УДК 130.2
Ж.-К. Билье
ЛИБЕРАЛИЗМ И МУЛЬТИКУЛЬТУРАЛИЗМ: КАКОВА ЦЕННОСТЬ КУЛЬТУР?
Имеет ли культура ценность? Эта проблема возникает, когда страна сталкивается с мультикультурной идентичностью. Это наиболее очевидно в странах с федеративным устройством государства, наделенных сложным и богатым культурным наследием, таких как Российская Федерация. Мультикутурализм означает сохранение и предубеждение культурной самобытности. Однако право на культурную самобытность должно оцениваться в свете других основополагающих прав.
Ключевые слова: культурная идентичность; мультикультурализм; либерализм; федеральное государство; община; язык; религия.
J.-C. Billier
LIBERALISM AND MULTICULTURALISM: WHAT IS THE VALUE OF CULTURES?
Does the culture have a value? This issue arises when a country faces the multicultural identity. This is most evident in countries with a federal system of government endowed with a complex and rich cultural heritage, such as the Russian Federation. Multiculturalism means preservation and protection of the cultural identity. Yet, the right for cultural originality must be assessed in the light of other fundamental rights.
Keywords: Cultural identity; multiculturalism; liberalism; federal state; community; language; religion.
Tenter de réfléchir à l'articulation au libéralisme politique et du multiculturalisme et se poser la question de la valeur que nous devrions reconnaître aux cultures prend un sens tout particulier à Irkoutsk, au sein d'une conférence consacrée à la coopération eurasiatique.
Ceci pour deux raisons.
La première est que nous sommes ici aux confins de la république de Bouriatie, qui est elle-même, au sein de la Fédération de Russie, un monde culturel complexe issu d'un brassage de populations indigènes chamanistes et nomades mongoles. Quant à Irkoutsk, comptoir qui devint officiellement une ville à la fin du XVIIème siècle, c'est une ville qui illustre elle-même fort bien la complexe question des identités multiculturelles: ville russe au cœur de l'Asie, ville russe qui conserve la mémoire de la culture francophile des décabristes qui y furent déportés au XIXème siècle, ville occidentale et slave si proche de la Mongolie et de la Chine.
La seconde est que si le multiculturalisme a été considérablement théorisé au sein du libéralisme politique, et tout particulièrement sous l'impulsion de penseurs nord-américains, il a aussi partie liée avec l'histoire de la Russie moderne et avec des théorisations récentes en Russie même, pays dont la capitale, Moscou, a quelque chose d'une New York du vieux continent, avec sa superposition d'une forte identité « russe » et de multiples identités nationales-culturelles issues de tous les coins de l'immense Fédération russe. Je songe ici aux travaux du Professeur Valery Tishkov, membre du Praesidium de l'Académie des Sciences de Russie, qui fut le Directeur de l'Institut d'ethnologie et d'anthropologie, puis ministre des affaires de nationalités de la Fédération de Russie en 1992-1993. Valery Tishkov s'est inspiré, à ma connaissance, de travaux nord-américains sur le multiculturalisme pour développer une critique du système des nationalités construit par l'Union soviétique et une critique de l'essentialisme de l'ethnicité qui lui était lié. L'approche constructiviste de Tishkov défend l'idée selon laquelle l'ethnicité est construite par les acteurs politiques et sociaux. Penser et gérer les minorités culturelles et les multiples identités culturelles suppose peut-être aussi, a suggéré Tishkov, de rompre non seulement avec l'essentialisme culturel, mais aussi avec le principe de la territorialisation des nationalités, qui remonte aux débuts de l'Union soviétique et a légué à la Fédération de Russie d'aujourd'hui 85 sujets, répartis en républiques, krais (« territoires »), oblasts et districts. Tishkov a plaidé pour sa part pour un principe d'autonomie nationale et/ou culturelle extra-territoriale. Il y a donc bien sûr une longue et complexe expérience proprement russe du multiculturalisme, qui remonte à l'histoire de l'empire, puis à l'Union soviétique. Cette expérience a été accompagnée d'une théorisation, par
exemple avec la création de l'Institut d'anthropologie en 1934. Dans un long entretien publié en français, le Pr. Tishkov soutient qu' « aucune langue, aucune culture n'a disparu pendant la période soviétique, alors que l'assimilation linguistique s'est réalisée dans d'autres régions du monde », même si, dans certaines républiques (par exemple la Biélorussie), il y eut à partir des années 1930 une politique de russification qui se traduisit par l'éradication des langues nationales comme langues prioritaires d'enseignement. La création et le développement de l'Etat soviétique, sur les racines de l'empire russe, réalisa, estime aussi le Pr. Tishkov, un « peuple soviétique ». En quelques forumules frappantes, il affirme, dans le même entretien, que « Les ressemblances entre les citoyens soviétiques étaient plus importantes que les divergences: il y avait plus de points communs entre les Ouzbeks et les Estoniens qu'entre les Ouzbeks et les Pakistanais ». L'existence du « peuple soviétique » est à comparer, dit-il encore, à celle du « peuple indien »: les Indiens, eux, ne peuvent même pas parler une seule langue mais il existe chez eux un sentiment d'appartenance à un peuple indien, à une indian nation. Je ne suis pas un spécialiste de la Russie et je me garderai donc de juger des importances respectives des identités soviétiques et des identités ethno-culturelles à l'époque soviétique et de la proportion de l'une et des autres dans le sentiment d'appartenance à un peuple politique et dans le même temps à des peuples ethno-culturels. Ce qui retient en revanche mon attention, c'est cette expérience de la superposition, du mélange et donc de la complexités des identités.
Penser le multiculturalisme, en ce sens, c'est penser des processus complexes de construction sociale des identités: russe, soviétique, « rossiskii » et non pas forcément « russiskii », avec des formes mixtes, des identités partielles données par des langues et des sédimentations culturelles.
Le Pr Tishkov plaida, à ma connaissance, en faveur de la « désabsolutisation » et la déterritorialisation de l'ethnicité, bref en faveur d'une forme d'autonomie nationale-culturelle extra-territoriale, jusqu'à proposer de favoriser des émissions de radio et de télévision qui ne soient pas uniquement en langue russe, en créant un centre multiculturel à Moscou.
La question qui est au centre des réflexions du Pr Tishkov est celle dont je souhaite me saisir et revêt la forme d'un paradoxe: défendre les
identités culturelles d'une façon tout à la fois juste et effiace n'exige-t-il pas de « déabsolutiser » au préalable les cultures, autrement dit de ne pas leur accorder une valeur absolue?
Imaginons un instant que nous considérions les cultures comme des entités homogènes, fixes, closes sur elles-mêmes et dotés par nous d'une valeur supérieure à toute autre valeur. Il résulterait de cette position plusieurs conséquences à mon sens hautement problématiques: il faudrait, pour commencer, nier tout concept d'individu comme porteur de valeurs et de droits qu'il pourrait opposer à la communauté culturelle dans laquelle il serait né de façon parfaitement contingente: il n'y aurait donc pas de « droit de sortie » hors d'une culture pour un individu; il faudrait ensuite assumer le risque considérable de détruire la culture que l'on entend protéger par sacralisation, puisqu'un fixisme culturel devrait sans doute finir par interdire la moindre évolution intra-culturelle produite par la communauté elle-même: la culture deviendrait un conservatoire ou un musée, identifiant de façon troublante les critères de définition d'une culture vivante selon la conception fixiste et ceux d'une culture morte parce que disparue et simplement conservée par des reliques dans un musée; il faudrait, enfin, soit imaginer qu'une société politique doive correspondre très exactement à une une communauté culturelle à jamais fixée et close sur elle-même, soit concevoir une société multiculturelle comme un archipel de groupes à jamais distincts. Le philosophe australien d'origine malaysienne Chandran Kukathas1 a désigné sous le nom d'anarcho-multiculturalisme cette perspective d'un archipel de groupes distincts qui devraient être tous tolérés, même ceux qui ne tolèrent pas la tolérance, puisque rien ne pourrait être placé au dessus d'un absolu représenté par la supposé identité parfaite et homogène d'une communauté culturelle. On aboutirait donc à une forme profondément relativiste de multiculturalisme, dénoncée par nombre de penseurs libéraux. Il suffit de penser ici aux travaux de la philosophie féministe américaine Susan Moller Okin, qui posa la question de savoir si le multiculturalisme ne nuit pas aux femmes puisque nombre de cultures sont patriarcales: faudrait-il interdire toute
1 Kukathas C. The Liberal Archipelago : A Theory of Diversity and Freedom. Oxford University Press, 2003, 281 p.
promotion du statut des femmes vers une égalité avec les hommes au nom de la défense des cultures?
L'hypothèse générale des cultures homogènes, closes et tenues pour des absolus, que je viens de formuler, correspond à deux conceptions de la culture qui me paraissent erronées en tant que telles et par ailleurs incompatibles avec une appréhension libérale du multiculturalisme que je souhaite défendre.
Le libéralisme politique lui-même est bien sûr un continent intellectuel dont il n'est pas aisé de donner les caractéristiques en quelques phrases. Je ne retiendrai donc ici qu'un trait, mais qui est central, du libéralisme politique: le fait que celui-ci estime que le désaccord axiologique est une chance pour la liberté, et qu'il faut donc tout faire pour le préserver comme notre plus inestimable richesse. En d'autres termes, le libéralisme est la pensée et la pratique par excellence du désaccord moral. C'est là sans doute l'identité profonde du libéralisme politique, comme l'a fait remarquer le philosophie amériain Charles Larmore1. Le libéralisme politique a donc un double point de départ moral. D'un point de vue méta-éthique, il endosse la thèse selon laquelle il ne peut y avoir de rationalité pratique sans désaccord premier. D'un point de vue normatif, il soutient la thèse selon laquelle ce désaccord doit simplement être organisé, puisque prétendre le supprimer serait ruineux pour la morale elle-même. Cette thèse est liée à une croyance en la fécondité de l'antagonisme, du moins lorsque celui-ci est organisé afin d'être pacifié. Elle est également liée à la conviction selon laquelle plus nous approfondissons nos convictions sur le sens ultime à donner à l'existence humaine, tant au plan individuel qu'au plan collectif, plus nous divergeons, ou risquons de diverger, bref plus nous sommes ou pouvons être en désaccord entre nous, et aussi chacun d'entre nous en lui-même à des moments différents de sa vie, ou même simultanément puisque le déchirement entre des affiliations ou des convictions morales concurrentes n'est pas rare. Il peut même être constitutif d'une forme d'identité.
Cette valorisation du désaccord axiologique par le libéralisme n'est en rien exclusive d'une promotion d'un accord sur ce que Rawls nomme une théorie étroite du bien, sur un ensemble valeurs et normes permettant la constitution d'une société politique et assumant un
1 Larmore Ch. The Moral Basis of Political Liberalism // The Journal of Philosophy. 1999. Vol. 96, no.12. P. 600.
choix axiologique limité mais fondamental. Il en découle une identité complexe, qui naît de la reconnaissance du caractère positif de l'accord fondamental et limité et dans le même temps de la possibilité d'une valorisation des désaccords et des différences.
Ce dernier trait mérite d'être commenté un instant. En effet, l'appréhension de l'identité personnelle et collective qui est celle du libéralisme politique s'oppose diamétralement à une autre façon de penser le multiculturalisme en fondant celui-ci sur un différentialisme radical et sur un essentialisme culturel.
Le diffférentialisme consisterait à soutenir qu'il n'existe que des différences irréductibles entre les communautés culturelles, et que de telles différences découragent donc l'ambition de critères politiques et moraux universalistes. Or le libéralisme est incompatible avec un tel différentialisme, puisqu'il entend promouvoir par delà les identités culturelles un ensemble restreint mais robuste de valeurs, comme celle de la tolérance, et de principes, comme celui de l'égal respect dû aux individus, indépendamment de leur inscription dans quelque communauté que ce soit.
Quant à l'essentialisme culturel, il consiste à soutenir que les cultures possèdent une identité en quelque manière chimiquement pure et homogène, qui ferait d'elles des entités irréductibles, s'imposant aux individus de façon mécanique comme les classes sociales, telles du moins que ces dernières ont pu être présentées dans la théorie marxiste.
La théorie de l'identité libérale s'oppose à cette idée selon laquelle existeraient des identités d'essence pour les communautés ou pour les groupes d'appartenance: en ce sens, il n'y a pas une culture « arabe », pas plus qu'une culture « européenne », pas plus encore, cette fois du point de vue du genre, qu'une culture « féminine ». Tout simplement parce que de telles entités sont bien trop complexes pour pouvoir être rapportées à une essence. La théorie de l'identité libérale s'oppose donc frontalement aux revendications dites identitaires, dont la forme politique récente la plus extrême en France est donnée par le mouvement politique d'extrême-droit nommé « Les identitaires » (anciennenement « Le bloc identitaire », créé en 2003, après la dissolution du mouvement nommé « Unité radicale » suite à la tentative d'assassinat du président Chirac par un de ses membres le 14 juillet 2002), ennemi juré autoproclamé du multiculturalisme: les revendications dites identitaires
de ce type reposent sur le postulat d'une culture homogène et close sur elle-même, et d'une identité elle-même homogène et unilatérale des individus qui en font partie. Cette méconnaissance et ce rejet de la complexité de chaque culture et de chaque processus d'identité sont, au regard d'une appréhension libérale, profondément erronés.
Il découle de ces rejets par le libéralisme du différentialisme comme de l'essentialisme une désabsolutisation proprement libérale de l'idée de culture: ce qu'il importe de valoriser au sein du multiculturalisme n'est pas la communauté de valeurs supposée en tant qu'elle serait donnée par une culture dont on supposerait à son tour l'homogénéité et la cohérence, mais la liberté possible d'affiliation ou de désafiliation, et la possibilité d'une coexistence pacifiée et juste des multiples archipels communautaires.
Certes, les penseurs que l'on a appelés communautariens ont souligné à l'envie la nécessité, selon eux, de continuer de penser en terme de communautés, affirmant que la liberté politique individuelle n'a de sens que dans la relation à des communautés protégées comme telles. Assurément, certains biens, comme une langue, une religion, une culture, sont des biens qui ne peuvent, par définition, être poursuivis qu'en commun, comme le souligne le penseur communautarien Charles Taylor. L'importance de ce processus de poursuite collective d'un bien, et celle du processus d'identification, au moins partielle, de l'individu à une entité collective, est réelle.
Mais contre le communautarisme, on peut objecter que ce qu'il faut défendre doit être avant tout centré sur la valeur de l'individu, à savoir sur la garantie du désaccord moral possible avec un milieu d'appartenance première qui est pour nous tous le fruit d'une simple contigence: je n'ai pas choisi de naître en France. Le principe de l'égal respect attaché aux cultures n'a de sens libéral possible que secondairement, parce que ce respect est d'abord attaché aux individus: l'égal respect des cultures ne saurait jamais primer sur le respect égal dû aux individus.
La formulation la plus aboutie d'un multiculturalisme libéral est sans doute celle qu'en a donné le philosophie canadien Will Kymlicka, en défendant tout d'abord deux principes fondamentaux d'appréhension du multiculturalisme: le premier consiste à poser que l'appartenance culturelle est affaire de choix, et non de sang ou de race, ou même de lien avec un territoire; le second consiste à souligner que la question de la justice entre
les groupes ethnoculturels ne peut jamais être plus importante que celle de la justice au sein des groupes ethnoculturels: en d'autres termes, il s'agit d'un engagement libéral en faveur de droits fondamentaux des individus qui doit pouvoir primer sur les traditions ethnoculturelles. Une fois les principes posés, il faut prendre en considération la grande différence entre deux types d'Etats: d'une part les Etats multinationaux, dont la diversité culturelle de la présence en leur sein de groupes culturels qui furent autrefois des groupes culturels autoproclamés et territorialement concentrés, autrement dit des minorités nationales; d'autre part les Etas polyethniques, dont la diversité résulte essentiellement de l'immigration. Ces deux cas distincts ne peuvent conduire à la formulation de revendications et de droits identiques: on peut accorder certains droits à des minorités nationales qu'on n'accorde pas à des groupes issus de l'immigration sans que cela ne soit une violation du libéralisme.
Ce qui importe le plus au final, c'est d'accepter de ne pas accorder une valeur absolue aux cultures si l'on veut les défendre de façon efficace et juste: le multiculturalisme doit reposer sur l'idée d'identités personnelles et communautaires complexes, et défendre cette thèse contre toutes les revendications dites identitaires. Mais cela ne signifie pas l'abandon de l'idée d'identité: avoir une identité complexe, c'est bien avoir une identité; construire une identité complexe, c'est bien contruire une identité. On se souvient du titre fameux du grand livre de philosophie politique de Karl Popper: The Open Society, La société ouverte. On peut dire dans le prolongement de ce titre qu'une « société ouverte » ne peut que construire une identité culturelle ouverte.
Информация об авторе
Билье Жан-Касьен - заместитель вице-президента по международной деятельности университета Париж-Сорбонна, д-р философ. наук, доцент этики и политической философии (Франция, г. Париж).
Author
Biller Jean-Cassien - deputy Vice-President for International Activities of University Paris-Sorbonne, Doctor of Philosophy, Associate Professor in Ethics and Political Philosophy (France, Paris).