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UN GRAND EDUCATEUR: EMMANUEL MOUNIER
L'importance du philosophe frangais Emmanuel Mounier (1905 - 1950), c'est d'abord et avant tout d'avoir montre comment le philosophe peut descendre dans la rue, s'expliquer avec le citoyen ordinaire et s'engager par une argumentation philosophique dans le debat culturel et politique. La creation de la revue Esprit (depuis 1932) reste a ce jour le resultat le plus spectaculaire de l'elan de son reuvre. C'est de Mounier que, par exemple Jean-Paul Sartre, a appris a mener une bataille philosophique sur l'arene politique; il l'a imite sur plu-sieurs points, par exemple en creant la revue Les Temps Modernes. Et Sartre n'etait pas le seul a suivre les methodes de divulgation de Mounier. Mounier fut la le martre en France et un modele dans beaucoup d'autres pays.
Or si le philosophe descend dans la rue, il faut qu'il ait quelque chose a dire. Mounier avait beau-coup a dire a partir de sa conviction concernant le role de l'homme dans le monde. Et le fait qu'il n'est pas si souvent cite dans le debat philosophique, culturel et politique de nos jours, ne montre pas qu'il n'a pas eu une emprise considerable sur le de-roulement de ce debat, mais que ses idees et sur-tout sa critique a la fois du totalitarisme et de l'indi-vidualisme, des positions dogmatiques et des positions relativistes ont triomphe, particulierement a cause de lui et de son mouvement, a un tel degre que c'est souvent un acquis et une presupposition tacite du discours culturel, social et politique.
Il est vrai que la divulgation de la pensee avait un prix pour Mounier. Il devenait un martre des bonnes formules, mais un trop grand nombre des concepts qu'il utilisait ne restaient pas assez arti-cules en tant que concepts. Mounier etait un esprit impatient qui ne prenait pas le temps necessaire pour ecrire un ouvrage philosophique rigoureuse-
ment reflechi avant de s'adresser au grand public, mais par ses premiers ecrits et par la fondation de la revue Esprit a l'age de 26 ans, il cherchait a s'imposer d'emblee au creur du debat public. Son seul ouvrage majeur, le Traite du caractere, est le fruit d'une clandestinite forcee en 1942-1944 pendant la deuxieme guerre mondiale. Sans la tran-quillite que cet exil lui imposait, il n'aurait guere trouve le temps d'ecrire ce livre plus analytique que tous ses autres ecrits. Mais meme dans le Traite du caractere, l'articulation conceptuelle n'est parfois pas assez elaboree et subordonnee a la presentation d'une vision vecue et combattante.
Pourtant, il est bien connu et largement deve-loppe dans la litterature sur Mounier qu'il y a au moins deux concepts-cles que l'reuvre de Mounier a elabores: celui d'engagement et celui de per-sonne.
Ainsi, son heritage le plus visible pour nous c'est la maniere dont il a fagonne ces deux concepts et dont ils ont ete repris par d'autres qui se sont inspires de sa pensee. Et si dans la discussion publique qui se deroule actuellement en Europe sur des grandes questions ethiques concernant les interventions technologiques dans les etres vivants, surtout par le genie genetique, le concept de per-sonne joue un role capital pour exprimer l'objet du souci et de la protection des etres vivants et en particulier des hommes, la pensee de Mounier y a sans doute bien contribue. En effet, les ethiciens anglo-saxons expriment souvent beaucoup plus de reserves par rapport a l'usage du concept de per-sonne que ne le font les ethiciens frangais.
Et meme si le concept d'engagement n'a pas obtenu le meme succes que le concept de per-sonne, il est indeniable que l'idee d'engagement telle qu'elle fut developpee par Mounier est pour
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toujours liee a la philosophie de I'existence de toute sorte, c'est-a-dire non seulement a la soi-di-sant philosophie personnaliste, mais aussi a la pen-see de l'existence qui n'aimait pas le concept de personne, par exemple et surtout celle de Jean-Paul Sartre.
Or cela ne veut pas dire que, dans le contexte philosophique et culturel d'aujourd'hui, l'influence de Mounier soit limitee a la reflexion sur l'en-gagement et a celle sur la personne. Il y a au moins deux concepts qui sont a l'ordre du jour et qui, me semble-t-il, valent la peine d'etre reconsideres a la lumiere de l'reuvre de Mounier, et ce sont celui de corps propre et celui d'education.
Certes, chacun de ces concepts a une histoire d'elaboration du contenu conceptuel commencee bien avant Mounier : celui du corps propre s'enracine dans l'analyse de l'effort chez Maine de Biran et il est developpe cent ans plus tard par Maurice Blondel dans i'Action et ensuite surtout par Henri Bergson et par Gabriel Marcel, tandis que le concept d'education est developpe depuis Rousseau et Helvetius, en passant par Lessing, Kant et Pestalozzi. Cependant, si Mounier est important pour l'articulation de ces concepts, ce n'est moins par une thematisation de ces concepts memes, mais par la maniere dont il l'a integree dans son elaboration de l'idee de personne et dans sa theo-rie de l'engagement.
I. Le corps de la personne
Dans ces premiers articles parus dans la revue Esprit de 1932 a 1935, reunis dans l'ouvrage Revolution personnaiiste et communautaire, Mounier lance une definition de la personne qui implique sa corporalite. La personne en effet est un etre en trois dimensions : celles de la vocation, de l'incar-nation et de la communion (Mounier 1961, Vol. I: 179):
La personne est d'abord par le fait meme qu'elle se rend compte qu'elle existe appelee a se depasser infiniment elle-meme; etre une personne c'est vouloir toujours etre plus qu'un etre vivant
parmi d'autres. En ce sens son desir d'etre (qui est tout autre chose que ses besoins de satisfaction) fait sa vocation. Cependant, elle ne peut se depasser qu'en se reconnaissant incarnee, c'est-a-dire existant comme vie sensible qui ne peut jamais se debarrasser de ses conditions materielles et ne peut s'elever qu'en pesant sur la matiere. Elle n'est donc pas un pur esprit, mais toujours aussi un corps. Enfin, en s'engageant, elle se reconnaTt co-mmunautaire ; elle se joint a autrui par le depoui-llement.
L'idee d'incarnation fait donc partie de la comprehension de la personne. Cette idee est chez Mounier un renversement ose de l'idee theolo-gique classique d'incarnation qui signifie que Dieu devient homme. Dans la definition philosophique de la personne selon Mounier, l'incarnation signifie par contre que l'homme devient plus qu'un homme ou comme etre vivant devient vraiment un homme qui est une personne dans une communaute.
Dans un chapitre sur "la condition humaine" faisant partie de son essai de 1939 sur "Person-nalisme et christianisme" Mounier s'explique sur la relation entre l'incarnation au sens theologique et l'incarnation au sens philosophique de la maniere suivante: Si dans le christianisme le Verbe est incar-ne, c'est justement en s'adressant a l'etre humain qui est en meme temps ame et corps et en annon-gant la resurrection des corps qui est la resurrection de l'homme total, et par la de l'univers entier "comme annexe de mon corps" (Mounier 1961, Vol. I: 774).
Dans le Traite du caractere de 1946 c'est le chapitre VII sur "La maTtrise de l'action" qui s'ap-proche le plus d'une analyse de la corporalite. En effet, selon Mounier, la personne est corps comme "affrontement de l'obstacle". Les choses et l'inertie propre a la personne sollicitent constamment cette personne vivante "a devenir un element passif de ce monde". Elle est toujours tentee par une pro-messe de tranquillite. Mais en meme temps elle est tourmentee par une autre promesse, la promesse
genereuse du salut pour I'univers entier. Cette pro-messe ne lui accorde aucun repos, mais I'appelle sans cesse a "affronter, conquerir, depasser" (Mou-nier 1961, Vol. II: 423).
Plus loin, dans le chapitre sur "l'affirmation du moi" Mounier fait valoir que I'espace ou "I'homme est un esprit qui se deplace" n'est pas un recipient pour l'homme, mais que "l'homme est appele a prendre possession de I'espace comme il est appele a prendre possession de lui-meme. La main qui se pose est un signe sensible de sa vocation" (Mounier 1961, Vol. II: 529). Il s'ensuit que pour Mounier la vocation s'exprime par le corps qui en s'appropri-ant les choses "dessine un champ dans l'espace que l'on peut nommer le cercle de l'avoir" (Mounier
1961, Vol. II: 530). Ainsi, mon corps est, du moins en ses parties centrales, "la seule propriete que je ne puis perdre sans me perdre moi-meme" (ibid.).
II. Le corps propre de I'engagement
Si dans ses premiers ecrits le concept d'en-gagement fait partie de la definition de la person-ne, Mounier change d'optique dans ses ecrits d'ap-res-guerre et l'idee de personne fait maintenant partie de sa theorie de l'engagement. Cet engagement signifie a la fois que nous sommes engages et que nous sommes appeles a nous engager. Car, comme il dit dans Qu'est-ce que le personnalisme? paru en 1947, d'abord "nous sommes embarques dans un corps, dans une famille, dans un milieu, dans une classe, dans une patrie, dans une epoque que nous n'avons pas choisis" (Mounier 1962, Vol. III: 191). Mais par la nous ne sommes pas "condam-nes aux travaux forces d'une histoire sans appel. Nous ne pouvons etre sans assumer, et nous ne sommes pas sans esperer et vouloir" (Mounier
1962, Vol. III: 192). Et cette double condition de l'engagement fait de nous "des etres de reponse, des responsables" (ibid).
Il s'ensuit que l'idee de corps propre fait partie de l'idee d'engagement qui est un devouement cor-porel, et par la aussi familial, social, historique, etc. Or cette idee du corps est une idee ambiguё, non
pas expressement dans le sens ou Maurice Mer-leau-Ponty dans sa Phenomenologie de la perception de 1946 decrit ce corps comme a la fois l'ou-verture par laquelle il y a un monde humain de la perception et de l'action, d'une part, et une chose parmi les autres choses dans ce monde, d'autre part, mais plutot dans le sens ou il n'est pas seu-lement un donne phenomenologique, mais encore une tache a remplir, un projet a realiser. La theorie de l'engagement fait une difference capitale entre Mounier et Merleau-Ponty, car elle n'est pas une description pure et ethiquement neutre d'un etre corporel dans le monde phenomenal, mais tout de suite une ethique, une vision de la vraie vie. Selon Mounier en effet, l'existence incorporee est tou-jours menacee et tentee par l'alienation qui la reduit a une simple chose. Elle est appelee a etre plus qu'une chose objective. Elle est appelee a etre une personne communautaire et a humaniser tou-te la nature en annexant le monde a sa chair et a son dessein. L'incarnation n'est pas une chute, mais une chance et vise finalement a fagonner tout ce qu'elle possede et tout ce qu'elle cree comme corps collectif a l'humanite.
Une telle theorie ne peut pas etre neutre. C'est une theorie de l'engagement qui est elle-me-me engagee.
IN. L'education de la personne corporelle
L'actualite de Mounier et le domaine ou il peut encore nous enseigner le plus sont a mon sens lies a ses pensees sur les incidences de sa conception de l'engagement et du corps propre sur l'education.
En effet, l'education ne doit pas etre neutre, meme si elle est laique. En tant que laique elle n'a pas a precher une doctrine religieuse ou politique ; elle doit par contre viser la condition humaine de toute vie personnelle. Mounier declare dans son Manifeste au service du personnalisme de 1936 que "l'education n'a pas pour but de fagonner l'enfant au conformisme d'un milieu social ou d'une doctrine d'Etat" (Mounier 1961, Vol. I: 550). Ainsi, elle
n'a pas a adapter I'individu a l'Etat, mais a "eveiller des personnes capables de vivre et de s'engager co-mme personnes" (Ibid.).
L'education selon Mounier echoue si elle de-vient totalitaire, mais elle ne reussit que si elle est totale dans son ideal, c'est-a-dire vise l'homme tout entier et ne se limite pas a l'instruction et a la preparation a un metier, mais devient une formation pour la vie toute entiere. Dans son reuvre Mounier a toujours garde un interet fondamental pour cette education. Ainsi dans Qu'est-ce que le personnalis-me?, il fait valoir que l'education ne peut pas se limiter a la formation de l'objectivite critique. Car il s'agit de faire des membres d'une societe. Et on ne peut pas etre membre d'une societe et prendre sa responsabilite si, comme dit Mounier, l'on "refuse de distinguer le bien et le mal, la nourriture et le poison" (Mounier 1962, Vol. III: 195). C'est pour-quoi la "connaissance engagee est la vraie objecti-vite" (ibid).
Cette connaissance engagee n'est pas un obstacle, mais au contraire un stimulant pour com-prendre ce qui lui est etrange et ce qui lui est hostile. Mounier declare que "la comprehension abso-lue de l'adversaire demande a l'homme engage un effort beaucoup plus enrichissant que la simple neutralite objective, car l'adversaire pour lui est un
educateur et un appui en meme temps qu'une force a renverser" (ibid.).
Ce que nous pouvons apprendre de Mounier aujourd'hui ou souvent l'instruction technique et scientifique prime sur l'enseignement visionnaire, c'est que l'education doit etre une formation ethi-que du soi corporel, de la personne engagee dans le monde. Mais cette education ne peut pas ne pas etre elle-meme engagee si elle veut etre capable d'eveiller l'esprit dans le corps. Il faut croire a ce qu'on enseigne pour faire croire aux autres. L'enseignement de Mounier vaut pour l'educateur comme pour n'importe quelle personne dans une communication du verbe vivant: il declare dans Le Per-sonnalisme de 1949 : "Nous sommes engages, em-barques, preoccupes. C'est pourquoi l'abstention est illusoire" (Mounier 1962, Vol. III: 504).
REFFERENCES
1. Mounier, E. (1961-63) guvres de Mounier).
Vol. 1-4, Paris: Editions du Seui.
KEMP PETER
UN GRAND EDUCATEUR: EMMANUEL MOUNIER
RЁSUMЁ
L'influence du philosophe frangais Emmanuel Mounier n'est pas limitee a la reflexion sur l'engagement et a celle sur la personne. Il y a au moins deux concepts qui sont a l'ordre du jour et qui valent la peine d'etre reconsideres a la lumiere
de l'reuvre de Mounier: celui de corps propre et celui d'education.
Mots-clefs: personne, engagement, corps propres, education.
KEMP PETER
A GREAT EDUCATOR: EMMANUEL MOUNIER
SUMMARY
The influence of the French philosopher Emmanuel Mounier is not limited to his importance for the reflection on the commitment or engagement of the human person. There are at least two concepts that are on the agenda to day and that are worthy of being considered in the light of the
work of Mounier: that of one's own body and that of education.
Key concepts: person, commitment, own body, education.
ԿԵՄՊ ՊԻՏԵՐ
ՄԵԾ ՄԱՆԿԱՎԱՐԺԸ. ԷՄԱՆՈՒԵԼ ՄՈՒՆԻԵ ԱՄՓՈՓՈՒՄ
Ֆրանսիացի փիլիսոփա Էմանուել Մու-նիեի ազդեցությունը չի սահմանափակվում լոկ մարդկային անհատի նվիրվածության կամ ներգրավվածության վերաբերյալ իր մտորումների կարևորությամբ: Արդի քննարկումներում օրակարգային են առնվազն երկու հաս-
կացություններ, որոնց հարկ է անդրադառնալ Մունիեի հետազոտությունների լույսի ներքո անձի մարմնական աշխարհը և կրթությունը: Հանգուցային հասկացություններ. անձ, նվիրվածություն, անձի մարմինը, կրթություն:
КЕМП ПЕТЕР
ВЕЛИКИЙ ПЕДАГОГ: ЭМАНУЕЛЬ МУНЬЕ
РЕЗЮМЕ
Влияние французского философа Эмануеля Мунье не ограничено важностью его размышлений относительно преданности или вовлечённости личности. Имеются по крайней мере два понятия, которые сегодня злободневны и заслу-
живают их рассмотрения в свете трудов Мунье: тело индивида и образование.
Ключевые понятия: личность, преданность, собственное тело, образование.
