le pouvoir soviétique des Autochtones de la toundra du Kazym, instruite en 8 tomes. La « richesse » des contre-révolutionnaires fut inventoriée et confisquée au profit de l'État : 979 rennes, diverses fourrures pour une valeur de 2 095 roubles et 11 kopecks, des baies, de la viande de renne pour quelque 2 000 roubles, du poisson à

hauteur de 89 roubles 65 kopecks (Radtchenko 1994: 227). Encore en 1993, la demande des familles de réhabiliter les leurs a été rejetée par le Parquet de Tioumen.

Comme à l'époque impériale, les autochtones ont historicisé leur tradition orale, intégrant cette fois les répressions ainsi que les progrès techniques (le téléphone, en l'occurrence), dont cet extrait de récit de vie collecté auprès d'un Mansi né en 193110, qui le tenait de son père, se fait l'écho :

Ainsi donc, lorsque à la fin des années 1920 et au début des années 1930, il a été décidé de liquider tous les chamanes, Kolia [Mikola, comme on l'appelait] a été attrapé, embarqué à bord d'un bateau, enfermé à clef dans la cale, pour être emmené à Beriozovo. Ils voguent normalement, lorsqu'ils s'aperçoivent que le vieux Mikola vient de bondir hors du bateau et s'enfuit dans l'eau ; il fuit à la surface de l'eau. Le policier tire et touche directement le dos. Mikola sombre, puis réapparaît et s'éloigne à la nage. À trois reprises, on lui tire dessus, et chaque fois, il sombre et refait surface. Le troisième coup de feu l'a touché en plein cœur, mais rien, il a continué sa course, gagné la rive et disparu dans la forêt. Ils arrivent à Beriozovo et disent : « Il s'est enfui ». « Vous l'avez laissé s'échapper, cherchez et attrapez-le », ordonnent les autorités.

Bon, ils l'ont attrapé une nouvelle fois. Ils l'emmènent à Beriozovo. Ils sont assis à côté, ne le laissent pas seul une minute. Ils sont arrivés à Beriozovo. Ils l'ont jeté dans une cellule aux petites fenêtres ; ils ont fermé la porte à clef. Ils pensent qu'il ne fuira nulle part, parce qu'il n'y a aucune issue possible. Le lendemain, ils ouvrent la cellule, mais elle est vide. Il s'était enfui de nouveau. Ils sont partis à sa recherche. Ils l'ont attrapé. Ils l'ont emmené, pieds et poings liés, à Beriozovo. « Deux fois déjà il s'est enfui. À présent, nous allons tuer ce chamane, car c'est un chamane visiblement, on voit tout de suite que c'est un chamane. » Ils l'ont dépecé en petits morceaux, l'ont traîné jusque dans une tombe, sans cercueil, et l'y ont enterré, simplement. Par la suite, ils entendent qu'il est vivant, qu'il vit chez lui. Ils ont décidé de vérifier. Ils ont creusé la tombe, et là en vérité il n'y avait pas le moindre petit os.

Ils ont téléphoné à Staline pour parler de ce chamane. Staline dit : « On ne peut pas tuer des gens si rusés ; au contraire, il nous faut trouver ces gens-là, ils peuvent nous être utiles » (L'affaire se passait avant la guerre).

Il a été décidé d'envoyer le vieux Mikola ainsi qu'un autre Khanty, un chamane lui -aussi, à Moscou. Ils les ont jetés dans une cellule. Une nuit, ceux-ci ont décidé de s'enfuir. Le vieux Mikola a traversé le mur, tandis que le second a décidé de passer par la fenêtre, mais un garde l'a aperçu et l'a abattu.

Le vieux Mikola a décidé de partir pour la forêt afin que l'on ne s'en prenne pas à sa famille, à ses enfants, son épouse. Depuis lors, il ne s'est pas montré, ne passant que rarement chez lui, et seulement de nuit. De sorte qu'aucun étranger n'a appris qu'il était toujours vivant. Il a vécu longtemps, très âgé, sans que personne ne l'aperçoive de jour.

Aux commandos punitifs qui ont endeuillé les taïgas et les toundras succède bientôt la Grande Terreur (1937-1938) qui vide les campements sous les prétextes les plus

10 Eu égard à l'actualité dramatique depuis février 2022, il a semblé plus éthique de préserver l'anonymat des informateurs dans cet article.

sommaires et remplit les « martyrologes » d'âmes mortes réduites à des dates : la naissance, l'arrestation, le jugement, l'exécution, la réhabilitation (Goldberg 1999: 142).

Alors que leurs grands-parents ou parents sont parfois morts dans la haine du pouvoir soviétique, comme la mère de X... de la toundra d'Antipaiouta, la génération née à la fin des années 1940 - au début des années 1950, a souvent grandi dans un monde autre, entre l'interdiction des langues autochtones à l'école d'après-guerre jusque dans les années 1980, la fermeture de campements et villages jugés « sans perspective » et les débuts de l'expansion industrielle et d'un extractivisme prédateur. Le monde était soviétique. Dans ce contexte, maintenir un mode de vie traditionnel perdait alors de son sens, pour certaines familles : quel avenir des enfants pourraient-ils avoir dans la toundra ou la taïga ? L'avenir était ailleurs. Des autochtones ont donc participé activement à l'édification du socialisme, comme cette Nganassane, dont l'extrait de récit de vie a été collecté en 1997 :

Ici même, dans cette pièce, j'ai travaillé en tant que secrétaire de l'organisation du Parti du kolkhoze de Volotchanka. Nous avions alors au mur le portrait de Lénine et le slogan : « Le Parti : l'intellect, l'honneur et la conscience de notre temps ». Nous avions vraiment foi en ces mots. Nous étions convaincus que c'était la vérité. J'ai rejoint le parti par conviction, pas pour faire carrière. Depuis notre enfance, on nous endoctrinait d'abord chez les pionniers, ensuite avec les komsomols. Je suis une enfant de mon époque.

Ici, à cette table, j'appelais les gens de ma tribu à une nouvelle vie. J'étais alors vraiment persuadée que quand nous transférions les gens depuis la toundra vers les villages, nous améliorions leur vie, nous la rendions plus facile. C'est seulement maintenant, alors que je vais avoir 50 ans, que je comprends l'erreur fatale que nous avons commise. Nous les avons privés de leur mode de vie traditionnel, sans rien leur donner en échange. Le Parti a fait cette erreur, et moi j'ai dit aux gens quelle était la volonté du Parti. Maintenant, je suis moi-même coupable. Les habitants de Volotchanka étaient éleveurs de rennes, chasseurs et pêcheurs. Ils gagnaient leur vie par leur travail. De leurs propres mains. Dans l'histoire, les livres qui étaient publiés avant, il était écrit à propos de mon petit peuple, les Nganassanes, qu'il était fier, fort et courageux. Indomptable, maître de son territoire, invincible. Grâce à notre idéologie, nos convictions, nous les avons rassemblés dans les villages. D'un seul coup, nous les avons déplacés et installés dans les villages. Nous avons tout gâché. Nous leur avions promis un avenir radieux, mais nous ne leur avons rien donné. J'estime que c'étaient des mensonges. Que je suis coupable d'avoir mené des gens à cette situation. Je ne sais pas quoi faire à présent et quoi dire aux gens à propos de tout ça. Pour eux, j'étais et je suis toujours une créature de l'ère communiste. Aujourd'hui des anciens et des anciennes ne savent peut-être pas que ce Parti n'existe même plus.

On peut dire qu'en une nuit, ma vie a totalement changé. Un soir, j'ai quitté mon bureau en tant que secrétaire du comité du Parti. Et le lendemain matin, quand je suis arrivée au travail, je n'étais déjà plus personne. Il n'y avait plus de Parti. Je me tenais là, à l'entrée du bureau, incapable de comprendre. Ce n'est pas que j'étais inquiète de me retrouver au chômage. Je suis institutrice. Et on a toujours besoin de nous. Mon salaire était garanti, mais mon âme était tourmentée. Imaginez un peu.

J'avais le sentiment à ce moment-là, qu'on m'arrachait le cœur et que sous mes yeux, on le jetait dans la boue. C'était affreux. Et je crois que pas seulement moi, mais beaucoup de gens de ma génération éprouvaient la même chose. Ma plus grande déception fut l'attaque de mes camarades communistes de la veille, quand ils m'ont informé qu'ils se considéraient démocrates. Quand ils ont jeté leur carte de membre du Parti communiste, qu'ils portaient dans leur poche de gauche, sur leur cœur. Mais moi je ne pouvais pas, absolument pas, me joindre à ces gens-là. Ma famille et moi avons quitté Volotchanka. Je n'ai pas déménagé pour les avantages de la ville. Je me suis enfuie, loin de moi-même, de mon peuple, loin de cette vie torturée, de ces questions sans réponse.

(Lapsui 1997)

En définitive, après la fragilisation de l'univers autochtone dans la Sibérie impériale, les cultures des toundras et des taïgas sont « saignées », à l'époque soviétique, notamment par la modification coercitive du déplacement, appliquée par les travailleurs du Parti, et par la folklorisation qui résulte du mot d'ordre « nationales de forme, socialistes de fond ». Dans les représentations des nouvelles générations, le sacré n'est plus dans les toundras et les taïgas, mais dans la place Lénine, face au bâtiment du Comité local du Parti, et dans le monument aux morts de la Grande Guerre Patriotique où, les jeunes mariés viennent sacrifier une poignée de fleurs. Avec cette nouvelle sacralisation de l'espace autour duquel s'organisent les villes soviétiques, « Hourra camarades » devient comme la nouvelle antienne de la victoire sur « les forces obscures » du passé et de « la conscience citoyenne » (Советская Арктика [L'Arctique soviétique] 1937: 74) lumineuse, fruit de la politique nationale des « artisans du bonheur humain, Lénine et Staline» (La Jeune Garde 1949: 248). Elle « consacre » une ligne de fracture entre une petite élite, comme Anna, et les communautés.

4. « L'Arctique, terre de dialogue »

Un jour, X., Khanty de l'Est, m'a dit que la première chose dont il avait pris conscience, aussitôt venu au monde, c'était la neige :

Une neige infiniment blanche. Infiniment pure. Un monde alentour, aveuglant de cristaux de neige blanche et de glace. Un haut ciel de neige blanche. Une terre de neige blanche. Des arbres de neige blanche. Une rivière de neige blanche. Un lac de neige blanche. Et même Maman et Papa étaient de la neige la plus blanche et de glace. Et lorsqu'ai grandi, j'ai attrapé avec ma langue de légers flocons. Ils fondaient dans ma bouche et je ressentais leur fraîcheur singulière. J'ai goûté de petits morceaux de glace. Je sentais sur mes lèvres leur fermeté froide. Et un peu plus tard, lorsque Maman me versait de l'eau le matin pour que je me lève, je ne m'étonnais pas d'y voir flotter des fragments de glace. Parce que j'étais né avec les glaces. Un matin, lorsque je me suis réveillé dans le tchoum (tente d'éleveur de l'ouest sibérien) d'hiver avec une mèche blanche sur la tête, je ne me suis pas étonné non plus. Parce

que j'étais né avec les neiges. Il n'y avait là rien d'étonnant, si la nuit, le froid avait ondulé et blanchi mes cheveux. En un mot, les avait faits de neige.11.

Figure n° 6 : Campement d'automne ; © Dominique Samson Normand de Chambourg

La plupart de ceux qui mènent encore un mode de vie traditionnel (традиционщики) sont reliés à la terre « avec » laquelle ils vivent, non seulement par des liens physiques, mais aussi mentaux, émotionnels et spirituels. Mais à la tête depuis mai 2021, et ce pour deux ans, du Conseil de l'Arctique12, la Russie a officialisé sa nouvelle bataille : « Lomonossov a dit que la Russie grandirait par la Sibérie. Au cours des prochaines décennies, la Russie va grandir par l'Arctique et les territoires du Nord. Ce sont des choses assez évidentes ». Le rêve de l'écrivain Youri Rytkhéou de voir, dans un avenir suffisamment proche, la neige retrouver sa blancheur sur tout le littoral de la toundra et l'homme du Nord se sentir le maître réel de son existence, si fragile et palpitante dans cette contrée des froids longs et sévères (Rytkhéou 1991: 37), s'éloigne une fois encore. L'expansion industrielle est une troisième forme de conquête.

Souvent, les discours russes officiels soulignent que les plus grandes richesses du Nord ne sont pas le pétrole et le gaz, mais la diversité de cultures des peuples du Nord. Encore à la fin de l'époque soviétique, les choses étaient plus nuancées, comme le montre le terrain, à travers cet extrait de récit de vie collecté par mes soins auprès d'un chef de chantier qui évoque une pratique parmi d'autres, encore en vigueur en 1977 :

Après notre rencontre, Ivan Semionovitch Sopotchine et ses fils se sont présentés pour la première fois à la base, avec des fourrures de loutre, de renard commun et de renard polaire. Ils échangeaient tout cela contre de l'eau de Cologne et des parfums. Bien sûr, ce n'était pas Ivan Semionovitch Sopotchine qui demandait un tel troc.

11 Matériaux de terrain anonymisés de l'A.

12 Dès le 3 mars 2022, une déclaration commune de sept États membres a annoncé la suspension du travail du Conseil, puis le 8 juin, « une reprise limitée des travaux dans le cadre de projets qui ne nécessitent pas la participation de la Fédération de Russie ».

Mais ceux qui désiraient acheter des fourrures ne lui proposaient rien d'autre : ni argent, ni nourriture. En l'occurrence, c'était un marchandage forcé. La veille, un modeste magasin avait ouvert, qui ne vendait pas de vodka - la direction locale avait décrété la loi « sèche » -, mais avait de l'eau de Cologne et des parfums dans ses rayons.

Ivan Semionovitch Sopotchine a pris un flacon d'eau de Cologne, l'a débouché et a déversé quelques gouttes sur sa tête, puis le reste dans sa bouche. Ainsi Ivan Semionovitch Sopotchine ivre et ses fils sont-ils repartis pour leur campement sur leurs attelages de rennes, sans un gramme de farine, de sucre ou autres provisions. Cela m'a horrifié, stupéfié. J'ai pris sur moi d'interdire ici, sur la base du chantier, l'échange de fourrure, de viande et de poisson contre de la vodka, de l'eau de Cologne et des parfums. Ces derniers temps, le contingent d'employés s'était grandement accru, parmi eux beaucoup d'anciens zek [prisonniers du Goulag]. Cela ne me faisait pas peur. Du haut de mes 22 ans, j'ai décidé d'y mettre bon ordre, d'aider les miens à écouler normalement leurs fourrures, leur viande, leur gibier et leur poisson.13

Une pratique toujours attestée après la disparition de l'URSS, comme en mars 1992, lorsque quatre-vingt-cinq Khanty du pays d'amont du Trom-Agan ont fini par adresser au président Elstine une lettre à propos de l'exploitation du gisement de Tian, dans le rajon de Sourgout, qui les acculait au vide :

[...] Les neftianiki [les pétroliers] nous ont chassés, nous chassent de notre terre, pillent nos tchoum, nos labaz [cache à nourriture], tuent nos rennes pour la viande, pêchent notre poisson, tirent sur notre gibier, nous trompent et nous font boire. Et les représentants du pouvoir soviétique prennent le parti des pétroliers. [...] Monsieur Eltsine ! Nous aussi sommes des êtres humains ! Nous voulons vivre sur notre terre, élever nos enfants selon nos coutumes. Sans notre terre, nous ne sommes pas un peuple. Pourquoi permets-tu qu'on nous mène au désespoir ? Pourquoi nous pousses-tu, nous autochtones, à haïr ceux qui nous enlèvent notre terre ? Ainsi peut naître une guerre armée, lors de laquelle, nous le savons, nous mourrons. Les pétroliers ont du pétrole, simplement ils ne veulent pas l'extraire de façon responsable. Ils peuvent parfaitement se passer de notre dernière terre, et donner au pays autant de pétrole qu'il en a besoin.

Malgré la politique formelle d'accords, désormais privilégiée entre l'industrie et les familles autochtones, les relations entre les deux parties restent complexes, comme l'a rappelé en 2015 la comparution en justice de l'éleveur et gardien du lac sacré d'Imlor, Sergueï Ketchimov, qui dénonce régulièrement les méthodes des pétroliers (Samson 2019: 109-150).

En ce premier XXIe siècle, pour les éleveurs de rennes et les chasseurs-pêcheurs des toundras et des taïgas, la diminution des pâturages ainsi que la question des droits fonciers sont un défi capital. D'autant qu'après une phase d'avancée et d'alignement sur les standards de la législation internationale (1993-2001), les décennies suivantes se

13 Matériaux de terrain anonymisés de l'A.

14 Matériaux de terrain anonymisés de l'A.

caractérisent jusqu'à aujourd'hui par une forme de stagnation, sinon de régression : en 2013, par exemple, les « Territoires à usage traditionnel », où vivent les peuples autochtones du Nord, de Sibérie et de l'Extrême-Orient, ont été officiellement exclus de la liste des « territoires naturels spécialement protégés », permettant ainsi la levée des interdits de construction et d'exploitation qui protégeaient un territoire et ses habitants (Samson 2021: 414-427). Ainsi l'histoire se répète-t-elle : comme dans les années 1930 où l'exploitation du Noum-to ou lac divin avait précipité la guerre du Kazym, des tensions sont apparues en 2016 à propos du parc naturel du Noum-to où une compagnie, déjà présente sur 60 % de la superficie, remet à présent en question les zones protégées depuis une vingtaine d'années, parce que la situation et les techniques ont évolué. Alors que la Russie a adopté une loi sur l'offense faite aux croyants en 2013 qui permet d'interdire un certain nombre de concerts, spectacles ou expositions, les habitants tentent de faire valoir ce droit pour les sites sacrés du parc.

La désacralisation de la terre continue outre-Oural, où une légende noire n'en finit pas de s'écrire, endeuillant les dieux, les bêtes et les humains, comme l'a exprimé Youri Vella (1948-2013), éleveur de rennes et poète nénètse des forêts, dans son poème « Dans le Bois sacré » :

Prie,

Peut-être tes mots seront-ils entendus Et Celui qui veille sur la taïga fera lever les forêts, Débitées en routes...

Prie,

Peut-être tes mots seront-ils entendus, Et Celle qui veille sur la lignée redonnera-t-elle vie à qui est mort ou a succombé, Noyé dans l'eau-de-vie.

Prie,

Peut-être tes mots seront-ils entendus, Et la Déesse de l'Agan rétablira non seulement ses eaux pures de tout mazout, mais ses rives, les habitants qui peuplent ses rives...

Aujourd'hui je veux prier ardemment.

Prier pour moi, Prier pour mes enfants et petits-enfants.

Prier Pour ceux

Noyés dans l'Ob parce qu'ils ont prié dans les années trente, quarante, cinquante...

Mais les dieux se taisent. Pieds nus, Pillés,Fusillés.

(Vella 2002: 150)

Pour mettre les autorités russes face à leurs responsabilités, Youri Vella a aussi utilisé une voie plus officielle : le télégramme. À l'occasion d'un violent conflit avec la compagnie Loukoil en 2003, il a en effet écrit au Kremlin pour dresser un état des lieux : la peur et les pressions exercées sur les éleveurs de rennes par des représentants de la compagnie ; le silence du président de Loukoil et du gouverneur, sans doute d'avis « qu'un contribuable aussi considérable que la compagnie pétrolière doit avoir le droit d'anéantir nos lacs, nos rivières et nos pâturages et le droit de violer les droits civiques qui nous ont été donnés par la Constitution de la Russie » ; le blocage avec un excavateur et le sabotage du pont reliant le campement de Youri Vella au village de Variogane par des hommes de Loukoil, et donc l'impossibilité désormais de regagner le village où était « en train de paître, Votre renne, Monsieur le Président. De votre intervention dépend aujourd'hui le bien-être des miens et de Votre renne ». En effet, Youri Vella a consacré un renne à chaque président, liant ainsi leur existence. Le courrier est arrivé à destination, puisque l'éleveur a reçu une lettre du représentant plénipotentiaire du président de la Fédération de Russie dans le district fédéral de l'Oural, annonçant que l'affaire était désormais du ressort de ses services. Youri Kylevitch avait averti que si les autorités du pays ne faisaient rien pour réguler l'expansion industrielle sur les territoires claniques traditionnels, il mènerait son troupeau jusqu'à Khanty-Mansisk et l'abattrait devant les médias. L'éleveur voulait que le renne ait une bonne influence sur le président - quel qu'il soit - et ses actions : « Si le président ne peut pas défendre mon pâturage, ma terre, je sentirai sa vanité, son impuissance, et dans ce cas je devrai abattre mon troupeau et le premier à tomber sous le coup, sous le couteau, ce sera le renne du président. Concrètement, ce sera de sa faute. Dans ce cas, un tel président n'a pas le droit d'avoir des rennes. Je tenterai de faire cela publiquement, mais j'espère que cela ne se produira pas et que le renne aura une heureuse influence sur notre président. Tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes, si le président aide à protéger nos pâturages d'une profanation par les Gens du Pétrole ».

Figure n°7: Détail d'un village saisonnier khanty abandonné lors du boom pétrolier © Dominique Samson Normand de Chambourg

Lors de l'édition 2010 du forum « Arctique, terre de dialogue », le discours officiel des autorités était clair : « La Russie a quelques priorités dans sa politique arctique. La première : la création de conditions de confort et de qualité de vie pour les gens, la préservation du mode de vie original des peuples autochtones. Aucun projet industriel ne verra le jour sans considérer les exigences écologiques. C'est le principe de base de la position du gouvernement. La grandeur de l'Arctique est au-dessus de ces barils de pétrole et volumes de gaz dont nous pouvons bénéficier. » Youri Vella aura attendu en vain l'adéquation entre les discours officiels et le terrain, proposant sa propre lecture de la réalité dans son poème « Valeur suprême » qui a en exergue Дети - наше будущее (из выступлений российских лидеров) [Les enfants sont notre avenir (extrait des discours des leaders russes)]:

Aujourd'hui, Mon État n'a que faire des éleveurs de rennes. Il a besoin de robots-soldats sans cervelle, mais modèles. Il n'a que faire de gens de la terre aux mains en or. Il a besoin de soldats modèles tueurs d'hommes, doués pour les ordres. Pas besoin de savoir réfléchir, penser, rêver, mais savoir tuer. Tuer et être tués. Tu allumes la télévision : c'est un programme éducatif où avec force détails, précisément, nous apprenons à nos enfants comment il faut porter un masque, se vautrer dans le sable et la glaise, se fondre avec l'eau et la pierre, pour ne pas être tué, et soi-même, en expert, porter le coup imparable.

Et si cela ne marchait pas ? Si ton adversaire s'avérait plus habile ? S'il était mieux armé que toi ?

Et quoi, ce n'est pas un drame. Apprends fils (fille) à mourir dignement ! Car la valeur suprême de la civilisation : tuer, tuer ses semblables et apprendre à être tué... Aujourd'hui, nous n'apprenons pas publiquement à nos enfants à faire lever le blé. Aujourd'hui nous n'apprenons pas publiquement à nos enfants à libérer les oiseaux. Aujourd'hui, la viande de renne produite n'est utile à personne. Il est important d'enseigner à nos enfants l'art de tuer, de tuer et d'être tué (Vella 2013 :136-137).

En conclusion, comme dans la Russie impériale où ces « gens d'une autre terre » [туземцы], « d'une autre lignée » [инородцы], « d'une autre foi » [иноверцы] ou « de l'impôt en fourrure » [ясачные люди] avaient vu le gibier se raréfier et les maladies/épizooties se propager avec l'avènement des Russes et de leur foi, comme dans la Russie soviétique où ces « petits peuples du Nord » [малые народы севера] ont vu les toundras et les taïgas être « déshumanisées » (lieux de vie fermés, sédentarisation en milieu semi-urbain) et perdre leur âme (lutte contre le chamanisme) sous l'effet des Russes et de leur idéologie, les традиционщики d'aujourd'hui voient ce qui était l'exception dans la vie d'un éleveur devenir une série de désastres au fil des ans, avec les Russes et leurs machines : inondations, incendies, fièvre charbonneuse, Covid-19, le retour du bruit des armes. Ce ressenti d'une partie des autochtones encore enracinée dans son paysage culturel a été réactualisée sous une forme inattendue en 2019, lorsqu'un « chamane » iakoute a entrepris un voyage chamanique de son temps : marcher sur le Kremlin.

La succession de catastrophes en Sibérie et la peur qui habite les gens ont montré, selon Alexandre Gabychev (1968), que la nature désapprouvait le pouvoir russe et que des forces du mal étaient à l'œuvre au Kremlin. L'humain n'a-t-il pas été créé pour

cultiver et prendre soin de la terre (Genèse, 2,15) ? C'est précisément dans la forêt où il s'était retiré deux ans et demi que celui qui génère sa force de la terre sacrée de ses ancêtres (...) - le pays de Viliouï -, s'est dit guidé et inspiré par les esprits pour aller chasser les forces obscures du Kremlin, exorciser le démon, purifier la terre par un rituel. En mars 2019, Alexandre Gabychev va donc entreprendre depuis Iakoutsk, un voyage chamanique sans tambour, mais à pied, avec dans son sillage Iakoutie 14, une sorte de remorque contenant tout son univers (yourte, poêle, vêtements, nourriture, épée rituelle). Un voyage sans retour : après quatre tentatives et autant d'arrestations, Sachka-chamane comme on l'appelle volontiers, est finalement condamné sur décision du tribunal de Iakoutsk, le 26 juillet 2021, à un internement d'une durée indéfinie dans l'hôpital psychiatrique de Novossibirsk, pour y subir un traitement « intensif » obligatoire ; son appel a été débouté le jeudi 23 septembre, et le jugement ordonnant son internement forcé pour une durée indéterminée, confirmé, en vertu de l'article 280 sur l'extrémisme.

Dans ses déclarations, Alexandre Gabychev avait jeté l'anathème sur l'autoritarisme et les prisons et invité ceux qu'il rencontrait ou l'écoutaient, lors de sa traversée, à vivre libres, appelant un « espace de paix, de liberté et de solidarité ». À ce propos, il convient de rappeler que le chamanisme sibérien s'est développé dans des sociétés sans État central, numériquement faibles et généralement égalitaires ; quant au droit coutumier autochtone, il n'est pas fondé sur la punition - il ignore donc la prison -, mais sur la réparation. Le droit russe actuel qui s'évertue, notamment depuis 2014, à produire du non droit et à aggraver les peines encourues, pour tout acte, même non violent tel un piquet solitaire qui peut dès lors être désormais qualifié d'extrémisme ou de terrorisme, a donc permis de condamner le chamane pour « appel à l'extrémisme »15. A. Gabychev, lui, se définit comme un « chamane » (combattant) et un « fol en Christ », deux figures de la spiritualité d'Orient, que leur lien direct avec les esprits ou Dieu affranchit de bien des normes sociétales et dote d'un véritable rôle social. Dès 2019 et le premier rassemblement autour du pèlerin de la forêt, les autorités diocésaines orthodoxes de Tchita avaient préféré exprimer des doutes sur la santé mentale du chamane. Pourtant, il ne faisait que rappeler à l'Église sa vocation : servir la Création, plutôt que bénir des chars porteurs de mort. Étranger à la tentation du phylétisme condamné comme hérésie depuis 1872, mais qui semble prévaloir autour de lui, il prêchait, comme avant lui l'évêque Vladimir dans Le Bulletin du diocèse de Tomsk en son temps (1900), la magnificence de la nature - sibérienne en l'occurrence -propre à faire ressentir l'insignifiance de l'existence corporelle humaine, mais plutôt l'enthousiasme, l'élévation de l'âme. Dans cette nature précisément, loin de toute vanité humaine, l'être pouvait se sentir plus proche du ciel et élever sa pensée. À la différence d'un pouvoir décidé à se maintenir quel qu'en soit le prix, Alexandre Gabychev avait annoncé qu'une fois sa mission accomplie, il se retirerait dans la forêt.

Au-delà des controverses et des soutiens que le « chamane » sibérien aura pu inspirer, il est révélateur de voir qu'à l'égal des Khanty et aux Mansis qui n'avaient pas hésité à parer leurs divinités tutélaires des emblèmes d'un pouvoir exogène autrefois,

15 En outre, le tribunal a déclaré Alexandre Gabychev « aliéné » et coupable d'« usage de la violence contre des policiers » pour s'être défendu lors de son arrestation avec son épée rituelle, qui aurait blessé légèrement l'un de ses assaillants.

les transcendant en cavaliers célestes vêtus à la russe, pour agir sur le monde, aujourd'hui c'est la figure de Sachka-chamane qui a bientôt été parée d'attributs chrétiens orthodoxes - les ailes d'un ange ou les traits d'une icône. Comme pour l'armer plus efficacement dans sa mission rituelle, comme pour rappeler au formalisme de l'Église orthodoxe russe la folie de saint Maxime de Moscou qui, déjà au XVe siècle, déplorait la maison qui a un coin aux icônes, mais une conscience à vendre, et le Signe de Croix qu'on professe mais qui n'est pas une prière.

Figure n° 8 : Capture d'écran « Pour le retour de la liberté en Russie. La voie du chamane ».

© DW/K Mukhtarulin

Figure n° 9 : « Va et exorcise » - « L'icône » de Sachka-chamane par l'artiste sibérien Konstantin

Emerenko, 2019. © Timour Khanov

À l'inverse de la souplesse des sociétés autochtones aguerries par l'histoire, on voit aujourd'hui nombre de civilisateurs de par le monde se raidir sur ce qu'ils appellent leurs « valeurs traditionnelles », vantées comme la vérité, le salut. On ne peut que s'étonner d'un tel discours, puisque la valeur a un sens « boursier » : c'est ce qui est évalué, donc ce qui monte ou qui descend. Ou comme l'écrivait Nietzsche : « le secret de la valeur est de l'évaluer avec l'évaluateur ». C'est-à-dire l'humain. Il n'est donc, par définition, question d'aucune stabilité. De même, le terme de « traditionnel » pose aussi question, qui est utilisé par ses partisans en référence à quelque chose qui serait non pas relatif, mais absolu. Encore faut-il ne pas confondre les traditions (ce que faisaient mes parents, mes grands-parents, mes arrière-grands-parents et que je reprends à mon compte) et la tradition, ce filtre culturel qui fait qu'une société accepte ou rejette un phénomène nouveau en fonction d'un prisme précis. D'ailleurs, une quelconque glorification en matière de valeurs et de traditions fait-il sens ? Lorsqu'on parle d'interaction entre deux espaces culturels, peut-on raisonnablement les tenir chacun pour originel et pur ? Chacun résulte lui-même d'une évolution antérieure dans le temps et l'espace, chacun a une histoire faite d'hybridations successives. Malgré cela, sans doute à cause des blessures infligées par l'histoire, on voit des mondes fonder leur identité sur une configuration provisoire qu'il s'agit de perpétuer à tout prix, au mépris du réel, parfois au mépris de la vie elle-même : cette identité cesse d'être le fruit naturel d'une société en mouvement, pour devenir une construction artificielle et figée, destinée à perpétuer un ordre humain plus que divin.

Figure n° 10 : Un prince khanty et Ermak, saynète de théâtre ; campement ethnographique pour la

jeunesse autochtone. © Olga Kravchenko, 2005 ; archives personnelles de D. SNdC

5. Conclusion

Par contraste avec ce modèle civilisationnel, la Sibérie tend à l'universel. Sa mosaïque d'interpénétrations culturelles, ethniques et religieuses, lui impriment une dynamique pluriséculaire. Depuis longtemps, l'archéologie et l'anthropologie ont observé des phénomènes de superpositions ou de métissage. Les Nénètses, les Khanty et les Mansi sont un exemple éclairant : si aujourd'hui encore ils sont de ce monde, ce n'est pas parce qu'ils contemplent les siècles depuis un passé hiératique, mais parce qu'ils n'ont cessé de s'adapter, de se perdre et de se construire avec ou contre les défis qu'on leur imposait. Un art de vivre qui tient en ces quelques mots d'Anastasia (1944), Nénètse des toundras : « Je suis née en Russie. Aussi indigne puisse-t-elle sembler, elle est mon pays. Je n'ai pas à juger. Sans doute parce que, sur les lèvres de ma mère, j'entends encore un souffle âpre : Ma petite fille, conduis-toi bien. Tu n'es en tout et pour tout ici-bas qu'un hôte de passage. En vérité, un invité peut-il mal se comporter ? Comme tu es venue, tu repartiras ».

Par contraste avec la volonté des autorités d'écrire un narratif qui unifierait les corps politique et social pour défendre la nation menacée par d'éternels ennemis, les récits de vie collectés attestent que dans l'incertitude du lendemain provoquée par l'État russe et sa logique de sédentaire qui menace le mode de vie autochtone, la force humaine est parfois bien plus dangereuse que les forces naturelles et surnaturelles des toundras et des taïgas.

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