Vana NICOLAÏD O U-KYRIANID O U
NATURE ET POUVOIR SELON LES PÈRES DE L'ÉGLISE ORTHODOXE
I
«Dieu, avant qu'existât rien de ce que nous voyons maintenant, avait projeté et résolu d'amener à l'existence ce qui n'était pas encore; tout à la fois, Il conçu quel devait être le monde, et avec la forme Il produisit la matière qui serait en harmonie avec elle».1
Cet extrait de Basile de Césarée suffit pour convaincre quiconque s'est occupé des cosmologies antiques d'une mutation bouleversante concernant les significations imbriquées dans le concept de l'univers. En bref, chez les chrétiens, la nature en tant que cosmos, à savoir comme un système ordonné,2 n'est plus ce qu'elle a été.3^Désormais, seul Dieu infini, qui demeure au-dessus de ce monde, est l' «Être nécessaire». Cela veut dire que c'est lui, et seulement lui, qui ne peut jamais ne pas réellement être.4 Tous les autres étants ne sont que parce que Dieu l'a voulu et que puisqu'il continue à les maintenir dans «ce mode d'être mineur qui est le leur».5 Selon la formulation d'Eusèbe de Césarée:
«Quand il le veut, existe ce qui existe; quand il ne veut pas, cela n'existe pas».6
1 Basile de Césarée, Homélies sur l'Hexaéméron, 2.2, p. 149 (trad. S. Giet).
2 D. S. Wallace-Handrin, The Greek Patristic View of Nature, Manchester-N. York 1968, p. 101 sq. Également, R. Rocques, L'univers dionysien. Structure hiérarchique du monde selon le Pseudo-Denys, Paris 1983, p. 40 sq. De même, J. Pelikan, Christianity and Classical Culture. The Metamorphosis of natural Theology in the Christian Encounter with Hellenism, New Haven-London 1993, 68 et 90 sq.
3 Sur le sens de la phusis chez les grecs, voir G. Naddaf, L'origine et l'évolution du concept grec de phusis, Lewiston-Queenston-Lampeter 1992, passim et en particulier p. 11-57. Aussi, A. Motte, De l'idée de nature dans la Grèce antique, dans M. Augé et alii, La Grèce pour penser l'avenir, Paris-Montréal 2000, p. 61-89, et en particulier p. 75 sq.
4 Eusèbe de Césarée, Commentaria in Psalmos, Migne, P. G., 23 col. 1261: «Ev yâp èaxi p.évov àsi, Kai oïotote Suvâ^Evov p.r| sivai, SçëaSri ai aùxoç o pôvoç xôv ôërav rcoiçrrçç».
5 C. Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, Paris 19755, p. 272.
6 Eusèbe de Césarée, Louanges de Constantin (Triakontaétérikos), 12.2, p. 159 (trad. P. Maraval).
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© Vana Nicolaïdou-Kyrianidou, 2007
Composé d'une matière fabriquée et d'une forme inventée dé -terminante, corruptible et périssable dans sa totalité,7 le cosmos, qui se destitue de sa qualité de divin, revêt-il le caractère de contingence.8 Désormais, il se conçoit comme absolument dépendant de la volonté tout-puissante de son auteur, le seul incréé et, par-là, seul éternel: aû-to^rn-n et aùxoeïvai.9 D'après Clément d'Alexandrie:
«Il a suffit de sa volonté pour faire le monde ; car, à lui seul, Dieu l'a fait, puisque seul aussi il est réellement Dieu ; par son seul vouloir il crée et son simple désir est suivi de réalisation».10
Retenant des liens avec la tradition qu'inaugura le Socrate du Phédon,11 la nature chrétienne, qui vise toujours à l'accomplissement d'une norme, s'avère absolument finalisée. De là, elle continue à ne rien faire sans raison.12 Toutefois, sa raison d'être ne lui appartient plus en propre. Elle lui vient du Logos transcendant de Dieu.13 Privée du statut dont l'avaient déjà dotée les premiers philosophes et en vertu duquel elle avait pris le pas sur la tradition ancestrale,14 la phusis ne signifie plus la réalité primordiale qui se parfait, suivant une procédure dont elle est le principe et la règle. Conséquemment, elle ne s'élève plus au rang éminent du modèle pour toute activité créatrice. Désormais, elle se conçoit comme le produit artistique d'un créateur ex nihilo.15
7 Basile de Césarée, Hexaéméron, 1.3: «t|v to0 avap%ov tôv KÔGpov Kai axEëEÛTçxov EÎvai goi reëâvrv ÈyKaTaëirer|. napâyEi yàp te a%Èpa to0 KÔGpou toûtou. Kai, 'O oùpavôç Kai 0 yÈ reapEëEÛGovôai (■ ■ ■) oB Tà p.épç ^OopaTç KaiàëëoirâGEGiv èreÔKEiTai, toûtou Kai to oëov àvâyKç reoTE Tà aùôà rea0r|p.aTa toTç oîkeîoiç ^épEGiv èreoGTÈvai».
8 Grégoire de Nazianze, Supremum vale (orat. 42), Migne, P. G., 36 col. 477: «OB Se repE-GpÛTEpov to oùk 0v, toBto où KUpiraç ov. Tô Se KUpiraç ov, reôç ©EÔç;». Voir aussi L. Kolakowski, Philosophie de la religion. Trad. J.-P. Landais, Paris 1985, p. 85 sq.
9 Cf. Ps.-Dénys Aréopagite, Des noms divins, 11.6 [953B-C], éd. B. R. Suchla, p. 221—222.
10 Clément d'Alexandrie, Protreptique, 4.63.3, p. 126 (trad. C. Mondésert): «Môvov arnoB tô poûëçp.a K0Gp.re0iia. Môvoç yàp 0eôç ÈreoiçGEv, ÈreEi Kai ^ôvoç ovôraç egtî 0EÔç-0iëç tç poûëEG0ai Srp.ioùpyET Kai tç ^ôvov È0EëÈGai aùôôv EreETai tô yEyEvÈG0ai».
11 Platon, Phédon, 97b-99c.
12 Basile de Césarée, Héxaéméron, 5. 8: «OùSev àvamov- oùSev àreô Tamoprnou».
13 Athanase, Orationes tres contra Arianos, Migne, P. G., 26, col. 189: «nfiGa 0 yÈ t|v àë|0Eiav KaëEÏ Kai ô oùpavôç aÙT|v EÙëoyET Kai reâvôa Tà Êpya GEiETai Kai Tpé^Ei. Ei Se reaGa 0 yè tôv Srp.ioupyôv Kai t|v âë00Eiav èpvEÏ, Kai E0ëoyET, Kai Tpé^Ei Srp.ioupyôç Se Taûrçç ô Aôyoç ègtî, Kai aÙTÔç ëéyEi 'Eyrâ eî^i 0 âë00Eia oùk apa KTÎG^a ègtîv ô Aôyoç, âëëà ^ôvoç ïSioç to0 naTpôç, ev ro Tà reâvta 0pp.OGTai, Kai aÙTÔç upvEvtai reapà reâvTrav, œç Srp.ioupyôç». Cf.Eusèbe de Césarée, Louanges de Constantin, 12.5-6. Voir aussi Wallace-Handrill, op. cit., p. 104 sq.
14 Voir L. Strauss, Droit naturel et histoire. Trad. M. Nathan et E. de Dampierre, Paris 1986, p. 92 sq.
15 Voir, par exemple, Joannes Grammaticus, Adversus Manichaeos (hom. 2), § 9: «Ei Toivuv togo0tov i>TCEpé%Ei tèç àv0prârerav TÉxvçç 0 çûgiç, reôç oûk àvâyKç Kai t|v to0 0eo0 Srp.ioupyiav àGuyKpiTraç èreEppEprKÉvai Kai t|v tèç ^ÛGEraç ÈpyaGÎav; Oùko0v Ei 0Sç 0 çûgiç Tà EÏSç ovôa reapâyEi, ev èreoKEi^évro ^évtoi repoûreâp%ovTi Tama Srp.ioupyET Sià tô àSuvâôraç Ê%Eiv aëëùç t|v Srp.ioupyiK|v amoTç ÊvSEÎKvuG0ai Sûvapiv avEU Tivôç repoûreoKEi-^évou, àvâyKç reaGa, EÏreEp Kai ô 0eôç Sçp.ioupyET Kai Eiç tô EÎvai reapâyEi Tà ovôa, Ê%Eiv ti reëéov t|v aÙTO0 Srp.ioupyiav tèç ^ÛGEraç- oùSèv Se âv Ê%oi reëéov, Ei SûvaiTO ek to0
ovtoç Eiç tô EÎvai reapâyEiv Tà repâypma, àëëà Seoito Kai aÙTÔç, ÔGreEp ô texvîtçç av0prareoç Kai 0 çûgiç, èreoKEi^évou Tivôç repoûreâpxovToç, ev <b t|v eutob Srp.ioupyiK0v èvép-yEiav ÈreiSEÎ^ETai, Kai p.çSÈ togobtov èreEpé%oi tèç ^ÛGEraç, ogov èreEpé^Ei tèç TÉxvçç 0 ^ÛGiç».
Encore, le cosmos ne coexiste plus avec le chaos,16 d'où il surgit, et qui sape toute tentative de fondation que sur le vide. La xvxç et l'àvàyKç étant exclues de l'ordre de la création,17 la puissance formatrice du Créateur ne rencontre aucune entrave. Donc, à l'opposé du cosmos présenté dans leTimée de Platon, cet univers-là n'est plus menacé par ce « substrat qui, comme tel, est rebelle à l'ordre ».18 Autrement dit, il n'y a rien qui, du fait qu'il subsiste par soi-même, puisse insister sur son altérité et résister aux aspirations du constructeur èpépoûrnoç. Aucun facteur imponderable n'intervient dans cette constitution de part en part déterminée et parfaitement close, par qui se manifeste la puissance illimitée d'un artisan èrcépoo^oç.
Il en devient clair qu'en dépit du modèle «créationniste»19 qu'institua le Timée, et qui suppose la séparation des deux mondes, le fossé entre le Dieu des chrétiens et le démiurge platonicien n'est pas, pour cela, moins infranchissable. Ce dernier qui ne crée rien du néant, en sorte que les produits de son art ne réalisent le but proposé que dans la mesure du possible,20 il s'efface effectivement derrière la splendeur du modèle intelligible.21 En cela, seul le prototype inaltérable, les ôvxrnç ôvxa ou l'étalon objectif de la perfection, que dieu s'est destiné à contempler et dont il se sert pour façonner le monde visible,22 mérite l'honneur et l'attention de l'intellect. Puisqu'il constitue l'image fidèle du monde des Idées — l'objet absolument connaissable de la science par excellence —, c'est le cosmos sensible, et seulement lui, qui, en second, vaux l'admiration que lui manifeste l'âme amoureuse de la vérité.23 Il n'y a pas de quoi s'arrêter sur l'artisan divin.24 La supériorité de ce dernier à l'égard des êtres rationnels sur terre réside dans le fait que, demeurant sans rapport avec un corps mortel, il est le premier et de loin le meilleur imitateur des Paradigmes éternels.25
Du point de vue chrétien, en revanche, produisant les étants d'après leur eidos préconçu,26 matérialisé, Dieu s'avère la cause unique de l'existence.
16 C. Castoriadis, Ce qui fait la Grèce. 1. D'Homère à Héraclite. Séminaires 1982—1983, Paris 2004, p. 161; cf. ibid., p. 288 sq. et passim.
17 Cf. Pelikan, op. cit., 152—165.
18 Castoriadis, Ce qui fait la Grèce, op. cit., p. 177.
19 Naddaf, op. cit., p. 345.
20 Platon, Timée, 48a-b, 53b5-6, 71d6-7.
21 Cf. H. Arendt, Love and Saint Augustine. Ed. by Joanna Vecchiarelli Scott and J. Chelius Stark, Chicago-London 1996, p. 62 sq.
22 Cf. Platon, Timée, 28a6—29a3.
23 Voir Platon, Timée, 90c—d ; Naddaf, op. cit., p. 355. En ce qui concerne l'usage que les Pères de l'Église font du vocabulaire du Timée, afin de mettre les conceptions du dialogue au service du dogme trinitaire, de la christologie tout comme de l'anthropologie chrétienne, voir J. Pelican, What has Athens to do with Jerusalem. Timaeus and Genesis in Contrepoint, Ann Arbor 2000, p. 89-109.
24 Cf. F. M. Cornford, Plato's Cosmology. The Timaeus ofPlato translated with a running commentary, London-N. York 1971, p. 35.
25 Pour une comparaison entre le démiurge du Timée et le philosophe-roi de la République, voir Nicolaïdou-Kyrianidou, H reoëixiK^ axç %râpa xou Ti^aiov, [Postface] dans J. Derrida, Xépa, Athènes 2000, p. 90 sq.
26 Cf. Ps.-Dénys Aréopagite, Des noms divins, 5.8 [824C], p. 188: «napaSsiypaxa Se 9ap.£v EÎvai xoùç èv 0eô xôv ôvxrav oùaioreoioiç Kaièviairaç rcpoû^EGxôxaç ëôyouç, oûç 0 0eo-
Il institue la manière d'être de chaque chose fabriquée en vue de l'œuvre appropriée qu'il lui assigne. De là, il hiérarchise les créatures, s'imposant comme critère incréé de toute évaluation et en juge unique de la perfection de toute chose.27 Voué à manifester l'excellence de son ouvrier, le monde parfaitement façonné ne sert qu'à inciter à la glorification de celui qui l'a fait commencer. D'après Basile de Césarée :
«La beauté des choses visibles nous donnera une idée de Celui qui est au-dessus de toute beauté; la grandeur de ces corps dont nos sens nous révèlent l'existence et les limites, nous permettra de conjecturer, par analogie, ce qu'est l'Être infini, souverainement grand, dont la puissance défie toute pensée».28
Source de l'être et de l'essence et, pour cela, au-delà de toute connaissance possible,29 Dieu ne peut constituer que l'objet d'une foi inconditionnée, exprimée dans l'adoration. Source du bien, il s'avère l'unique objet d'un amour exclusif et d'une vénération sans réserves. Il n'y a rien qui ne signifie sa suprématie, rien qui ne renvoie à son mérite absolu.
Suivant Clément d'Alexandrie:
«Qu'aucun d'entre vous n'adore le soleil, mais qu'il dirige ses désirs vers le fabricateur du soleil ; qu'il ne divinise pas le monde, mais qu'il recherche le créateur du monde».30
Par sa puissance formatrice, l'artisan extra-mondain constitue le réel et l'ordonne. En ce sens, l'être-ainsi du monde manifeste la conformité parfaite aux normes imposées par Dieu et qui se présenté comme:
«tèç çûaEfflç Sr|p.ioupyèç Kai xèç Siaxâîsraç vo^oOéxçç» .31
«Aussi bien créateur de la nature que nomothète de la mise en ordre».
Autrement dit, le « démiurge est simultanément celui qui crée et celui qui fait les lois, c'est-à-dire l'autorité qui légitime».32
ëoyia rcpoopia^oùç KaësT Kai OsTa KaiàyaOà Osëfp.axa, xSv övxrav à^opiaxiêà Kai tcoiçxikû, Ka0' oûç ô ÎOTEpotiaioç xà övxa rcâvxa Kai rcporâpias Kai rcapfyaysv».
27 Basile de Césarée, Hexaéméron 3,10: «Kai sîSsv ô ©sôç oxi Kaëôv (...) 'O xoiwv èvapyÈ xov aKoraôv xSv yivo^évrav rcpoOÉ^svoç, xà Kaxà pipoç yivô^sva œç aupreër|praxiKà xo0 xéëouç, xoTç xsxviKoTç ÉauxoB ëôyoïç ÈrcsëOrôv àrcsSéîaxo (...) 'O p.évxoi xsxvixçç Kai repo xÈç auvOéasraç oîSs xo Èmaxou Kaëôv, KaiÈTCaivsT xà KaO' EKaaxov, repoç xo xéëoç aùxSv èrcava-öEprav xr|v Ëvvoiav».
28 Basile de Césarée, Hexaéméron, I. 11, p. 135.
29 Ps.-Dénys Aréopagite, Des noms divins, 1.4 [592D—593A],p. 115: «...xr|v imspoûaiov aêxTva (.) sv Î raâvxa xà rcépaxa reaaSv xSv yvrâasrav ÎOTspappfxraç TCpoûôéaxçKsv, ¿v oftxs èvvoÈaai Suvaxôv oftxs sircsTv oftxs oëraç rcraç OsrapÈaai Sià xo nâvxrav aùxrv sîrpr^Évçv sîvai Kai èTCSpâyvraaxov (...) Ei yàp ai yvrâasiç reäaai xSv övxrav siai Kai siç xà övxa xo rcépaç £%ouaiv, 0 raâaçç oûaiaç è^EKsiva Kai rcâaçç yvrâasrâç èaxi Èî^pmÉvr».
30 Clément d'Alexandrie, Leprotreptique, 4.63.5, p. 127, trad. C. Mondésert. Cf. Photius, Bibliothèque, Codex 277, p. 524b: «'O sùasprç oé% èppiÇsi x|v Kxiaiv, àëëà xç Asarcôxri x|v TCpoaKÛvçaiv xa^isûsxai. Ti^â x|v Kxiaiv, àëë' œç ô^ôSouëov, oùk ä^aipSv Sè xo aépaç xo0 Kxiaavxoç rcspidrnxsi xç Kxiap.axi. 'EreaivsT xo ôiëoxéxvrp.a, àëë' oü%i x|v xo0 xs^vixou Sôîav siç ÈKsTvo TCspuaxçaiv. 'O Sè Suaasp|ç KaêSç ^èv sîSsv, KaêSç Sè repoasKÛvças Kai rcaaav x|v xâ^iv àvéxpsysv». Aussi, Athanase, Contra gentes, § 8.
31 Constitutions Apostoliques, 3.9.4. (éd. M. Metzger). Cf. Origène, Contre Celse, 5.37.
32 C. Schmitt, Théologie politique 1922, 1969. Trad. J.-L. Schlegel, Paris 1988, p. 57.
Donc, force est de constater que l'exemple socio-politique auquel se réduit maintenant la nature n'est pas celui d'une fondation qui, faisant preuve de sa capacité inhérente d'autolimitation, fonctionne selon le mode l'autogestion rationnelle. Autrement dit, le cosmos ne reflète plus la structure de la rcoëtç:33 régie par des lois impersonnelles, dont «les hommes se posent comme auteurs»,34 cette communauté est soustraite à l'Absolu et mise à l'abri des despotes. Elle se présente articulée selon des institutions stables qui maintiennent les rapports égalitaires de ses parties dans un cadre de régularité.
En effet, la nature n'exemplifie que la soumission complète à la volonté de son créateur supersubstantiel laquelle s'identifie avec la loi.35 Suivant les formulations de Clément de Rome:
«Le soleil et la lune et les chœurs des astres évoluent selon son ordre (...). La terre (...) ne conteste pas, elle ne modifie rien des règles qu'il a posées. (.) La cavité de la mer (.) ne franchit pas les barrières dont elle a été entourée, mais elle agit selon les ordres qu'elle a reçus».36
D'ailleurs, Grégoire de Nysse affirme:
«"ISiov yàp tèç KTÎasraç ô6 SouësÛEiv èaxiv ».37
«La manière d'être propre à la création est d'être esclave».
Tout en désignant la conformité d'un être à son devoir être idéel et idéal, l'expression évaluative: «selon la nature» puise son sens dans la relation hiérarchisée entre dominant et dominé. Entre celui qui, de par son autorité, impose la loi, une fois pour toutes, en assurant, par sa puissance, son application continue, et celui qui s'y assujettit en reconnaissant son incompétence de mettre le contenu de la loi en question.
33 Concernant rapport entre cosmologie et politique, et plus précisément, au sujet du lien intrinsèque de la science avec la société grecque, voir G.E.R. Lloyd, Origines et développement de la science grecque. Magie, raison et expérience. Trad. J. Carlier et Fr. Regnot, Paris 1990, p. 231 sq. et surtout p. 253 sq.
34 Castoriadis, Ce qui fait la Grèce, op. cit., p. 36.
35 Jean Damascène, Contre les Manichéens, 1.43, Migne, P. G., 94, col. 1545D: Sè vôpoç xo0 0800 0éër|p.a a0xo0 èaxiv ».
36 Clément de Rome, Épître aux Corinthiens 20.1-6 (éd. A. Jaubert). Nous citons le texte entier : «0ëiôç x8 Kai a8ë0vç, àaxéprav x8 %opoi, Kaxà x0v Siaxay^v aùxoB èv ôpovoia Si%a reâaçç reap8Kpâa8fflç 8Î8ëiaao0aiv xoiç èreiT8Tayp.évo0ç aùxoTç ôpiapotiç. Г0 KuoçopoBaa Kaxà xo 0éërp.a aùxoB xotç iSioiç Kaipotç x0v reap.reër0È àv0prâreoiç x8 Kai èçpaiv Kai reaaiv xotç oBaiv ère' aùxÈç Çôoiç àvaxéëë8i xpoç^v, цг| SixoaxaxoBaa p.çSè àëëoioBaâ xi xôv S8Soyp.axia^évfflv ère' aùxoB. 'Apûaarav x8 àv8îixviaaxa Kai v8px8prav àv8KSi0yrxa Kpi^axa xotç aùxoTç a0vé%8Tai repoaxây^aaiv. To kûtoç xÈç àre8Îpou èaëâaaçç Kaxà x|v Srp.io0pyiav aùxoB a0axa0èv 8Îç xàç a0vayrayàç où reap8Kpaiv8i xà re8pix808ip.8va aùxfl Kë8t0pa, àëëà Kaèëç Si8xaî8v aùxfl, oôxraç reoi8t». Voir aussi R. Brague, La sagesse du monde. Histoire de l'expérience humaine de l'univers, Paris 1999, p. 257. Cf. Origène, Contre Celse, 8.66 (éd. M. Borret): «E09rp.o0p.8v oBv "Hëiov œç Kaëov 08o0 SmioBpyç^a Kai xoiç vôp.o0ç 90ëâaaov xo0 ©8o0».
37 Grégoire de Nysse, De oratione dominica, or. 3, éd. F. Oehler, p. 260.
L'antithèse classique entre le «^ûoet» et le «Oéoet», nature et convention, se trouve absorbée par la suprématie du vôpoç que pose le divin.38 Abolissant la primauté de la nature, cette loi sape, du même coup, les fondements des cultures et des sociétés particulières, car elle relègue au second rang les conventions humaines aussi.
Sujet à son auteur, le monde est formé par un ordre politique à la base duquel se trouve «l'acte performatif pur qui n'aurait de compte à rendre à personne et devant personne».39 Conforme à la hiérarchisation du réel, l'ordre juridique établi s'avère compatible avec un monothéisme intransigeant: s'il y a un seul Dieu, le gouvernement de plusieurs n'a aucune légitimité.40 La loyauté de la nature ne saurait être que monarchiste sans conditions.41
En créant l'univers, Dieu fonde un régime.42 Dans ce rôle et en cette fonction, il instaure le modèle du pouvoir constituant défini par Carl Schmitt:
«Le pouvoir constituant est la volonté politique dont le pouvoir ou l'autorité sont en mesure de prendre la décision globale concrète sur le genre et la forme de l'existence politique propre, autrement dit déterminer l'existence de l'unité politique dans son ensemble».43
Et Schmitt d'ajouter:
«Pour la conception médiévale, seul Dieu a une potestas constituens - du moins dans la mesure où l'on parle d'un pouvoir constituant».44
Il en devient clair que dorénavant la notion chrétienne de la loi rompt les liens avec la tradition greco-romaine. Elle n'est plus ce qui, d'après les Romains, relie les hommes de façon durable et qui «s'applique non par une action violente ou un dictat, mais grâce à un accord et une convention».45 Aussi, contrairement à la forme de gouvernement qu'institua la rcôëiç, le
38 Justinien, Edictum rectaefidei, éd. M. Amelotti, R. Albertella, L. Migliardi, 1973: «reav Sè Kxia^a eî. Kai ek Siaq>ôpfflv guvegtçkev, àëë'oùv piav ekeîvçv £%eiv ëéyETai öüaiv каб' ¿v rcapà to0 0eo0 ÊSr|p.ioupyf0r|». Grégoire de Nazianze, De Theologia (orat. 28), § 6 éd. J. Barbel: «To0 ^èv yàp EÎvai 0£Ôv, Kai t0v mwrrav reoiçTiKfv te Kai ctuvektikt|V arnav, Kai £0iç SiSâaKaëoç Kai ô ôugikôç vôpoç- 0 p.èv toTç ôpra^évoiç repoapâëëouaa, Kai rcErcryôai KaëSç Kai ôSeûougi Kai ràavfTfflç ïva oùôraç EÏnù Kivou^évoiç Kai ôEpo^évoiç- ô Sè Sià tSv ôpfflp.évrav Kai TEcay^évrav tov àp%çyèv toùwv auëëoyiÇô^Evoç. nSç yàp çv Kai готватг tôSe ôè raäv, ß CTUvéarr, 0eo0 та mxvra Kai oùairâaavToç Kai guvé%ovtoç;».
39 J. Derrida, Force de loi. Le «Fondement mystique de l'autorité», Paris 1994, p. 89.
40 Eusèbe de Césarée, Louanges de Constantin, 3.6, p. 97.
41 Grégoire de Nysse, In canticum canticorum, hom. 14, Migne, P. G., 6, col. 421: «Etç paaiëEÎç Kupiraç te Kai àëçèSç Kai Kprâôraç egtvv ô paaiëEÎç raâOT|ç tèç KTÎaEraç».
42 Eusèbe de Césarée, Préparation evangelique, 7.8.3-4, éd. K. Mras: «pçSÉva tSv ämivTfflv tov Sr|p.ioupyôv Segkôtçv ô^où Kai 0eov tSv oërav Êmypâ0aa0ai. nEKEÏaèai yàp aùôov où ^ôvov koiçtik0 Suvâp.£i eù Kai ev коацш то raäv SiaTE0£iKÉvai, àëëà Kai Segtcôtou Sîkçv, œç âv ^Eyâëçç nôëEraç to0 CTÛp.rcavToç KupiEÙEiv oîkovo^eTv te Kai oîkoSegtcoteTv ôpoù Kai KÙpiov ovôa Kai ßaaiAia Kai 0eôv».
43 C. Schmitt, Théorie de la constitution. Trad. L. Deroche, Paris 1996, p. 211-2.
44 Ibid., p. 213.
45 H. Arendt, Qu'est-ce que la politique? Texte établi par U. Ludz, trad. S. Courtine-Denamy, Paris 1995, p. 115.
vopoç ne s'y conçoit-il que comme commandement.46 En cela, sa signification est créée à la base du rapport vertical, pré-politique,47 entre le maître de l'oikos48 qui ordonne et les assujettis qui exécutent.
Or, le Créateur incréé fait surgir du néant un système de significations sans précédent. Il instaure un ordre normatif, dont la légitimité émane d'une décision antérieure aux lois instituées. Ainsi, anticipant l' eidos de tout ce qu'il fait naître, précède-t-il toute réglementation. D'ailleurs, Eusèbe de Césarée affirme qu' «il est l'origine de la justice elle-même».49
On reconnaît les caractères principaux du décisionnisme, toujours selon les définitions de Carl Schmitt:
«La décision souveraine ne s'explique juridiquement ni par une norme ni par un ordre concret ; elle ne s'insère pas non plus dans le cadre d'un ordre concret parce que, pour le décisionniste, c'est la décision qui fonde la norme et l'ordre. La décision souveraine est commencement absolu, et le commencement (y compris le sens d'àpx^) n'est rien d'autre qu'une décision souveraine».50
Réduite au seul vouloir de la divinité indivisible, absolument unie et étrangère aux factions,51 cette mise en ordre sans précédent exemplifie, dans le devenir historique, la prétention de nier le pouvoir instituant de l'activité collective. En ce sens, elle adosse l'aspiration à mortifier la puissance créatrice immanente à «la multitude des hommes» en tant qu'êtres singuliers coopérants à travers leur diversité et leurs différences.52
Selon les religions de l'immanence,53 l'extériorité du fondateur par rapport à l'état actuel des choses fondées ne se réduit qu'à la distance qui sépare un passé originaire révolu d'un présent qui en tire la légitimité de sa manière d'être. En revanche, religion de la transcendance, le christianisme refuse d'inclure la divinité dans le monde et structure ses conceptualisations à
46 H. Arendt, Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine. Trad. G. Durand, Paris 1989, p. 140 sq. Eadem, On Revolution, London 1977, p. 188 sq.
47 Voir Arendt, La condition de l'homme moderne, p. 65—76.
48 Cyrille d'Alexandrie, Inparabolam vieaae, hom. 17, Migne, P. G., 77, col. 1096-1097 : «OÎKoS8GTCÔTr|Ç xO0 p.Eyâë,OU OÏKOU, TOUTÉGTIV ô Segtcôtçç ©eôç . oTkoç yàp ô KÔop.oç . Ae-onôxçç Se aüxoB, ô Kxioaç aùxov ©eôç».
49 Eusèbe de Césarée, Louanges de Constantin, 3.6, p. 98
50 C. Schmitt, Les trois types de pensée juridique. Trad. M. Köller et D. Séglard, Paris 1995, p. 83.
51 Cf. Grégoire de Nazianze, Defilio (oratio 29), § 2 (éd. J. Barbel): «'Axaîia yàp ^EëÉxç ëûoEraç. "HpÂV Se p.ovap%iaxo xi^râ^EVOV- ^ovap%ia Se, où% |v öv rcEpiypa^EiTCpôorarcOV- àëë' |v ôûoEraç ôpmipia ouvioxçoi, Kai yvrâpçç otip.nvoia, Kai xauxôxçç Kivr|oEraç, Kai rcpoç xo öv xSv èî aùxoB oûvvEuoiç».
52 Je me refère ici aux analyses de A. Negri, Le pouvoir constituant. Essai sur les alternatives de la modernité. Trad. É. Balibar et Fr. Matheron, Paris 1997, surtout p. 399—440, et plus spécialement 404—417.
53 Au sujet de l'opposition entre les religions de l'immanence et celle de la transcendance, voir E. Enriquez, De la horde à l'État. Essai de psychanalyse du lien social, Paris 1983, p. 282 sq. Concernant la religion grecque, voir J.-P. Vernant, Formes de croyance et de rationalité en Grèce, dans Idem, Entre mythe et politique, Paris 1996, p. 237—252, surtout p. 245 sq. Aussi, M. Augé, Une anthropologie des polythéismes est-elle possible?, dans La Grèce pour penser l'avenir, op. cit., p. 25—42, et en particulier p. 35 sq.
partir de l'hétérogénéité absolue du Créateur.54 Puisque l'avant et le dehors ne désignent que la différence de nature, et en cela de valeur, entre le créé et l'incréé, l'extériorité du fondement n'est plus temporelle, mais spatiale. Le rapport de Dieu absconditus avec la réalité instituée ne se recouvre que par le biais de l'eschatologie chrétienne.55
Abolissant les privilèges accordés au cosmos pré-chrétien, l'ordre ascendant ontologique révélé renverse la supériorité de l'univers à l'égard de l'être humain. Dès lors, l'échelonnement des créatures suivant leur perfection inégale, postule que la cosmologie cède le pas à l'anthropologie : le monde devient le subalterne de l'homme. C'est à lui que passent la dignité et l'honneur, vu son office conféré de représenter la divinité dans le monde sublunaire.56 Dans cette perspective, la fin reçoit une signification nouvelle. C'est le but à atteindre dans le temps en vue d'un achèvement qui dépasse le temps. Ainsi, sous la logique de la rédemption que met en vigueur le «messie à l'envers»,57 les événements puisent-elle leur sens dans l'économie du salut, le telos de tout et après tout.58 Le monde existe au service du drame humain : il souffre avec la chute, il coopère au mystère de l'Incarnation, il persévère dans l'espérance que la nouvelle promesse sera réalisée.59
Donc, selon le nouveau sens dont s'investit la notion de la fin, le temps ne se conçoit que comme la durée prédéterminée, accordée pour le salut du genre humain. D'ailleurs, puisque de toutes les créations douées de raison ce n'est que l'homme qui a de la chair, lui seul puisse avoir une histoire. Il vient et quitte le monde sensible, et ce trajet linéaire entre la naissance et la mort est la
54 Athanase, Orationes tres contra Arianos, P.G. 26, col. 360: «Ei xoivuv Kai ó Aôyoç Xpóvro póvov 0p.ñv Sia^ÉpEi, ëSei Kai 0p.aç œç ekeTvov EÎvai». Aussi, ibid.: «Ei pEv oâv, œç TCoëëàêiç eïtco^ev, ó aùxôç Èaxiv 0p.Tv ó xo0 ©eoù Aôyoç, Kai oùSèv 0p.Sv Sia^ÉpEi ß %póvro' Ëaxra ßpäv o^oioç, Kai xßv aùx0v È%Éxra %râpav rcapà tç üaxpi, ßv Kai 0^eTç Ë%op.Ev».
55 Mon analyse s'appuie sur les thèses de M. Gauchet, Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Paris 1985, p. 54 sq. Voir aussi, Idem, La condition historique. Entretiens avec François Azouvi et Sylvain Piron, Paris 2003, p. 119—121,
56 Cf. Grégoire deNysse, In canticum canticorum, (hom. 15), éd. H. Langerbeck, VI, p. 68: «PvSOi rcóaov ÍOTEp xßv Xomßv Kxiaiv rcapà xo0 tcetcoiçkôxoç xExip.çaai, oùk oùpavoç yÉyovEv Eiêëv 0eo0, où GEë^vç, où% Ûëioç, où xo àaxpçov êàëëoç, oùk aëëo xi xñv Kaxà xßv Kxiaiv ôaivopÉvrav oùSÉv». Voir aussi L. Strauss, Jérusalem et Athènes. Réflexions préliminaires, dans Idem, Études de philosophie politique platonicienne. Trad. O. Sedeyn, Paris 1992, p. 218 sq.; de même, R. Brague, La sagesse du monde, op. cit., p. 240 sq. Aussi, Pelikan, What has Athens to do with Jerusalem?, op. cit., p. 54 sq.
57 Gauchet, La condition historique, op. cit., p. 100. Par cette expression Gauchet explicite le fait que «ce qu'il [scil. le Messie] annonce, ce n'est pas la victoire sur l'occupant romain, dernier avatar en date d'une oppression familière, ce n'est pas la révolte, inutile, contre les dominations terrestres, c'est la sortie du monde où il y a des dominations. Il n'y a pas d'issue en ce monde».
58 Voir aussi Wallace-Handrill, op. cit., p. 112 sq. De même, Brague, La sagesse du monde, op. cit., p. 247—252.
59 Selon les formulations de J. Taubes, La Théologie politique de Paul. Schmitt, Benjamin, Nietzsche et Freud. Trad. M. KölleretD. Séglard, Paris 1999, p. 111, pour Paul «qui n'a jamais décrit ni mentionné un seul arbre (...) la nature est une catégorie très importante, c'est une catégorie eschatologique».
chance qui lui a été donnée pour se racheter.60 Retour vers le début paradisiaque, la sotériologie chrétienne unit le commencement avec l'achèvement ultime.61 Cela signifie que dans son rôle d'acte providentiel, la création continue vers et jusqu'à la fin. Absolument excepté du monde, Dieu dirige tout et sans aucune exception. À l'opposé du démiurge platonicien,62 le créateur de l'univers y demeure présent, car il détient la potestas suprema aussi.63 Et du fait que Dieu est toujours ce qui est, à savoir l'Être absolu, l'éventualité qu'il ne demeure pas le seul et unique roi est un non-sens. Sinon, l'Éternel serait soumis à l'ordre du temporel, faisant face aux contingences et aux changements du devenir historique.64 À l'opposé donc de Zeus, le Créateur de l'univers ne puisse même pas être menacé d'être dépossédé de la souveraineté.65 Ce qui veut dire qu'une telle menace ne saurait invoquer une situation dont la condition de possibilité serait saisie par la pensée. Par conséquent, pas d'issu heureuse dans la mise en question de ce pouvoir constitué qui fonde, irrévocablement, la non «identité du gouvernant avec le gouverné».66
En Dieu se rejoignent et le fondement qui se trouve tout à fait au dehors et le siège du pouvoir royal qui se place au sommet : absolument extérieur et en même temps agissant à l'intérieur de la réalité instituée qu'il régit, dehors et dedans, il n'est nulle part, car il est partout. Début et fin de toute chose, Dieu, en qui l'autorité et le pouvoir coïncident,67 constitue la source de toute légalité et l'instance suprême qui octroie la légitimité.
60 Voir R. Brague, A Medieval Model of Subjectivity: Toward a Rediscovery of Fleshliness, dans R. Lilly (éd.), The Ancients and the Moderns, Bloomington-Indianapolis 1996, p. 230—247, surtout p. 235.
61 Cyrille d'Alexandrie, Thesaurus de sancta consubstantiali trinitate, Migne, P. G., 75, col. 280: «"ESei rcâëiv ôSôv Éxépav àvaSEi%0Èvai, Si' flç x|v àp%aiav Kaxâaxaaiv ekeîvçv àvapÈvai Smt|aôp.E0a. "EtceiSti Se àvOprârcrav oùSeîç ÎKavôç rôv eîç xoBxo KaxE^aivExo, àvayKairaç aùxoç o çimvOprarcoç xo0 ©eob Aôyoç, aKxiaxoç rôv x|v çûaiv àvOprarcoç KxiÇExai Si' 0p.aç, pouër|GEi xo0 naxpôç x|v 0^rôv aâpKa rcEpipaëëô^Evoç».
62 Platon, Timée 42e5-6.
63 Cf. Didymus Caecus, Commentarii in Ecclesiastem, éd. M. Grunewald, p. 89: «aùxoç Se Kai SioikeT Kai rcpovoETxai xrôv ëërav, ïva xExay^évraç àyo^évou xo0 rcavxèç KÔap.ou imo xaîiâp%ou Kai repovoçxoB Kai ap%ovxoç Kai 0viô%ou Kai paaiëéraç çavxaaiav ëâpra^Ev, oxi Eaxi xiç 0yoû^Evoç xo0 kôg^ou».
64 Théodoret de Cyr, Interpretatio in Psalmos, Migne, P. G., 80 col. 1624: «"O ©eôç yâp axpErcxôç xe Kaiàvaëëoiraxoç, «eî rôaaûxraç Kai Kaxà xà aùxà Ê%rav. OÙ yàp v0v p.èv paaiëEÛ-Ei, v0v Se paaiëEiav oùk ê%ei- àëëà çûgei p.év èaxiv «eî paaiëEÛç, oùk «eî xoùxo SÈëov xotç àvOprârcoiç yEyévçxai».
65 Selon Castoriadis, Ce qui fait la Grèce, op. cit., p. 279: «Les dieux grecs -Hannah Arendt le rappelait à juste titre- sont 'immortels' non pas éternels: Zeus est lui-même, promis par Prométhée, au détrônement, et cela est publiquement représenté à Athènes, vers 460 av. J.-C.».
66 Schmitt, Théologie politique, op. cit., p. 58.
67 Sur la corrélation de l'auctoritas (inhérente à la personne physique) et de la potestas (liée au normatif et au juridique), tout comme sur les conséquences néfastes de leur coïncidence en une seule personne, voir G. Agamben, État d'exception. Homo sacer II,1, Trad. J. Gayraud, Paris 2003, p. 124—148.
Source de l'être et de l'essence, l'aûxoxeëéç ôv instaure les circonscriptions qui dé-finissent les étants créés, en prescrivant leur conduite ordinaire: celle qui actualise leur forme parfaite, conçue auparavant, et par qui se réalise incessamment le bien-être de la pluralité réduite en une totalité ordonnée. Ainsi, source du bien, le créateur s'identifie-t-il ave la source du juste.68 De là, il se pose comme le « fondement anomique»69 de l'ordre qu'il a établi et dont il se porte garant, en demeurant légalement en dehors de lui. En cela, il peut, par sa puissance, facilement le dissoudre, sans qu'il porte atteinte au droit. D'après Léonce de Jérusalem:
«vôpoi yap çûasraç Kaxaëûovxai pâaxa xç vo^o0Éx| èv Kaipç».70 «Les lois de la nature sont pour le législateur facilement abrogées quand il le juge opportun».
Au-dessus de la nature agit la grâce71 qui, en cela, dépasse la raison en sorte qu'elle n'ait pas de raisons à rendre.72 L'Incarnation du Fils en est la preuve. Ressort de la création continuée, l'irruption du divin dans l'ici-bas pourraient être saisie comme le «mouvement descendant à la deuxième puissance»73 que nécessite la téléologie chrétienne. En cela, la violence qu'implique la mise en suspens de l'ordre établi, demeure justifiée par la justice des fins. On l'a déjà vu, du fait que seul le salutpost mortem de l'être humain expatrié a de l'importance, le plan providentiel sera pleinement réalisé avec la fin du cosmos et des institutions qu'il le constitue. On dirait donc que la mise en suspend de la normalité préfigure la perte de ce monde comme tel74 et avec lui de la loi en tant que vouée à l'ordre de la particularité, tandis que le « seul corrélat possible de l'Un est l'universel».75
L'intervention miraculeuse dans la réalité ordonnée se réduit à une décision personnalisée. Il s'agit de la prérogative de l'empereur omnipotent dont le jugement ex auctoritate est, et pour cause, absolument hors discussion. On y reconnaît la définition célèbre de Carl Schmitt: «Est
68 Ps.-Dénys Aréopagite, Des noms divins, 8.7 [839D—896A], p. 204: «"AïKaioaûvç»" Sè a®0iç ô 0£Ôç œç uaai xà Kax' h^iav hnovépùv èpvsTxai Kai EÙp.Expiav Kai Kâëëoç Kai EÙxaîiav Kai SiaKÔap.çaiv Kai uâaaç Siavo^àç Kai xâÎEiç à^opi^rav ÉKâaxro Kaxà xov ovxraç övxa SiKaiôxaxov opov Kai uaai x0ç aùxSv ÉKâaxrov aùxonpayiaç aïxioç ôv. nâvxa yàp 0 0Eia SiKaioaûvç xâxxEi Kai ôpo0ExEÏ Kai uâvxa hub uâvxrov hp.iy0 Kai haüpöupxa SiaarôÇouaa xà ÉKâaxro upoaf|Kovxa uaai xotç oîai SrapEÏxai Kaxà x0v ÉKâaxro xSv övxrav Èuipâëëouaav h^iav».
69 J'emprunte l'expression à Agamben, op. cit., p. 118, en m'appuyant sur son analyse concernant le souverain conçu comme loi vivante
70 Adversus Nestorianos, 1.10, Migne, P. G. 86, col. 1444A.
71 Jean Damascène, Sacraparallela, Migne, P. G., 95, col. 1277: «"Yuèp öüaiv 0 %âpiç». Cf. Maxime le Confesseur, Quaestiones ad Thalassium, § 37.
72 Ps.-Grégoire le Thaumaturge, In annuntiationem sanctae virginis Mariae, hom. 1, Migne, P. G., 10, col. 1149: «T0v %âpiv Kaxà öüaiv p.0 hvâKpivai. Nô^oiç [al. vôpj] yàp öüa-Eùç, 0 %âpiç èuopaivEiv oùk hvé%Exai».
73 S. Weil, La pesanteur et la grâce, Paris 1991, p. 10.
74 Cf. Basile de Césarée, Héxaémeron, 1.4.
75 A. Badiou, Saint Paul. La fondation de l'universalisme, Paris 1997, p. 80.
souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle».76 À la dernière, qui se considère comme l'équivalent du miracle, «correspond une compétence par principe illimitée, autrement dit la suspension de l'ordre établi dans sa totalité».77
Il en devient clair que, traduite dans le domaine historico-politique, cette transgression que produit le miracle78 et qui, au lieu de renverser, elle réaffirme l'ordre du pouvoir, suppose que la norme, à laquelle on mesure le licite, réside dans une qualité personnelle, à savoir la suprématie de valeur du chef. En ce sens, la confiance à la rectitude qu'incarne l'âpx^ âvo^evOwoç79 se substitue à l'effort partagé de rendre le monde cohérent, de donner du sens aux événements — au lieu de les subir — et se mettre à l'abri de l'impensable. Leur capacité de juger étant annulée, les assujettis demeurent, en tant que tels, privés de la possibilité de s'orienter avec sécurité dans la réalité socio-politique. Ce qui supposerait leur émancipation de toute souveraineté, par qui l'Absolu envahit dans la sphère publique et l'écrase comme telle. Ce qui impliquerait leur auto-institution comme des êtres politiques80 via leur choix de se conformer aux lois qui murent leur être-ensemble. Des lois entendues, en cela, comme les règles librement acceptées du jeu81 de sorte qu'elles conditionnent l'entrée dans le monde, la scène des apparences qui est là pour être partagé.
Conçue déjà comme le commandement d'un être charismatique, la loi cesse d'être le rempart solide qui circonscrit et protège l'espace public dans lequel les gens recouvrent leur capacité d'agir, car ils peuvent se rencontrer et se déplacer en pleine liberté.82 Identique à une volonté omnipotente, la loi est constamment enjeu. À tout moment elle entraîne sa révocation à l'insu de la communauté constituée, car le pouvoir n'appartient pas à cette dernière : c'est l'autre façon de dire que le commencement absolu ne se rapporte pas à l'action. Par-là, on entend, suivant H. Arendt, la seule activité spécifiquement humaine dont le caractère miraculeux83 consiste dans son pouvoir de «débuter quelque chose de neuf auquel on ne peut s'attendre».84 Mais à l'opposé du «je
76 Schmitt, Théologie politique, op. cit., p. 15. Voir aussi l'analyse de Taubes, p. 99 sq.
77 Ibid., p. 22.
78 Grégoire de Nysse, Contra Eunomium, éd. W. Jaeger, 3.3.34: «oùSèv ката x0v ÉauxoB öüaiv Kivoû^evov œç èm rcapaSoJ 0aup.âÇETai, àëë'oaa toîç opouç EKßaivei tèç ôûaeraç, та0та pûëiGTa raxvôfflv èv ôatipan yivEôai (...) Дю Kai rarvreç oi tov ëôyov KçpûaaovTEç èv тоитш то 0a0p.a to0 p.uarr|piou Kaôap.çvûouaiv öti о 0eôç èôavEprâôç èv aapKλ.
79 Souda В 147 et Д 1110.
80 Voir Arendt, Qu'est-ce que la politique?, op. cit., p. 33.
81 Au sujet de la comparaison de la loi avec les « règles d'un jeu », voir Arendt, Du mensonge à la violence, loc. cit., p. 200—201. Ricœur, Pouvoir et violence, dans M. Abensour et al. (éd.), Ontologie et politique. Actes du colloque Hannah Arendt, Paris 1989, p. 141—159, en particulier p. 145.
82 Voir Arendt, Qu'est-ce que la politique?, op. cit., p. 125; ibid., p. 116 sq. Eadem, Condition de l'homme moderne. Trad. G. Fradier, Paris 1983, p. 253 sq. Aussi, On Revolution, op. cit., p. 196 sq. Au sujet de la politique constitutionnelle de H. Arendt, voir J. Waldron, Arendt's contitutional politics, dans D. Villa (éd.), The Cambridge Companion to Hannah Arendt, Cambridge 2000, p. 201—219, passim et en particulier p. 203 sq.
83 Voir Arendt, Qu'est-ce que la politique?, op. cit., p. 51—52.
84 Arendt, Condition de l'homme moderne, op. cit., p. 234.
veux», en principe illimité, car solipsiste, l'action ne se dirige qu'aux hommes.85 Elle ne peut avoir lieu à l'écart des autres qui seuls la dotent du sens via la compréhension qu'ils s'en font. Elle demeure, conditionnée par la pluralité, composée des êtres différents et institués comme égaux.86 Donc, puisque la source des miracles n'est pas surnaturelle, mais elle s'identifie avec l'être humain libéré des soucis de la vie biologique, mais irrévocablement terrestre, car il ne se crée qu'en vivant au pluriel, nous arrivons à formuler une autre définition du pouvoir. Du fait qu'il «correspond à l'aptitude de l'homme à agir, et à agir de façon concertée», le pouvoir «n'est jamais une propriété individuelle; il appartient à un groupe et continue à lui appartenir aussi longtemps que ce groupe n'est pas divisé».87
En revanche, comme Schmitt le répète, l'âpx^ ici s'identifie avec une décision personnelle. En ces termes, la mise en suspens de l'ordre cosmique institue le modèle d'une souveraineté dont le pouvoir ne s'arrête pas avec le droit public. Elle ne supporte aucune limitation, aucune barrière qui récuserait son intervention directe dans une réalité qui, en effet, est comme dénuée de sa forme constitutive. Dépossédé des qualités artificielles qui déterminent son statut social, politique et juridique, l'être aux prises avec cette puissance irrégulière devient le négatif du souverain, source de la vie et, par-là, maître de la mort. Sans place dans le monde, car forcé dans le désert que fait étendre la rupture de tout lien,88 il est, lui, voué à la mort puisque rien que vivant.
Cause de dérèglement, l'intervention extra-ordinaire du roi philanthrope présente une similitude troublante avec l'activité hors la loi du rebelle misanthrope. D'ailleurs, notons ici que, quant à l'exercice du pouvoir, les chrétiens suivent les conceptions de la philosophie politique classique. La différence fondamentale entre le basileus et le tyran repose sur le fait que seul le premier agit dans l'intérêt des gouvernés.89 Cette similitude du miroir entre le surnaturel et le dénaturé90 devient explicite dans la façon dont Pseudo-Grégoire Thaumaturge décrit la conception immaculée:
«Kai Earri ç 9ÛGIÇ avxiKpuç, Kai 0 auvouaia rcoppraOev, p.£xà 0âp.pouç èsrapoBaai tôv Aectcôtçv tèç çûasraç rcapà çûaiv, p.aëëov Sè iraèp çûaiv rcpayp.a 0aup.aTOUpyo0VTa èv xç arâp.axi».91
«La nature se plaça en face et l'union charnelle s'éloigna, pour contempler stupéfaites le Seigneur de la nature faire un miracle dans le corps, agissant contre la nature ou plutôt d'une façon qui surpasse la nature ».
85 Voir Arendt, La vie de l'esprit, 2. le vouloir. Trad. L. Lotringer, Paris 1983, p. 224 sq.
86 Arendt, Condition de l'homme moderne, op. cit., p. 231 sq..
87 Arendt, Du mensonge à la violence, op. cit., p. 144.
88 Arendt, Qu'est-ce que la politique?, op. cit., p. 125.
89 Basile de Césarée, Homilia in principium Proverbiorum, Migne, P. G. 31, col. 389: «To0xo yàp Sia^épEi xûpavvoç paaiëéraç, oïl 0 ^èv xô èauxoB rcavxa%ô08v gkotceT, ô Se xô xoTç àp%Op.£VOlÇ Ôôéël^ov EKTCopÎÇEl».
90 Ce constat fait inévitablement penser à Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand. Trad. S. MulleretA. Hirt, Paris 2002, p. 70: «Pour le baroque le tyran et le martyr sont les deux visages de Janus de la tête couronnée (...) La théorie de la souveraineté, pour laquelle le cas d'exception, en développant des instances de dictature, devient un cas exemplaire, oblige quasiment l'image du souverain à s'accomplir dans le sens du tyran».
91 In annunciationem sanctae Mariae virginis homilia II, Migne, P. G., 10, col, 1164.
En suspendant la validité de la loi, Dieu ne fait que circonscrire l'espace dans lequel la norme doit, en principe, rester en vigueur. Autrement dit «ce n'est pas l'exception qui se soustraie à la règle, mais la règle qui en se suspendant, donne lieu à l'exception».92 L'inverse symétrique de la grâce, laquelle fait dépasser les limites fixées de la nature, est le pêché dénaturant. Mais dans ce cas, violer l'ordre établi implique l'acception de l'illégalité (àvopia), en sorte que le coupable doive en subir les conséquences prévues. À l'inverse du souverain, le sujet ne peut, dans aucun cas, ne pas se soumettre
à l'ordre de la puissance dans lequel il est déjà inclus.
* * *
Habitant provisoire du monde qui passe, l'être humain déchiffre la présence du «grand auteur et artisan»93 à travers les produits merveilleux de son activité. Suivant Basile de Césarée:
«Le monde est l'école où s'instruisent les âmes raisonnables, le lieu où elles apprennent à connaître Dieu».94
Connaître la divinité par le moyen de ses œuvres, réalisées « pour répondre au plus grand besoin des êtres»,95 signifie restaurer la confiance absolue à la bienveillance de celui qui exerce le pouvoir dans son droit subjectif de créateur.96 Définie par la coopération à l'œuvre de la Providence, l'assimilation salutaire de l'homme à son Archétype céleste consiste dans le respect sans réserves des institutions divines.97 Selon Jean Damascène, la foi, via qui la fidélité gratuite est sauvegardée, ne saurait être qu'un consentement sans questions :
«nioxiç se èoTiv àrcoëuTCpay^ôvrxoç auyKaxâOEGiç».98
Image du basileus de l'univers, l'être humain est le seul, dans le monde sublunaire, qui puisse opérer lui-même sa dégénération, renonçant à son statut privilégié.99 En d'autres termes, de tous les êtres en chair et en os, il n'y
92 G. Agamben, Homo sacer, I. Le pouvoir souverain et la vie nue. Trad. M. Raiola, Paris 1997, p. 26.
93 Basile de Césarée, Héxaéméron, 4.1: «ô piyaç 0aup.axorcoiôç Kai xexvîxçç ».
94 Basile de Césarée, Hexaéméron, 1.6, p. 111 .
95 Ibid.
96 Cf. Théodoret de Cyr, Interpretatio in Psalmos, Migne, P. G., 80, col. 1029: «.. ,raÏOT|ç SegtcôÇei xèç oÎKoup.évr|ç. AegtcôÇei Se aùxÈç où% âprcâaaç xr|v é^ouoiav, oùSèàëëov xivà xèç SEarcoxEÎaç axEp^aaç- àëë'aùxôç aùxr|v Srp.ioupyiaaç, Kai èk xo0 p.0 ovxoç eîç xo EÎvai rcapayayrâv». Aussi, Photius, Bibliothèque, Codex 223, Bekker 210a: «"Epyov yàp xo0 tcetcoiçkôxoç Kai xo SioikeTv, ôxi Kai pôvoç xôv ÉauxoB Sçp.ioupyrp.âxrav x|v çûaiv oÎSe, Kai ôreraç ^èv KpaxoTxo, tcôOev Se auy%éoixo Kai Sia^OEÎpoixo».
97 Jean Damascène, Sacraparallela, Migne, P.G. 95, col. 1040: «Kai moiç ©eoB yEvéaOai xoiç TCEiOapxoBvxaç xotç repoaxây^aaiv â^E^ivaxo».
98 Jean Damascène, Expositio fidei, § 84, (éd. B. Kotter).
99 Jean Damascène, Expositio fidei, § 17, (éd. B. Kotter): «"EaxixoiwvqmaiçëoyiKr voEpâ xe Kai aùxEÎoûaioç, xpEm:0 Kaxà yvrâpçv 0xoi È0EëôxpEm:oç- rcàv yàp kxigxôv Kai xpErnxôv, pôvov Sè xo àêxiaxov àxpErnxov, Kai rcàv ëoyiKÔv aùxEÎoûaiov. Wç ^èv o®v ëoyiK0 Kai voEpà
a que l'homme qui puisse postuler son inessentialité. Ce qui veut dire, mettre en question l'ordre du réel institué et se révolter contre l'état préétabli des choses. Par son aspiration à l'autonomie radicale, à savoir la prétention de changer le sens du monde et créer une nouvelle réalité ontologique,100 l'être humain renonce à sa nature accordée, en rivalisant le pouvoir constituant supracéleste. Dans cette perspective, l'initiative, dans la réalité historique, de revendiquer le droit de s'auto-instituer ne se conçoit que comme la tentative diabolique de s'emparer des préséances divines.
Bien que transcendant au monde visible, vu son rapport spécifique avec Dieu ùrapKôaptoç,101 l'être humain, en tant qu'image de l'Autre, recouvre son humanité par la prise de conscience de son hétéronomie ; celle qu'établit précisément cette relation privilégiée avec le Créateur. Autrement dit, l'être humain ne s'arrache à ce monde mortel que puisqu'il consent de suivre l'exemple de ce dernier.102 Tout capable de préparer sa libération des contraintes issues de son existence empirique, il réussit à se connaître comme tel dans la mesure où il ne se reconnaît pas comme «un animal instituant».103 Fait pour régner sur terre,104 il réussit à transcender sa nature immédiate et parvient à s'élever au-dessus de son enfermement dans une culture empirique particulière qu'à condition qu'il devienne ce que son créateur a voulu le faire.105 Grégoire de Nysse affirme:
«L'image n'est vraiment image que dans la mesure où elle possède tous les attributs de son modèle; dans la mesure où elle déchoit de la ressemblance avec la prototype, par ce côté-là elle n'est plus image».106
aùxEÎoûaiôç èaxiv, œç Sè Kxiax| xp£rcxf, £%ouaa èîouaiav Kai p.év£iv Kai rcpoKômxiv èv xç àya0ç Kai èrci xo %£ipov xpémxaOai».
100 On dirait avec C. Castoriadis, Pouvoir, politique, autonomie, Revue de métaphysique et de morale, 93,1988, p. 81—104, en l'occurrence p. 96: «L'autonomie surgit, comme germe, dès que l'interrogation explicite et illimitée éclate, portant non pas sur des 'faits' mais sur les significations imaginaires sociales et leur fondement possible».
101 Voir aussi l'analyse de L. Ferry, Qu'est-ce qu'une vie réussie?, Paris 2002, p. 398—407.
102 Basile de Césarée, Hexaéméron, 7.4: «"Opfiç x|v 0£Îav Siaxaîiv raxvxa reëçpoBaav, Kai Sià xôv piKpoxâxrav SifKouaav. "I%0ùç oùk àvxiëéy£i vôpj ©£où, Kai avOprarcoi araxçpirav SiSaypâxrav oùk àv£%ôp.£0a. M| Kaxa9pôv£i xôv ip%0ùrav, £TC£iS| a^rava Kaiaëoya rcavx£ëôç, àëëà çopoB p! Kai xoùxrav àëoyrâx£poç Ïç, xfi Siaxayfi xou Kxiaavxoç àv0iaxâp.£voç». Cf. Thiodoret de Cyr, Deprovidentia, Migne, P. G., 83, col. 748: «'etc£iS| yàp £ÎS£ x|v 0p£xépav çùaiv ô noiçxrç rcpoç xov rciKpov aùxopoëfaaaav xùpavvov, Kai £iç aùxo xÈç Kaêiaç Kaxarc£ -aoùaav pâpa0pov, Kai xoùç xÈç 9Ùa£raç vôpouç àS£Ôç reaxoup^vçv, Kai x|v Kxiaiv çaivop^vçv x£ Kai 90£yyop^vçv, Kai xov Açpioupyov Kçpùxxouaav, raâaai Sè où Suvapévçv xoùç £iç àvaëyçaiav £a%âxr|v £Krc£m:raKôxaç, ao^ôç Kai SiKairaç x|v 0p£xépav TCpaypax£Ù£xai araxç-piav».
103 Castoriadis, Ce qui fait la Grèce, op. cit., p. 292. Les italiques sont de l'auteur.
104 Grégoire de Nysse, La création de l'homme, Migne, P. G. 44, col. 136B: «Oùxraç otôv xi aK£0oç £iç paaië£Îaç èvépy£iav èrcixfSaov x|v 0p.£xépav çùaiv ô àpiaxoxéxvçç ÈSçpioùpyça£, xotç x£ Kaxà x|v 0u%|v repox£pfpaai Kai aùxç xç xoù arâpaxoç a%fpaxi xoioùxov £Îvai rcapaa-K£uâaaç, oîov ÈTCixçS£Îraç rcpoç paaië,£iav £%£iv».
105 Rom. 12.2: «Kai auaxçpaxiÇ£a0ai xç aiôvi xoùxro, àëëà p.£xapop9oùa0ai xi àvaKaivrâa£i xoù voôç, £iç xo SoKipâÇ£iv ùpaç xi xo èéëçpa xoù 0£où xo àyaèôv Kai £Ùap£axov Kai xéë£iov».
106 Grégoire de Nysse, La création de l'homme, 12.156a-b, p. 122 (trad. J. Laplace).
Or, la justification du salut puise son sens dans la conviction que «l'humanité s'est définie dans le miroir d'une altérité constituante».107 Sous cet aspect, le dévouement du Fils incarné supposerait aussi le sacrifice de la politique entendue comme le «vouloir se faire soi-même autre qu'on est, à partir de soi-même».108 D'ailleurs, comme Platon l'avait déjà excellemment montré, la suprématie de l'Un a toujours été bâtie sur la fusion du pluriel diversifié. Mais c'est sur cette pluralité que repose la politique,109 puisque son sens est la liberté.110
En guise de conclusion, ajoutons :
— Au niveau de la terre : en tant que créature inscrite dans l'ordre nécessaire de la nature, l'être humain qui prend la liberté de suspendre, par des comportements inhabituels, les règles qui constituent la normalité de son existence, celle-ci reflétée dans les rôles sociaux,111 ne commet qu'une violation des prescriptions du Très-Haut.112 Dans ce sens, l'expression «contre nature » connote la condamnation qu'entraîne la chair révoltée.113
— Au niveau de la grâce : le rapport de dépendance que l'image tient avec le prototype re-présenté et qu'a déjà rendu explicite l'ordre ontologique, épistémologique et axiologique platonicien, détermine la condition de l'homme restauré comme celle d'une enfance sans fin. Autrement dit, le mode d'existence approprié à l'être humain parfait exige qu'il soit, à jamais, mis sous la tutelle du Père céleste.114 Libre de consentir à suivre le Messie, il ne peut, de l'autre côté, renoncer au devoir-être qui constitue sa vraie 9Û01Ç sans se priver de la dignité humaine.115 Autrement dit, le fait d'insister sur son extranéité entraîne son dénuement des qualités qui ratifient son appartenance
107 Gauchet, La condition historique, op. cit., 199.
108 C. Castoriadis, Domaines de l'homme. Les carrefours du Labyrinthe II, Paris 1986,p.310.
109 Arendt, Qu'est-ce que la politique?, op. cit., p. 31.
110 Ibid., p. 48.
111 Voir par exemple Clément d'Alexandrie, Stromates, 4.8.59.5—4.8.60.2, éd. O. Stählin, L. Früchtel and U. Treu: «Ei Sè p.çSèv 0v xô Siä^opov àvSpôç Kai yuvaiKôç, xà aùxà âv àKâ-xEpov aùxSv ESpa xe Kai Êreaa%Ev. TH p.èv xoivuv xaùxôv èaxi, Ka0ô xaùxr èrci x0v aùx0v à^i^Exai àpEx|v. TH Sè Siä^opov, Kaxà x0v xo0 arâp.axoç iSiôxçxa, èrci xàç Ku|aEiç Kai x0v oiêoupiav. „©éëù yàp ùp.aç", ôçaiv ô àrcôaxoëoç, „EiSévai êxi rcavxôç àvSpôç 0 KEçaë0 ô Xpiaxôç, KEq>aër| Sè yuvaiKôç ô àv|p. OÙ yâp èaxiv àv0p èk yuvaiKôç, àëëà yw| èî àvSpôç..."».
112 Cf. Jean Damascène, Contre les Manichéens, § 47 (éd. B. Kotter): «"Eêaaxov Sè xSv yEvop.évrav ëoyiKSv àyaOSv EKouairaç ß ève^eivev xç àyaOç, œç ÈKxiaOç, ß EKouairaç èxpâreç KaiàTCEôoixçaE xo0 àyaOoù KaiàrcrâëEaEv aùxo. AyaOèv p.èv yâp èaxi xâîiç àpiaxç àKâaxj xè Kaxà qmaiv oîkeïov SiaarôÇouaa — xaùxôv Se èaxi Kai àpEx|- Kaêia Sè 0 x0ç xâÎEraç ëùaiç EÏxouv àxaîia». Et Idem, De duobus in Christo voluntatibus, § 19 (éd. B. Kotter): «orcraç xô Kaxà öüaiv ôuëâîavxEç xSv ùrcèp öüaiv xù%ra^Ev (.) Ei yàp ^0 ùrcoxayfi 0 Oéëçaiç 0^Sv xç 0eîj 0Eë0p.axi, àëëà Kax'oiêEiav yvrâpçv Kai aôpEaiv xp|açxai ô aùxEÎoùaioç voùç 0up.ç Kai èmOupia Kaêiav Eipyâaaxo' Kaêia yàp oùSèv èxEpôv èaxiv Ei ^0 âp.apxia Kai àrcoxu%ia Kai reapaKo0 xo0 SEarcoxiKoù vô^ou».
113 Jean Damascène, De partibus animae, Migne, P. G., 95, col. 232: «Toùxo Sè xô èTCi0up.r|xiKÔv SiaipETxai Eiç xpia- Eiç Oeïkôv, ôuaiêôv, Kai p.éaov xô aapKiêôv, orcEp èaxi xô SiapoëiKôv. ©eïkôv ^év, xô àyararv xôv ©eôv ôuaiêôv Se, xô àyararv xô Kaxà qmaiv- aapKiêôv Sè xô àyarcâv xà rcapà ôùaiv oîov Kaxà ôùaiv ^èv ô yâp.oç- rcapà ôùaiv Se, 0 rcopvEÎa Kai xà xoiaùxa».
114 Jean Damascène, Sacraparallela, Migne, P. G., 95, col. 1040: «Kai uioùç ©eo0 yEvéa-0ai xoùç TCEiOapxoùvxaç xotç rcpoaxâyp.aaiv à^E^ivaxo».
organique à la communauté régie des hommes.116 Ainsi, l'étranger inassimilable au «territoire chrétien» se place-t-il au-delà des bornes du monde, dans ce non-lieu de Vin-humain:111 «"O ©eôç pioeï Kai oi Kowfflveïç;».118 Destitué de son statut de sujet loyal que seule lui confère son droit originel d'accès au paradis,119 le dissident devient l'être méconnaissable qu'est le simulacre insignifiant:120 abject en tant qu'objet d'une haine parfaite,121 son état d'exilé dans le dominium du souverain omnipotent préfigure son élimination déterminée.122 Demeurant au-delà de toute loi, Dieu ne tolère pas que l'on reste en dehors de sa loi. D'un point de vue complémentaire, comme l'a dit Alain Finkielkraut: «ce qui a même longtemps distingué les hommes de la plupart des autres espèces animales, c'est précisément qu'ils ne se reconnaissaient pas entre eux».123
Outre le drame du peuple juif persécuté à travers les siècles, la mise à mort cruelle du renégat Iouvenalios au XVe siècle, magistralement mise en relief par Igor P. Medvedev,124 en est aussi un fait éloquent.
115 Voir par exemple Jean Chrysostome, Adversus Judaeos, Migne, P. G., 48, col. 854: «Kainôçoù%iSaipovaç0EpanEÙouaivoi©eoùÈvâvxiaSianpaxxôp.Evoi; (...)ToùnapaSEiaou ÈîÉpaëov, x0ç xipÈç àrcEaxÉpçaav x0ç avra0Ev». Et Michel Psellos, Poème 54: «nâ0ç Xpiaxoù 0EoKxôvrav àrcopoë.0 'IouSairav. 'Ev0âSE rcâ0ç xà aEnxà rcpoëéyEi xoù arax0poç Kai xôv 'Eppairav ËKrcxraaiv xôv Kaxapaxoxâxrav». De même: «El xiç où rcpoaKuvEÏ xov ÈaxauprapÉvov, àvâ0Ep.a Ëaxra Kai xExâ%0ra pExà xôv 0EoKxôvrav » (Concilium universale Ephesenum, éd. E. Schwartz, Acta conciliorum oecumenicorum, vol. 1,1,2, p. 44).
116 Théodoret de Cyr, Interpetatio in xiv epistulas Sancti Pauli, Migne, P. G., 82, col. 524: «nâvxaç Se xoùç niaxEÙovxaç Eva KÉKëçKEv av0pranov, ÈnEiSr pia pÈv ârcâvxrav KEçaër о Ae-anôxçç Xpiaxôç, x|v Se xoù arâpaxoç xâîiv rcëçpoùaiv oi x0ç araxçpiaç ùîirapÉvoi».
117 Voir mon analyse sur le statut de l'exclus dans l'idéologie byzantine: V. Nicolaïdou-Kyrianidou, О ажо^Хщод каг о веожрорХцтод. ПоХтку avâyvmaç tçç AkoXov6îo,ç tov ажахоь, Athènes, 1999, passim.
118 Jean Chrysostome, Adversus Judaeos, Migne, P. G., 48, col. 853.
119 Ps.-Athanase, Quaestionnes ad Antiochum ducem, Migne, P. G., 28, col. 660: «Toù Kupiou ëéyovxoç npoç NiKôSçpov ''Ap.0v ëéyra aoi, èàv p| xiç yEvvçèfl Si' ûSaxoç Kai nvE-ùpaxoç, où EiaÉë0r| Eiç x|v paaiëEiav xôv oùpavôv"- EÙSçëov oxi oùSEiç àpânxiaxoç Eiç aùx|v EiaEëEÙGExai».
120 Théodoret de Cyr, In Isaiam, Migne, P.G. 81, col. 481B: «Oùk ë%ei yàp EiKÔva rcapapaëëop.évr 0 âpapxia».
121 Athanase, Expositiones in Psalmos, Migne, P. G., 27, col. 536: «„Où%i xoùç piaoùvxâç aE, KùpiE èp.ÎOT|aa;" "Oxi xoùç pÈv aoùç Ùyârcrav KaiànESE%ôpr|v çiëouç- xoùç SèÈ%0poùç aou xEëEiraç Èpiaouv. 'E%0poi Se xoù ©eoù nprâxraç pÈv Kai Kupiraç oi àKâèapxoi SaipovEç- Se-ùxEpoi Se pEx' ÈKEÎvouç oi xe x|v EiSraëoëaxpEiav npEapEÙovxEç, Kai oi xôv aipéaErav àpxryoi». Cf. aussi Didymus Caecus, Fragmenta in Psalmos (e commentario altero), fragm. 1219: «TéëEiov Se pxaôç Èaxi Kaxà xôv xoioùxrav, oxav aëëou %âpiv àëë' 0 È%0poùç aùxoùç Eivai xoù 0eoù piaEÏ xiç aùxoùç».
122 Athanase, Expositiones in Psalmos, Migne, P. G., 27, col. 73: «'Epiaçaaç nâvxaç xoùç ÈpyaÇopévouç x|v àvopiav, àrcoëEÏç nâvxaç xoùç ëaëoùvxaç xo 0E0Soç. Toùç pÈv Èv x0 noëixEÎa nxaiovxaç ÈpyaÇopévouç x|v àvopiav ôvôpaaEv- xoùxouç Se piaEÏ о ©eôç- xoùç Se ànonEaôvxaç x0ç àëç0Eiaç àxEpoSôîouç ëaëoùvxaç 0E0Soç EinEv, oîç àrcoëEÏ о ©eôç. Kai x|-pEi Siaçopàv xoù Èpiaçaaç Kai ànoëEÏç. npôxov pèv Ei %EÏpov xo ànoëEÏç xoù Èpiaraaç- Se-ùxEpov Se Sià xi xo pÈv Eiç napEëçëu0ôxa %pôvov, xo Se Eiç pÉëëovxa».
123 A. Finkielkraut, L'humanité perdue. Essai sur le XXe siècle, Paris 1996, p. 13 (la citation en italiques est de l'auteur).
124 I. P. Medvedev, 'H ùrcô0Eaç xoù ànoaxâxç 'IoupEvaëiou ànô x|v anoyç xoù SiKaiou, Bv^avtivaiMsXétai, 3, 1991, aEë. 151—173.