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Didier Ramousse1
LES DÉFIS DE LA pATRIMoNIALISATIoN DES «pAYSAGES CuLTuRELS»
face à la prédominance des activités extractives*
* Cette communication a été présentée au colloque «Paysage dans la mémoire narrative. Réalité. Image. Modélisation» organisé avec le soutien financier de la Fondation russe pour les sciences humaines (RGNF) et la Fondation Maison des Sciences de l'homme (FMSH) (projet №15-22-08501).
Il s'agit d'activités extractives considérées comme une menace pour les éléments du patrimoine naturel et culturel qui participent à la construction des paysages culturels.
L'implication des populations locales dans le processus de patrimonialisation et de valorisation du potentiel touristique des territoires est censée importante pour le développement durable.
Les paysages de désolation, saccagés par l'extraction et abandonnés par leur population, comme certaines zones pétrolières de la Côte Orientale du Lac de Maracaïbo, ne sont plus porteurs d'aucune valeur humaine ou culturelle.
Mots-clés: patrimoine culturel, valeur touristique, patrimonialisation, activités extractives, développement durable.
Cet article se réfère plus spécialement à un projet de recherche sur les aléas du processus de patrimonialisation et les obstacles à la mise en tourisme dans un pays pétrolier, le Venezuela, où prédominent les activités extractives (projet ECOS Venezuela 2010-2013 «Pétrole, tissu productif et tourisme dans le bassin de l'Orénoque. Quelles options pour un développement durable des territoires?»). L'exemple du Venezuela sera replacé ici dans un cadre plus général, afin de pouvoir établir des correspondances avec d'autres lieux autour de la notion de paysage culturel et de sa confrontation avec les implications d'une économie fondée sur l'exploitation des ressources du sous-sol.
Il s'agit donc de vérifier dans quelle mesure les activités extractives peuvent être considérées comme une menace pour les éléments du patrimoine naturel et culturel qui participent à la construction des paysages culturels selon l'approche de l'UNESCO.
1 Didier Ramousse, Professeur, Centre d'études sur la mondialisation, les conflits, les territoires et les vulnérabilités (CEMOTEV), UVSQ.E-mail: [email protected]
Après avoir évoqué les caractéristiques des économies rentières liées à l'exploitation des hydrocarbures et analysé la place toute relative qui y est accordée à la protection du patrimoine, l'attention sera focalisée sur le bassin de l'Orénoque et le cas de Ciudad Bolivar. Cette ville historique, implantée sur un site remarquable au bord de l'Orénoque, possède un riche patrimoine qui a justifié en 2002 le dépôt d'une candidature en vue de son inscription sur la Liste du Patrimoine Mondial de l'UNESCO comme «paysage culturel», avec l'ambition de concrétiser sa vocation de ville touristique. Or, Ciudad Bolivar s'inscrit dans le périmètre du Projet Socialiste Orinoco (PSO) et est donc à ce titre concernée par les retombées de l'exploitation de la Ceinture Pétrolifère de l'Orénoque (CPO). Dans un pays rentier où l'exploitation pétrolière génère en moyenne des revenus cent fois plus importants que ceux du tourisme, la surévaluation de la monnaie, la désarticulation du tissu productif, les conflits d'usage liées aux activités extractives, l'insécurité résultant de tant de richesses si mal réparties, l'absence d'une culture de service aux personnes, ne constituent pas un contexte propice pour un tourisme soutenable. Comment relever le défi de la patrimonialisation et de la mise en tourisme dans ce contexte?
Les paysages culturels confrontés aux activités extractives
La notion de «paysage culturel» a été introduite en 1992 par l'UNESCO comme une nouvelle catégorie de la Liste du Patrimoine Mondial. Selon cette institution internationale les «paysages culturels sont le produit des œuvres conjuguées de l'homme et de la nature, dont l'interaction explique l'évolution des établissements humains au cours des âges et la façon dont ils ont modelé leur environnement». Au début de l'année 2015, 88 sites étaient classés dans cette catégorie sur la base de sept critères (quatre critères culturels et trois critères naturels). Ces sites reflètent la grande diversité de paysages représentatifs des différentes cultures dans le monde: le Val de Loire en France (ses châteaux et ses vignobles...), les systèmes de rizières en terrasses irriguées de Bali en Indonésie (avec les croyances qui y sont associées.), la ville de Rio de Janeiro, entre mer et montagne (avec le Christ Rédempteur et ses favelas...), etc. On trouve même sur la Liste du Patrimoine Mondial plusieurs anciens sites miniers recensés comme paysages culturels par l'UNESCO: deux au Royaume-Uni, un au Japon, ainsi que le basssin houiller du Nord-Pas-de-Calais (France) dont l'inscription remonte seulement à 2012.
Le paradoxe est que les activités extractives sont plutôt considérées comme une menace pour les éléments constitutifs du patrimoine antérieur dont ils ont tendance à effacer les traces dans les paysages, même si les croyances et les valeurs du passé sont plus difficiles à éradiquer des mentalités. Ainsi, les Etats pétroliers rentiers sont plutôt sous-représentés sur la Liste du Patrimoine Mondial: l'Arabie Saoudite et les petits Etats du Golfe Persique y sont seulement apparus au cours des dix dernières années avec un nombre très limité de sites classés. Le Venezuela, après un siècle d'histoire pétrolière, compte seulement trois sites reconnus par l'UNESCO et se positionne parmi les pays les plus mal lotis en Amérique latine. Mais il y a des contre-exemples comme l'Iran, où
l'exploitation pétrolière n'a pas corrompu l'héritage d'une très vieille civilisation forte de ses dix-sept sites culturels inscrits sur la Liste du Patrimoine Mondial.
En général, l'irruption d'activités pétrolières ou minières bouleverse les paysages et les modes de vie, d'autant plus fortement que les sociétés locales ne sont pas préparées à absorber ce choc. Cela a été le cas du Venezuela, au début du XXe siècle, dans un pays affaibli par les guerres civiles, en proie à la misère, à l'analphabétisme et aux maladies, lorsque l'exploitation pétrolière se développe sur la Côte Orientale du Lac de Maracaïbo (COLM). Sous l'impulsion des compagnies étrangères, la société traditionnelle et les villages sur pilotis des bords du lac ont été absorbés dans un maelstrom qui a radicalement transformé la configuration des lieux (Mene, Ramon Diaz Sanchez). Les métamorphoses paysagères subies par les zones pétrolières de la COLM, tant sur le plan environnemental que de l'occupation de l'espace, avec l'incorporation des anciens campements pétroliers érigés par les compagnies étrangères dans une urbanisation anarchique, ont fait table rase des anciens établissements humains le long du lac. Cela s'est accompagné de changements profonds dans les modes de vie et les structures mentales de la population en faisant tâche d'huile. Faut-il y voir la disparition d'un patrimoine à jamais perdu, à l'image de celui de l'écosystème lacustre dont l'altération après un siècle d'exploitation pétrolière semble irréversible? Mais, dans ce cas, on peut aussi s'interroger sur la soutenabilité des nouvelles formes d'occupation de l'espace induites par l'exploitation pétrolière, alors que dans plusieurs villes pétrolières de la COLM des quartiers fortement contaminés sont sous la menace d'une submersion par les eaux du lac, due à la subsidence côtière aggravée au fil du temps par l'extraction de millions de barils sur la terre ferme.
Selon le sociologue Rodolfo Quintero, la «culture» associée au pétrole s'est diffusée au Venezuela comme une culture de conquête, porteuse d'une modernité radicale dans un pays aux structures archaïques, et aurait contribué à effacer en partie la conscience que la société vénézuélienne a de son passé. Il semblerait que cette culture importée n'ait pu remplir les fonctions attribuées par Benedetto Croce aux cultures historiques qui «ont pour finalité de maintenir vivante la conscience que les sociétés humaines ont de leur propre passé, c'est-à-dire d'elles-mêmes; de leur fournir ce dont elles ont besoin pour suivre le chemin qu'elles ont choisi, en mettant à profit ce qui peut leur servir dans le futur» (Croce, 1979). Cette intuition transparaît d'ailleurs dans le roman de Ramón Díaz Sánchez, Mene (1936), qui propose la vision d'un ordre économique et social révolu pour lequel le pétrole apparaît comme une mutilation et une malédiction. Le choc culturel lié à l'irruption du pétrole dans la façon de parler et la forme de penser d'une majorité de Vénézuéliens aurait donc contribué à affaiblir leur conscience patrimoniale.
Le cas de Ciudad Bolivar sur le «détroit» de l'orénoque.
L'histoire pourrait d'ailleurs se répéter aujourd'hui à l'autre extrémité du Venezuela, où la candidature de Ciudad Bolivar à l'inscription sur la Liste du Patrimoine Mondial de l'UNESCO comme «paysage culturel» est paralysée depuis treize ans, alors que la mise en
production des immenses réserves d'huile lourde de la Ceinture Pétrolifère de l'Orénoque (CPO), sur l'autre rive du fleuve, prenait son essor. Faut-il voir dans l'initiative du gouverneur de l'Etat de Bolivar Antonio Rojas Suarez de proposer cette candidature en 2002, comme c'est souvent le cas face à la perspective de bouleversements conséquents, une tentative pour préserver le riche patrimoine de cette ville historique des impacts directs et indirects de l'exploitation pétrolière ?
le patrimoine urbain de Ciudad bolivar (candidature à I'uNESCo)
Ramousse et Salin, 2015
Jusqu'au milieu du XXe siècle Ciudad Bolivar avait échappé aux transformations induites par l'économie pétrolière du Venezuela et conservait la mémoire d'un passé révolu où plongent les racines d'une société vénézuélienne ayant perdu ses repères.
Composantes du paysage culturel de Ciudad Bolivar
L'implantation définitive de Santo Tomé de la Nueva Guayana en 1764 (devenue Ciudad Bolivar en 1846, en hommage au Libérateur Simon Bolivar) sur un site remarquable dominant l'Orénoque, à l'endroit où le fleuve est le plus étroit, a contribué à façonner
l'identité locale et influence «l'esprit du lieu»1. Celui-ci résulte d'un incessant va-et-vient entre les processus naturels et leur explication mythologique ou symbolique - comme en témoigne la légende transmise par les indigènes selon laquelle les crues de l'Orénoque sont dues à un serpent à sept têtes (le «monstre du fleuve») qui aspire d'énormes quantités d'eau pour ensuite les rejeter. D'autres espèces animales, bien réelles, constituent un patrimoine menacé (dauphin d'eau douce) ou en voie de disparition (crocodile de l'Orénoque, lamantin). Le jardin botanique, où sont conservées de nombreuses variétés d'arbres, plantes et arbustes de la flore guyanaise, de même que les lagunes del Medio et de los Francos, font aussi partie du patrimoine urbain dans la mesure où ces lieux ont été intégrés dans les pratiques de la population (promenade, pêche), malgré un mauvais entretien et l'insécurité qui prévaut dans leurs parages.
Avant l'arrivée des Espagnols les rives de l'Orénoque étaient occupées par divers groupes indigènes, comme en attestent de nombreux pétroglyphes et gisements archéologiques. Puis, à l'époque coloniale, Santo Tomás a été un poste de défense avancé sur le fleuve défendu par des ouvrages de fortification militaire, dont il subsiste des vestiges remaniés ultérieurement (fortin El Zamuro). Les premières constructions civiles s'organisent autour de la cathédrale, où l'on retrouve des édifices tels que la maison du Congrès d'Angostura où fut proclamée en 1819 la Constitution de la Grande Colombie, le Palais du Gouverneur, la maison du Courrier de l'Orénoque (créé par Simon Bolivar pour diffuser les idées émancipatrices). D'autres bâtiments publics, des maisons de commerce et des demeures patriciennes, construites durant la période républicaine, complètent la configuration du centre historique où se combinent. plusieurs styles architecturaux: le style espagnol à terrasse et patio prévaut dans la partie haute de la ville, tandis que les constructions de la partie basse sont de style antillais à l'image des anciennes maisons de commerce à colonnes et galeries implantées sur le Paseo Orinoco, dont la présence rappelle l'activité du port fluvial lorsque les bateaux à vapeur et les goélettes venaient charger leurs cargaisons de caoutchouc, quina, noix de sarrapia, or ou diamants.
Selon le chroniqueur officiel de la ville, Américo Fernandez (Fernandez, 2013), Ciudad Bolivar a conservé toutes les traces de ce passé jusqu'au milieu du XXe siècle, avant que ne s'ouvre une période de déclin qui coïncide avec l'apparition de Ciudad Guayana, la ville du fer et de l'acier, située à une centaine de kilomètres en aval où les eaux du Caroni rejoignent celles de l'Orénoque. Plusieurs maisons du centre historique, délaissées par leurs propriétaires et habitants, ont alors été remodelées ou ont cédé la place à des constructions modernes. Mais le patrimoine culturel de Ciudad Bolivar s'est encore enrichi au XXe siècle avec l'apport d'artistes contemporains, parmi lesquels émergent quelques figures de proue comme Jesús Soto, un maître de l'art cinétique qui a légué à sa ville de naissance plusieurs œuvres rassemblées dans un Musée d'Art Moderne, dont
1 La notion « d'esprit des lieux » est une notion reconnue par l'UNESCO et l'ICOMOS qui en fait la valeur fondatrice des hauts lieux du patrimoine en référence aux génies, à la fois gardiens et expressions des lieux de l'Antiquité. L'esprit du lieu est défini comme étant « constitué d'éléments matériels (sites, paysages, bâtiments, objets) et immatériels (mémoires, récits oraux, documents écrits, rituels, festivals, métiers, savoir-faire, valeurs, odeurs), qui servent tous de manière significative à marquer un lieu et à lui donner un esprit » (ICOMOS, 2008).
la conception est due à Carlos Raúl Villanueva, pionnier et représentant de l'architecture moderne au Venezuela. Aujourd'hui encore des peintres, des sculpteurs et autres artistes plasticiens continuent à laisser leur trace dans la ville comme témoignage pour les générations futures.
En tant que construction intellectuelle correspondant à un système de représentations qui changent selon les époques et les groupes sociaux, le patrimoine urbain peut résulter de deux processus d'identification qui tendent parfois à coïncider: par désignation, comme c'était le cas par le passé pour les biens figurant sur la liste du patrimoine mondial et, de plus en plus, par appropriation collective (Vernières, 2012). A Ciudad Bolivar aucune des deux formes d'identification ne s'est concrétisée jusqu'à présent. La ville conserve en son sein un noyau social organisé autour des élites traditionnelles et des nostalgiques d'un passé plus reluisant, attachés à leur histoire et à leur patrimoine mais, avec le temps, la plupart d'entre eux ont disparu ou ont abandonné le centre historique. Plusieurs indices, comme la dégradation de maisons devenues inhabitables ou l'usage administratif de certains édifices, conduisent à penser que cette zone patrimoniale continue à perdre des habitants, tandis que de nouveaux occupants d'origine arabe ont transformé en bazars les anciennes maisons de commerce du Paseo Orinoco. L'enracinement relatif de populations plus modestes correspond aussi à une réalité dans certains quartiers surplombant le fleuve dont les premiers habitants ont participé à la construction du centre historique. La ville possède plusieurs fondations ou cercles culturels (musique, danse, théâtre, arts plastiques, poésie) qui témoignent de l'existence d'une culture populaire foisonnante, la mobilisation citoyenne pour la sauvegarde du patrimoine urbain n'a guère été active malgré la création récente de réseaux de collectifs pour la défense de l'architecture urbaine patrimoniale (CODAUP) à l'initiative du pouvoir politique.
Au-delà de la valeur symbolique du patrimoine urbain, celui-ci a aussi une valeur d'usage en fonction des services pouvant être comptabilisés en termes monétaires. Cette dimension économique regroupe des actifs physiques constitués par les immeubles, les infrastructures, les équipements collectifs et les fonds de commerce, ainsi que des flux de services rémunérés liés aux activités engendrées par les structures productives du centre historique - y compris les actifs culturels qui peuvent être à l'origine de revenus particuliers (Throsby, 2012).
Voici un exemple d'évaluation touristique du patrimoine urbain selon la méthodologie proposée par le Centre Interaméricain de Formation Touristique de l'Organisation des Etats Américains (OEA-CICATUR), qui propose une classification de ses différentes composantes en fonction de plusieurs critères. Cette méthodologie a été appliquée au centre historique de Ciudad Bolivar dans le cadre d'une étude sur sa valorisation touristique (Theillac, 2013).
Catégorie Numéro (cartel Element du Patrimoine
4 1 Casa Congre» de Angostura
2 Cas.» Sjnlïidr»
3 Câià Priiibn del Piar
Casa Dote Ventanas
S Casa de Iw 6obemadores
6 PalMW del Scbierno
7 Centre de lu Anes
S Casa de 1 Corco del Orinoco
9 Antigua Ci reel
10 Jardin Botanko
11 Casa de la Crut Roja
12 PL-tj-j Bolivar
2 1J Casa Kouri
14 Catedral Metropolitan*
15 Barrio el Zanjén
16 Casa Anionio Laura
17 Casa Pjrroquljl
16 Casa Sifoniei
27 Fortin el Zamuro
1 19 Casa de la Cultura Carlot Raûl Villanueva
20 CasaOr«natt>
21 Casa Pas<hen
22 Casa Resideiicfa T'ornas rteret
23 Mirador Angostura
24 Plaid Miranda
2S Paseo Orinoco
26 Cementerio Centuriôn
Au cours des dernières années, l'occupation d'édifices remarquables par des administrations publiques s'est souvent opérée aux dépens de leurs fonctions culturelles, par exemple quand le Centre des Arts et plusieurs bâtiments du quadrilatère historique ont été transformés en dépendances administratives. Le centre historique est ainsi devenu une zone morte après la fermeture des bureaux, désertée par les rares touristes à la nuit tombée. Les auberges du centre historique ne représentent guère plus de 1/10e de la capacité d'hébergement de Ciudad Bolivar évaluée à 1335 lits marchands, pour des séjours d'une durée moyenne de deux jours (Pirela, Le Gargasson, 2012). Comme la gratuité est la règle dans les musées et autres sites publics d'intérêt culturel, la valorisation économique du patrimoine demeure plus que modeste.
Obstacles au processus de patrimonialisation du paysage culturel de
Ciudad Bolivar
Le centre historique de Ciudad Bolivar a été déclaré presque simultanément patrimoine régional (décret n°314 du 8/4/1976) et monument historique national (Gazette offficielle n° 31017 du 7/7/1976). Mais une lente dégradation de celui-ci a conduit le gouvernement régional à signer une convention avec l'Institut de Coopération Ibéroaméricaine en vue de sa réhabilitation, à l'occasion de la célébration du cinquième centenaire de la découverte des Amériques. Le diagnostic effectué à cette époque a recensé dans le centre historique de Ciudad Bolivar 1208 immeubles, parmi lesquels 16 % d'édifices originels intacts, 33% présentant des altérations importantes et 51 % remplacés par des constructions récentes. Une revitalisation intégrale de cet ensemble urbain a été alors entreprise, en liaison avec la création d'un Office Technique du Centre Historique et l'adoption de réglementations en vue de sa protection par la municipalité de Heres. Cette politique a été financée par la coopération espagnole qui a injecté plus de deux millions d'euros dans l'opération jusqu'en 1995. Si le processus de revitalisation du centre historique de Ciudad Bolivar a été initié sur ces bases, il n'a pu être mené à son terme car des dissensions sont assez vite apparues entre les différents partenaires, à cause d'un manque de continuité dans la gestion administrative du programme de réhabilitation. Par ailleurs, la mise en sommeil de l'Office Technique du Centre Historique a ouvert la voie à des initiatives mettant à profit les friches urbaines et les démolitions de maisons pour construire des édifices en rupture avec l'architecture traditionnelle, à l'image du théâtre inachevé de sept étages adossé à l'ancien Centre des Arts situé sur la place Miranda. Cela a été rendu possible par les lacunes de la Loi de Protection et de Défense du Patrimoine Culturel (Gazette Officielle n° Ext 4623, 3/9/1993), dont la promulgation a coïncidé avec la création de l'Institut du Patrimoine Culturel (IPC) comme organe national de protection. Cette loi n'a pu garantir la conservation des édifices ayant une valeur architecturale ou historique, certains aspects particuliers devant faire l'objet de réglementations locales spécifiques (Vasquez & Pérez, 2002).
C'est dans ce contexte, sans véritable programme pour freiner le processus de détérioration du centre historique, que le gouverneur Antonio Rojas Suarez a voulu promouvoir en 2002 la candidature de Ciudad Bolivar sur la Liste du Patrimoine Mondial. Cette candidature a été retenue en 2003 par l'UNESCO sur la liste indicative comme «paysage culturel», sous l'appellation de «Ciudad Bolivar sur le détroit de l'Orénoque», mais elle est restée bloquée à ce niveau durant les douze dernières années. Les raisons données à cela par la Délégation du Venezuela à l'UNESCO sont à la fois diverses et relativement floues1. L'inscription sur la liste indicative est un passage obligatoire qui filtre les demandes, l'issue n'étant jamais écrite à l'avance. Cette temporalité de l'attente et du mûrissement de la candidature, en phase avec le processus de patrimonialisation,
1 Entretien avec S.E. Mme Luisa Rebeca Sanchez Bello, Ambassadeur, Représentant Permanent du Venezuela auprès de l'UNESCO (Paris, avril 2013).
joue normalement un rôle mobilisateur pour les différents acteurs qui n'a pas fonctionné dans le cas de Ciudad Bolivar. Si la déception des porteurs du projet a contribué à les démobiliser, cela ne peut s'expliquer sans l'absence de volonté politique qui s'est traduite par un désintérêt institutionnel. Il est aussi possible d'invoquer le manque de compétences techniques locales pour constituer un dossier plus solide et le manque de moyens financiers de l'IPC, en charge de la conservation et de la promotion du patrimoine sous la tutelle du Ministère de la Culture. Mais les conflits récurrents entre la Municipalité de Heres (Ciudad Bolivar) et la Gobernación de l'Edo Bolivar constituent un facteur déterminant pour comprendre l'absence d'initiatives concertées visant à réactiver cette candidature. On peut aussi penser que les priorités du pouvoir central étaient davantage focalisées sur le développement de l'exploitation des huiles lourdes de la CPO et le Projet Socialiste Orénoque, dont le Président Chávez souhaitait faire une vitrine du Socialisme du XXIe siècle.
Une implication des populations locales dans le processus de patrimonialisation est aussi exigée par l'UNESCO. Les ateliers SIRCHAL (Séminaires Internationaux pour la Revitalisation des Centres Historiques en Amérique Latine et dans la Caraïbe) organisés en 2003 à Ciudad Bolivar, dans le cadre du lancement de sa candidature à la liste du Patrimoine Mondial avaient insisté sur la nécessité d'un plan de gestion pour la «socialisation du paysage culturel» (Ateliers SIRCHAL, 2003). Une capacité d'écoute limitée des organismes gouvernementaux vis-à-vis des communautés locales a été identifiée à l'issue des ateliers, alors qu'une appropriation sociale du patrimoine est requise pour garantir sa conservation et sa valorisation, en même temps qu'elle constitue un préalable pour un développement socio-économique au service de la population concernée. Il est donc indispensable d'associer les communautés locales aux projets de développement social et urbain en tenant compte de leur opinion, dans la mesure où elles sont les plus à même de faire connaître leurs besoins. Or, Ciudad Bolivar est confronté à une situation de crise urbaine avec un déficit quantitatif et qualitatif de logements estimé à 21000 unités en 2006 (pour une population totale de 350000 habitants), des services publics déficients et une proportion d'emplois formels de 55% en 2010 pour un taux de chômage de 11,3% au sein de la population active (Municipio Heres, 2011)1. La sauvegarde du patrimoine architectural ne représente qu'une petite partie de la problématique urbaine et seulement un des aspects de la problématique du centre historique. Sa revitalisation nécessite une amélioration des services de base à l'échelle de la ville (électrification, voierie et transport, assainissement et drainage) et la promotion d'activités conformes aux traditions locales, susceptibles de retenir la population établie depuis plusieurs générations en ces lieux et d'impulser une nouvelle dynamique socio-économique.
Si l'IPC s'efforce de mobiliser les citoyens en faveur de la défense du patrimoine urbain à travers les réseaux de la CODAUP, la politisation du processus risque de marginaliser plusieurs acteurs locaux au lieu de privilégier la recherche d'un consensus. En effet, la
1 Le « Plan Municipal de Desarrollo » du Municipio Heres, 2011, est un outil de planification pour avoir accès au financement du Conseil Fédéral de Gouvernement.
Commission Permanente pour le Développement Harmonieux de Ciudad Bolivar et de ses environs (COPDACBI), mise en place par la Municipalité de Heres alors dirigée par un parti d'opposition, avait déjà défini des orientations générales en vue de l'élaboration d'un Plan de Développement Urbain Local (PDUL) sur la base d'un diagnostic participatif. Le tourisme était identifié comme principale option de développement pour la ville, sans qu'une véritable stratégie touristique ait été entérinée dans le cadre d'une co-construction avec le processus de patrimonialisation et le développement social urbain. Le mirage du pétrole de la CPO et ses retombées éventuelles peuvent offrir de nouvelles opportunités de développement à Ciudad Bolivar, mais comportent aussi des menaces. Les documents soumis à l'UNESCO n'ont jamais pris en considération les projets de développement de la CPO. L'essor à venir de l'exploitation pétrolière dans cette zone et la construction d'installations de conversion des huiles lourdes sur l'autre rive du fleuve, à Soledad, pourraient conduire à reconsidérer le périmètre classé qui incorpore ce petit centre historique dans la demande initiale. Un projet de cette envergure aura nécessairement un impact environnemental sur l'ensemble du bassin inférieur de l'Orénoque, même si ses répercussions sur le plan socio-économique sont encore difficiles à évaluer (Pirela et Ramousse, 2014).
Il est possible que la consolidation des fonctions tertiaires de Ciudad Bolivar, en relation avec l'implantation de services d'appui à l'activité pétrolière, entraîne l'installation de nouvelles populations. On pourrait même envisager une contribution des entreprises pétrolières à la réhabilitation de certains édifices du centre historique et à la promotion des activités culturelles à travers le mécénat. Le principal défi consiste en effet à freiner la dégradation du patrimoine urbain et à impulser un processus de revitalisation en contrôlant les flux migratoires, dans le cadre d'une politique de développement qui intègre les dimensions économiques, sociales et environnementales, pour convertir Ciudad Bolivar en un lieu attractif, aussi bien pour les touristes que pour de nouveaux résidents tirant leurs revenus de l'économie pétrolière. Une dynamique vertueuse pourrait alors s'enclencher sur la base d'une économie résidentielle, en permettant à la ville de récupérer certaines fonctions décisionnelles qui ont migré vers Ciudad Guayana, tout en développant de nouvelles activités commerciales et de service aux personnes. Une telle évolution nécessite l'affirmation d'une volonté politique et une transformation du modèle façonné par la «culture» du pétrole, mais celle-ci est souvent invasive au Venezuela comme tend à le confirmer la volonté de Petróleos de Venezuela S.A. de déloger l'Université Nationale Expérimentale de Guyane d'un des édifices les plus emblématiques du centre historique (la "maison des douze fenêtres"), pour y installer ses propres bureaux en procédant à un réaménagement des locaux peu compatible avec une valorisation touristique1. A l'image du culte rendu à Bolívar qui, selon l'historien Germán Carrera Damas2, a été détourné à leur profit par les dirigeants vénézuéliens, ceux-ci s'approprient un patrimoine collectif pour célébrer la toute puissance de l'Etat pétrolier bolivarien,
1 Correo del Caroni, « La joya que PDVSA quiere arrebatarle a la UNEG », Ciudad Bolívar, 24/11/2013.
2 Germán Carrera Damas, « El culto a Bolívar », Alfa Grupo Editorial, 2003.
alors que la dégradation de la situation économique et politique du pays rend encore plus improbable la sauvegarde du patrimoine urbain de Ciudad Bolivar face à la nécessité d'accélérer la mise en valeur de la Ceinture Pétrolifère de l'Orénoque.
Mise perspective du cas de Ciudad Bolivar et conclusions provisoires.
D'autres exemples semblent démontrer qu'il est possible de concilier développement pétrolier et préservation / valorisation du patrimoine urbain. Le cas de Bakou sur les rivages de la mer Caspienne, où l'exploitation pétrolière est même légèrement antérieure à celle du bassin du lac de Maracaïbo, est de ce point de vue très intéressant. Les éléments du patrimoine ancien, comme la cité fortifiée avec le palais des Chahs de Chirvan et la tour de la Vierge (inscrits sur la Liste du Patrimoine Mondial depuis l'année 2000), coexistent avec un siècle et demi d'histoire pétrolière, dont témoigne la muséification de la Villa Petrolea des frères Nobel, et une modernité flamboyante symbolisée par les Flame Towers. Mais la situation de Bakou n'est pas nécessairement reproductible au Venezuela et il est difficile d'y voir un modèle de gestion démocratique. Si le Président Aliev a fait flamboyer sa ville avec l'argent des hydrocarbures, qui alimente aussi une fondation dirigée par son épouse pour financer différents projets sociaux et culturels de prestige au service du régime en place et de sa diplomatie internationale, tout en préservant l'héritage du passé, c'est aussi parce que Bakou peut revendiquer plusieurs siècles de présence sassanide, perse, árabe, ottomane et russe, s'inscrivant dans une continuité culturelle... Le Venezuela, où des sociétés moins enracinées et structurées n'ont pu opposer qu'une faible résistance à la défrerlante pétrolière et à la "culture" qui lui est associée, ne peut se prévaloir d'un tel héritage.
En 2012, le bassin houiller du Nord / Pas-de-Calais a été classé à son tour comme paysage culturel, avec ses cités ouvrières (corons), ses terrils et ses friches industrielles réaménagées. Sur l'une d'elles a été inauguré, cette même année 2012, le musée du Louvre Lens - vingt ans après la fin de toute activité minière. On peut y voir une reconnaissance de la dimension culturelle de ce paysage qui associe la mémoire de ceux qui l'ont façonné avec le projet des nouvelles générations pour en faire un lieu de culture. destiné à être visité par les habitants et des touristes de passage (900000 visiteurs comptabilisés en 2013, plus encore en 2014 avec une part importante de gratuité). «La culture. c'est dans notre nature» comme le résume habilement un des slogans du Louvre Lens pour essayer de faire évoluer les représentations attachées à cette région. Il a donc fallu attendre que le cycle de l'exploitation minière soit révolu pour que le rôle des hommes et des femmes qui ont participé à l'élaboration de ces paysages si particuliers soit reconnu et leur œuvre élevée au rang de patrimoine. Cela n'est d'ailleurs pas en contradiction avec une certaine approche du patrimoine qui considère celui-ci comme l'ensemble des éléments naturels, matériels ou immatériels qui contribuent à maintenir, dans le temps et l'espace, l'identité et l'autonomie des populations qui en sont dépositaires, en vue de leur adaptation à un univers évolutif (Henry Ollagnon, 2005).
Il ressort de cette analyse que les paysages associés à des activités extractives ne sont généralement reconnus comme paysages culturels qu'à partir du moment où l'exploitation
a cessé et que les friches industrielles ont pu être reconquises et muséifiées, même si dans certains cas la préservation de biens culturels antérieurs peut non seulement coexister avec la poursuite de l'activité productive, mais faire aussi l'objet d'une inscription sur la Liste du Patrimoine Mondial (Bakou). Lorsqu'une société ne peut s'enraciner dans un passé et une culture matérielle avec un fort ancrage territorial, qui plus est si cette même société a subi un processus d'aliénation ayant affaibli sa conscience patrimoniale, il lui est plus difficile de résister aux forces du changement quand celles-ci sont mues par des intérêts économiques et politiques aussi puissants que ceux liés aux sources d'énergie qui font tourner le monde (Venezuela). Les paysages de désolation, saccagés par l'extraction des richesses du sous-sol et abandonnés par leur population, comme certaines zones pétrolières de la Côte Orientale du Lac de Maracaïbo, ne sont alors plus porteurs d'aucune valeur humaine ou culturelle. Ce sont les défis que doit relever aujourd'hui Ciudad Bolivar.
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