Жан-Филипп ЮССОН / Jean-Philippe HUSSON
I Le multiculturalisme: analyse d'une construction idéologique!
Жан-Филипп ЮССОН / Jean-Philippe HUSSON
Пуатье, Франция. Университет Пуатье. Доктор философии. Профессор на пенсии
Poitiers, France. University of Poitiers. PhD, emeritus professor.
LE MULTICULTURALISME: ANALYSE D'UNE CONSTRUCTION IDÉOLOGIQUE
Multiculturalism: analysis of an ideological construction
The thesis defended in this article is that multiculturalism is an ideological thinking, which means that it does not belong to science and that its function consists in justifying class interests. In this case, multiculturalism basically serves the interests of the employers asking for mass immigration in order to have cheap and docile labor. From a political point of view, it may be defined as a radical negation of the republican principles. In particular, it appears incompatible with the ideas of unity and indivisibility of nation, national sovereignty and secularity.
Having defined multiculturalism, we are able to tackle the leading question of the coexistence of various ethnic and/or religious communities within one national territory. For the supporters of multiculturalism, this coexistence is always considered beneficial for all the groups involved in such a situation, with no condition to fulfil for the incomers but the obligation, for the natives, to adapt themselves to the habits of the first mentioned. In fact, the postulates of multiculturalism are deeply untrue. The study of the emancipation of the Jews during the French Revolution and Empire, for instance, shows that several obstacles had to be cleared before reaching a full assimilation. Regarding contemporary French society, various sociological works prove that, in France, native populations and immigrants, after having drawn closer together, tend nowadays to differ more and more. Some phenomena can be called upon to explain this conclusion: the concentration of the immigrants in determined areas; the migration (« white flight ») of the poor natives from the suburbs to the outer suburbs and rural zones; the increasing number of endogamous unions under the effect of the communities pressure. The consequence of these phenomena is the disappearance of the republican ideal of assimilation, which means the transformation of the immigrants into French citizens. The rebirth of this ideal would suppose a breaking off with multiculturalism, but also a radical change in migration policies in order to prevent the previously described sociological phenomena from happening.
Key words: multiculturalism, integration, assimilation, migration policies, antiracism
Мультикультурализм: анализ идеологической конструкции
Тезис, защищаемый в этой статье, что мультикультурализм является идеологическим мышлением, а именно, что он не является научным, а его функция состоит в обосновании классовых интересов. В этом случае, мультикультурализм в основном, служит интересам работодателей, потакающих массовой иммиграции, что позволяет получить дешевую и послушную трудовую силу. С политической точки зрения, это может быть определено как радикальное отрицание республиканских принципов. В частности, представляется, что идеи мультикультурализ-ма несовместимы с идеями единства и неделимости нации, национального суверенитета и светскости.
Факт признания мультикультурализма позволяет нам решать вопрос о сосуществовании различных этнических и / или религиозных общин на одной и той же национальной территории. Для сторонников мульти-культурализма это сосуществование всегда представляется полезным для всех групп, участвующих в нем, при этом нет никаких условий для тех, кто приезжает, однако есть обязательства для местных жителей, которые должны адаптироваться к привычкам вновь прибывших. На самом деле, постулаты мультикультурализма глубоко неверны. Изучение эмансипации евреев во время Великой французской революции и Империи, например, показывает, что требовалось устранить множество препятствий для достижения полной ассимиляции. Что касается современного французского общества, различные социологические работы доказывают, что во Франции, после временного сближения коренного населения и иммигрантов, как правило, выявляется все больше отличий и противоречий.
Некоторые явления могут объяснить этот вывод: концентрация иммигрантов в определенных областях; миграция («бегство белых») небогатых жителей пригородов в другие пригороды и сельские районы; все большее число эндогамных союзов, возникающих под действием давления сообществ. Следствием этих явлений является исчезновение республиканского идеала ассимиляции, предполагающего трансформацию иммигрантов в французских граждан. Возрождение этого идеала позволяет предположить разрыв с мультикультурализмом, и более
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того, радикальное изменение миграционной политики в целях предот- Ключевые слова: мультикультурализм, интерграция, ассимиля-
вращения ранее описанных социологических явлений. ция, миграционная политики, антирасизм
La présente contribution, à laquelle nous avons jugé bon de donner la forme d'un essai socio-politique, a pour thème le multiculturalisme et se propose de montrer que cette pensée, dont nous chercherons à établir les fondements et les objectifs politiques, présente toutes les caractéristiques d'une idéologie.
Pour la clarté de l'exposé, deux termes demandent à être explicités dès à présent: celui de « multiculturalisme » et celui d'« idéologie ». Le premier est porteur de deux sens assez distincts1. Nous lui attribuerons ici celui de doctrine politique dont le postulat de base est le caractère bénéfique de la diversité culturelle, facteur d'enrichissement pour la société. Toutefois, la même théorie précise aussi que les bienfaits attendus ne sauraient se manifester sans la mise en œuvre préalable d'une politique volontariste dont les axes essentiels sont la lutte contre les discriminations, la reconnaissance de spécificités culturelles dont il convient de favoriser l'expression et l'institutionnalisation de certaines communautés par l'attribution de statuts à caractère légal ou administratif.
Quant à l'idéologie, elle peut être définie en première instance comme une pensée non scientifique. Mais cette définition doit être précisée car elle ne dit rien de la fonction d'une telle pensée dans la société dont elle émane. À cet égard, on a coutume de distinguer les religions, dont la fonction tient essentiellement en la création d'un lien social, des idéologies politiques dont beaucoup fonctionnement comme la justification d'une logique d'intérêt de groupe. Or, tel est bien, selon nous, le cas du multiculturalisme.
À quels intérêts de groupe répondrait le multiculturalisme ? Le fait qu'il soit né dans des sociétés occidentales ethniquement beaucoup plus homogènes qu'elles ne le sont actuellement et que son développement soit allé de pair avec celui d'une immigration de masse, d'origine majoritairement extra-européenne, suggère qu'il ait eu pour fonction de justifier cette dernière. De fait, la main-d'œuvre qui résulte d'une telle immigration, a fortiori lorsqu'elle est clandestine, présente pour le patronat des avantages évidents en termes de coût et de flexibilité. On observe à ce propos que l'Union européenne, dont on sait à quel point ses circuits de décision sont sensibles aux intérêts de ce même patronat, a développé une législation dont l'effet est de neutraliser dans une large mesure les dispositions que les États membres pourraient prendre contre l'immigration illégale, voire d'attribuer des droits aux immigrés clandestins2.
Ce lien qui l'unit à l'immigration de masse paraît constitutif du multiculturalisme dès ses origines. L'universitaire canadien Wayne Norman, professeur de philosophie politique, décèle sa présence dans la Charte de Victoria3, élaborée en 1971 sous l'influence déterminante de Pierre-Elliott Trudeau et en laquelle on est en droit de voir le texte fondateur de
1 Le terme « multiculturalisme », en effet, est aussi employ assez souvent dans le sens de « r alit multiculturelle », autrement dit de coexistence, au sein du m me ensemble national, de groupes humains aux cultures tr s diverses.
2 Notamment, l'aide mdicale de l'tat (AME), dispositif permettant aux trangers en situation irr guli re de bn ficier d'un acc s aux soins.
3 La Charte de Victoria tait un ensemble d'amendements la Constitution
du Canada. Propos e en 1971, elle n'a jamais t adopt e mais son contenu
se retrouve en grande partie dans la Charte canadienne des droits et
libert s, premi re partie de la Loi constitutionnelle de 1982 et texte majeur du multiculturalisme.
la pensée qui nous intéresse: « Cette politique se proposait d'aider l'État à s'adapter aux réalités d'un pays qui allait continuer d'attirer un grand nombre d'immigrants issus de toutes les régions du monde »4. Ce faisant, le multiculturalisme apparaît en parfaite adéquation avec le « laisser faire, laisser passer » des penseurs libéraux puisqu'il soutient l'un de ses piliers, la libre circulation des hommes, les deux autres étant celle des marchandises et celle des capitaux. Il est donc un instrument au service de l'élimination de tout obstacle au fonctionnement du marché, situation prônée comme idéale par la doctrine libérale5.
Le lien étroit que nous postulons entre multiculturalisme et libéralisme n'est assurément pas démenti par les critiques récentes qu'ont adressées au premier trois chefs d'État ou de gouvernement parmi les plus importants de l'Union européenne, nommément Angela Merkel, David Cameron et Nicolas Sarkozy. Leurs déclarations sont effet très suspectes, émanant de dirigeants politiques de la droite libérale dont les formations avaient soutenu — de façon assumée pour celles des deux premiers cités, plus implicitement pour celle du troisième — le multiculturalisme depuis des décennies. De fait, ces déclarations n'ont été suivies d'inflexions politiques significatives dans aucun des États concernés. Elles se sont vite révélées pour ce qu'elles étaient: des opérations de communication sans lendemain. Dans la mesure où le multiculturalisme peut être caractérisé comme un volet du libéralisme et que celui-ci inspire l'orientation politique des dirigeants en question, il ne pouvait pas en aller autrement.
Pour autant, prenons garde à ne pas nous montrer schématique: dans les motivations profondes du multiculturalisme — évidemment distinctes de celles, universalistes et philanthropiques, que celui-ci s'attribue — percent parfois des arrière-pensées qui, sans être inconciliables avec l'interprétation que nous proposons, ne se réduisent pas à celle-ci. L'exemple du Canada est de ce point de vue éloquent. Dans le texte cité ci-dessous, l'universitaire québécois Danic Parenteau, spécialiste de science politique, évoque la politique menée au Canada par Pierre-Elliott
4 « This policy was intended to help adapt the state to the realities of a country that would continue to attract large numbers of immigrants from around the world » (Wayne Norman, « Justice and Political Stability in the Multicultural State. Lessons from Theory and Practice in Canada », pp. [93]-110, in Mikha l Elbaz, Denise Helly (eds.), Mondialisation, citoyennet et multiculturalisme, Montr al, Les Presses de l'Universit Laval (coll. « Prisme ») / Paris, L'Harmattan, 2000. Le passage cit est prcd du membre de phrase suivant, « ...the federal government's policy of official multiculturalism [...] was introduced by the Prime Minister Pierre Elliott Trudau in 1971 », qui ne laisse planer aucun doute sur le fait que la suite se rf re la Charte de Victoria.
5 De ce point de vue, tout distinguo entre le lib ralisme, le n o-lib ralisme et l'ultra-lib ralisme serait parfaitement oiseux. L'un des m rites du philosophe Jean-Claude Mich a at d'tablir l'unit du lib ralisme. Nous le suivons lorsqu'il « [soutient] que le mouvement historique qui transforme en profondeur les soci t s modernes doit tre fondamentalement compris comme l'accomplissement logique (ou la v rit ) du projet philosophique lib ral, tel qu'il s'est progressivement d fini depuis le xviie si cle, et, tout particuli rement, depuis la philosophie des Lumi res. Cela revient dire que le monde sans me du capitalisme contemporain constitue la seule forme historique sous laquelle cette doctrine lib rale originelle pouvait se r aliser dans les faits. Il est, en d'autres termes, le lib ralisme r ellement existant. » (Jean-Claude Mich a, L'Empire du moindre mal ; essai sur la civilisation lib rale, Paris, Climats, 2007, p. 14).
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Trudeau, mentionné plus haut. Avant de lui laisser la parole, il convient de préciser les grandes lignes de cette politique:
Des représentations faites au Parlement en faveur des minorités visibles ;
Des révisions de programmes scolaires destinées à tenir compte des contributions historiques et culturelles des minorités ethniques ;
Des horaires flexibles pour accommoder les pratiquants de certaines religions ;
Des programmes d'éducation à orientation antiraciste ;
Des codes de conduite qui interdisent le racisme à l'école ou au travail ;
Une formation multiculturelle pour les policiers, fonctionnaires et intervenants du monde de la santé, afin qu'ils puissent reconnaître la nature des problèmes vécus par les familles d'immigrants ;
Des lignes directrices qui préviennent la propagation des stéréotypes dans les médias ;
Le soutien des festivals et programmes d'études ethniques ;
Des services aux adultes dans leur langue maternelle ;
Des programmes d'éducation bilingue pour les jeunes, en vue de leur permettre de faire la transition entre leur langue maternelle et celle(s) de leur pays d'adoption6.
Or, Danic Parenteau nous assure que ses compatriotes ont clairement perçu dans cette politique la possibilité pour les autorités fédérales de phagocyter leurs aspirations nationales en les identifiant à celles d'une quelconque minorité ethnique. Il y voit l'une des raisons essentielles de la méfiance instinctive des Québécois envers le multiculturalisme:
« Ensuite, si le multiculturalisme peut être l'objet d'une contestation au Québec, cela tient en partie au fait que les Québécois savent que derrière cette politique se cache une stratégie conçue par Pierre Trudeau en vue de neutraliser l'identité nationale québécoise. On ne peut en effet contester que celui qui fut l'architecte de cette politique et peut-être son plus grand promoteur savait très bien que ce modèle pouvait constituer une stratégie efficace en vue de contrecarrer le nationalisme québécois. Promouvoir le multiculturalisme devait en effet conduire à noyer la spécificité identitaire nationale québécoise dans une différence indifférenciée, une mosaïque culturelle au sein de laquelle il n'y a plus que des minorités culturelles. Avec une telle conception multiculturaliste du Canada, la nation québécoise se voit déchue, en tant qu'héritière des Canadiens-français, de son statut de «peuple fondateur», devenant alors une minorité parmi d'autres, à l'instar des Chinois de Vancouver, des Finlandais de Thunder Bay ou des Ukrainiens de l'ALSAMA. Avec le multiculturalisme, le Canada n'apparaît dès lors plus qu'en tant qu'assemblage hétéroclite de minorités culturelles les plus diverses. Avec ce modèle, exit l'idée des deux peuples fondateurs et exit l'idée même de «nation» — même si celle-ci peut demeurer dans le discours politique en tant que pur symbole, ou sinon, uniquement adapté aux «Premières nations».
En guise d'illustration de la manière dont une telle conception multi-culturaliste du Canada conduit à une neutralisation du peuple québécois comme nation, rappelons l'affaire Carroll. En septembre 2007, Jamie Caroll, le directeur général du Parti libéral du Canada avait été prié de démissionner de ses fonctions après qu'il eut refusé d'embaucher davantage de Québécois dans son équipe, en arguant que «Si j'embauche plus de Québécois, est-ce que je vais aussi devoir embaucher plus de Chinois
6 Will Kymlicka, Finding Our Way: Rethinking Ethnocultural Relacions in Canada, Toronto / New York, Oxford University Press, 1998.
?» Ce que dévoile cette déclaration est précisément une telle évacuation dans la représentation que les multiculturalistes se font du Canada, de la spécificité du peuple québécois comme nation. Dans cette représentation du Canada, le peuple québécois, déchu de tout statut particulier, se voit réduit à n'être plus qu'une communauté culturelle parmi d'autres, une communauté à laquelle il n'y aurait plus de raison de consentir quoi que ce soit, autrement dit, de lui reconnaître un quelconque statut distinct, dont devraient être privées les autres communautés qui composent le Canada.
Aussi, si les Québécois ont des raisons de se méfier du multiculturalisme, cela tient en partie au fait qu'ils savent que derrière ce modèle se cache une stratégie visant à noyer leur identité nationale en tant que peuple, c'est-à-dire une stratégie qui vise à rabaisser la nation québécoise au rang de simple communauté culturelle. »7
Cela étant, le même auteur invoque comme cause première du peu d'appétence des Québécois pour le multiculturalisme le fait que ce discours soit celui d'une élite, façon de reconnaître qu'il répond aux intérêts de classe du patronat, qu'il soit canadien ou spécifiquement québécois:
« D'abord, pour une majorité de Québécois, le discours multicul-turaliste est perçu comme étant celui d'une élite. Selon une impression largement partagée au sein de la population québécoise, ce modèle participe en effet d'un discours qui trouve davantage écho parmi une certaine élite culturelle, intellectuelle ou politique canadienne et québécoise, une élite qui, au Québec, incline plus en faveur du fédéralisme que du sou-verainisme. Reconnaître cela n'est pas dire que les valeurs de tolérance ou d'ouverture aux autres auxquelles les partisans du multiculturalisme associent ce modèle ne sont pas partagées par le reste de la population québécoise, mais que c'est davantage parmi une certaine frange de la population — cette élite -, que ces valeurs trouvent leurs plus fervents adhérents et assurément, leurs plus actifs défenseurs. Aussi, dans cette perspective, le multiculturalisme et les valeurs qui le portent sont-ils perçus comme quelque chose qui requiert d'être inculqué au peuple, lequel serait, entend-on, naturellement peu réceptif à ces valeurs. »8
En définitive, si le Canada est à bien des égards le pays phare du multiculturalisme, c'est certainement parce que celui-ci y répondait à deux puissantes motivations qui se renforçaient mutuellement: la possibilité d'ouvrir les vannes d'une immigration de masse et celle de barrer la route à la sécession québécoise.
Plus généralement, on aura noté, à travers les citations qui précèdent, que le multiculturalisme ne présente guère d'affinité avec l'idée de souveraineté nationale. Il n'y a là rien qui puisse nous surprendre dans la mesure où, si l'on s'en tient à la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément ». Or, précisément, le multiculturalisme tend à confier une autorité à des corps — ceux que nous appelons aujourd'hui des « communautés » — et des individus — leurs représentants, généralement auto-proclamés — qui n'émanent pas de la nation. Ces statuts dérogatoires qui sont autant de « privi-lèges » au sens étymologique du terme — « loi privée » — font que les citoyens cessent d'être égaux devant la loi. L'image du maire de grande ville jouant le rôle d'arbitre entre les responsables ethniques et religieux et celle de ces derniers négociant les votes de leurs affidés pour les remettre au parti politique qui saura le mieux satisfaire leurs exigences est désormais clas-
7 Danic Parenteau, « Critiques du multiculturalisme canadien », L'action nationale (Montr al), mars 2010.
8 Ibid.
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sique en Amérique du nord. Elle tend à s'imposer en Europe où le cas de Marseille est déjà emblématique.
La question, à vrai dire, n'est pas nouvelle. Un détour par la France de la Révolution et de l'Empire est riche d'enseignements. Pour la première fois dans l'histoire, se posait le problème de l'attribution de la pleine citoyenneté à une minorité caractérisée par des spécificités culturelles et religieuses marquées: les juifs9.
« Il faut tout refuser aux juifs comme nation, et accorder tout aux juifs comme individus. » Par cette formule célèbre, prononcée le 23 décembre 1789 devant l'Assemblée constituante, le député Stanislas de Cler-mont-Tonnerre se référait à un principe républicain. Rappelons qu'au-delà de l'antithèse république / monarchie qui, sans être anecdotique, ne recouvre pas l'essentiel, la République peut être définie — c'est le sens que lui confère son étymologie: res publica = « chose publique » — comme le régime politique qui se fonde exclusivement sur l'intérêt général10. Cela ne signifie pas que les intérêts particuliers soient tenus pour méprisables. Ils sont considérés comme légitimes dès lors qu'ils ne sont pas contraires à l'intérêt général mais la République, dépositaire de ce dernier, ne saurait reconnaître des collectifs fondés sur des particularismes, qu'ils soient d'ordre religieux, ethnique ou professionnel11. Un corollaire s'ensuit immédiatement: dans la mesure où la conduite de l'État repose sur l'existence d'un corps politique composé de citoyens, l'appartenance à celui-ci ne peut être qu'individuelle. C'est d'ailleurs ce que précisait Clermont-Tonnerre dans la suite, moins connue, de son discours: « Il faut qu'ils ne fassent dans l'État ni un corps politique ni un ordre », disait-il encore des juifs, « il faut qu'ils soient individuellement citoyens. »
Il ressort de ce qui précède que si le contenu politique du multiculturalisme peut être défini comme un prolongement du libéralisme, il peut tout autant être caractérisé comme un déni radical des principes républicains. Citons encore, à cet égard, son incompatibilité foncière avec l'idée de laïcité qui renvoie les convictions religieuses dans la sphère privée. Lui, au contraire, légitime leur intrusion dans la sphère publique.
Le fait que le multiculturalisme soit étranger à la tradition républicaine pourrait bien expliquer l'étrange paradoxe de la situation française qui, d'une certaine manière, s'apparente au cas québécois évoqué plus haut. D'une part, il n'est pratiquement aucun homme politique pour se réclamer du multiculturalisme. Mais, d'autre part, pour qui sait distinguer la pratique politique du discours, il est évident que le principe énoncé
9 Aussi avantageuse qu'ait t la situation des juifs aux Pays-Bas, notamment
Amsterdam, relativement au reste de l'Europe, ils ne poss daient pas un statut de pleine citoyennet.
10 Si l'on s'en tient cette d finition, il appara t vident que la R publique ne saurait tre qu'un tat id al, constamment menac d'tre accapar par des int r ts particuliers. Cela dit, la France contemporaine offre un visage tellement loign de cet id al qu'on peut douter qu'elle puisse encore porter le titre de R publique. L'appareil d'tat y est en effet colonis par les d fenseurs d'int r ts sp cifiques. Citons, entre mille autres exemples, la Commission d'autorisation de mise sur le march des m dicaments qui, sous la pression des laboratoires pharmaceutiques, autorise le remboursement par la Scurit sociale de molcules quivalentes celles dj existantes, alourdissant ainsi le d ficit de l'institution ; ou les concessions mirifiques accord es aux gestionnaires d'autoroutes ; ou encore le maintien, au seul b n fice des hautes autorit s de sant, d'un numerus clausus ultra-s lectif qui prive d'emploi chaque ann e les milliers de jeunes m decins potentiels qui auraient vocation occuper les postes tenus par des praticiens recrut s
l'tranger. Le comble est la mobilisation de l'appareil d'tat au plus haut niveau seule fin de d dommager un individu, par le biais d'une proc dure d'exception, des pertes subies du fait de d cisions de justice intervenues ant rieurement et pleinement l gales.
II Ou encore, dirions-nous de nos jours, des collectifs fond s sur le genre ou
ce que les Nord-am ricains appellent l'orientation sexuelle.
par Clermont-Tonnerre n'a plus force de loi dans la France contemporaine où la tendance, au contraire, est à la satisfaction de plus en plus massive des revendications de ce que le député à la Constituante appelait des « nations » et que nous désignons aujourd'hui par le mot de « communautés ». La reconnaissance implicite de cette réalité est le fait de Nicolas Sarkozy qui, en février 2011, dans la foulée de Merkel et Cameron, avouait que le multiculturalisme était un échec12 alors qu'on aurait attendu qu'il se félicitât de ce que la France ait tourné le dos à cette doctrine. Cet aveu, exceptionnel dans la classe politique de notre pays, traduit bien le statut d'idéologie honteuse qu'y revêt l'objet de cet article: omniprésente mais privée de reconnaissance officielle.
Ayant établi le contenu idéologique du multiculturalisme, nous sommes désormais mieux armé pour répondre à la question de fond, celle des conditions réelles de la coexistence, sur un territoire donné, de la population autochtone et des populations allochtones venues s'y installer. Cette coexistence, nous le savons, est tenue pour désirable par les partisans du multiculturalisme qui la présentent — en général sans se sentir tenus de le justifier — pour avantageuse pour les différentes parties en présence. Or, les considérations qui précèdent tendraient plutôt à nous convaincre du contraire. À tout le moins, une sérieuse réflexion s'impose avant que nous soyons en mesure de nous prononcer.
Cette réflexion, nous la mènerons, avant de nous intéresser à la France contemporaine, en revenant sur le cas de l'intégration des juifs. Plutôt que dans une quelconque spécificité du groupe en question, l'intérêt de ce cas réside dans son antériorité chronologique qui lui confère une valeur exemplaire. Autre avantage: à l'époque — fin du XVIIIe siècle et début du XIXe -, comme nous aurons la surprise de le constater, les réactions de la société d'accueil se sont révélées beaucoup plus pragmatiques, moins empreintes d'idéologie, que celles que nous observons de nos jours.
Comme nous l'avons vu, l'attribution aux juifs de la pleine citoyenneté française sous la Révolution a été précédée d'un débat où se sont exprimées de fortes réticences. La crainte était que les droits censés être accordés à des individus ne profitent en réalité à une communauté. Comme le problème n'admettait pas de solution constitutionnelle — introduire des barrières légales eût été dérogatoire du droit commun, donc inacceptable du point de vue des principes républicains -, les juifs ont reçu la citoyenneté française en 1791 mais la défiance perceptible notamment dans la déclaration de Clermont-Tonnerre ne disparut pas pour autant. En 1806, Napoléon jugea que son régime avait atteint un degré de stabilité qui permettait de poser à nouveau le problème et entreprit de le régler une fois pour toutes. Il comprit que la solution ne pouvait venir que du sein de la communauté juive. Elle consista en la régénération, pour la circonstance, d'une ancienne institution traditionnelle hébraïque, le Grand Sanhédrin, qui, initialement, remplissait à la fois la fonction d'assemblée législative et de tribunal suprême. Comme on peut s'en douter, le Sanhédrin napoléonien n'avait qu'un rapport assez ténu avec son lointain ancêtre: il était une simple assemblée de notables juifs alors que le Sanhédrin antique était composé de 71 experts en loi hébraïque. Convoqué par l'empereur du 9 février au 13 mars 1807, il fut dissous dès la fin de ses travaux. Son unique mission consistait à répondre à une série de questions posées par les autorités françaises.
12 « Le multiculturalisme est «un chec», a d clar ce soir sur TF1 le pr sident de la R publique, Nicolas Sarkozy, car, a-t-il dit, «on s'est trop longtemps pr occup de l'identit de celui qui arrivait et pas assez de l'identit du pays qui l'accueillait» » (Le Figaro, 10 fvrier 2011).
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Toutes ces questions visaient à s'assurer de la compatibilité de la loi rabbinique avec le code civil. Là où la première laissait la porte ouverte à des pratiques contraires au droit français, la réponse espérée était que de telles pratiques étaient proscrites. C'est ainsi que les membres du Sanhédrin renoncèrent à la polygamie et au prêt usuraire. D'autres questions portaient sur l'organisation interne du milieu rabbinique. Les plus importantes concernaient l'attitude des juifs envers la France et ses citoyens.
II était attendu que l'assemblée proclame que la fidélité principale de la communauté allait à la France, ce qu'elle ne manqua évidemment pas de faire.
Événement très bref et peu connu, le Grand Sanhédrin n'en eut pas moins une portée historique notable. Il n'est en effet pas abusif d'affirmer que les neufs articles qui formèrent la réponse de l'assemblée ont constitué jusqu'à nos jours le cadre de l'intégration des juifs à l'État français.
Il n'est pas sans intérêt d'évoquer le contexte démographique de cet épisode. Au moment où éclate la Révolution, les juifs ne constituaient qu'une infime minorité: 80. 000 personnes environ sur 20 millions d'habitants (0,4 %), la moitié concentrée en Alsace, le reste dans quelques régions comme le Bordelais ou le Comtat Venaissin. Paris, à l'époque, n'en comptait que 2. 000 à 3. 000. Qui plus est, la présence des juifs était en général ancienne: plusieurs générations au moins et souvent plusieurs siècles, ce qui éliminait déjà la plupart des différences d'ordre linguistique avec leur environnement13. Or, pour revenir à notre propos, leur intégration, sans avoir eu de caractère dramatique, a tout de même fait débat, pris près de vingt ans (de 1789 à 1807) pour se régler et nécessité la mise en œuvre de moyens institutionnels inédits. Encore convient-il de préciser que des différences importantes, génératrices de tensions parfois aiguës, persistèrent bien après 1807. Le cas le plus marquant est sans doute celui des juifs d'Algérie, collectivement naturalisés français par le décret Crémieux, en 1871, qui ont longtemps pratiqué des comportements électoraux typiquement communautaires, justifiant a posteriori les craintes de Clermont-Tonnerre et provoquant en retour un antisémitisme virulent14.
Jugées à cette aune, les difficultés de l'intégration des populations extra-européennes d'immigration récente, infiniment plus nombreuses et plus éloignées culturellement de la population autochtone, ont-elles été correctement évaluées ? Pour nous, il est bien évident que non.
Là réside, à notre sens, l'imposture du multiculturalisme. Le postulat de base de celui-ci, à savoir le caractère prétendument bénéfique de la coexistence de communautés aux spécificités culturelles marquées, n'est pas scientifiquement fondé. En tout cas, certains de ses aspects se prêtent à la réfutation. C'est le cas des suivants, dont des réflexions personnelles nous conduisent à mettre en cause le bien-fondé:
13 Cela ne signifie pas que les juifs qui vivaient en France la fin du xVIIIe si cle taient compl tement francophones. Selon Emmanuel Todd, seuls l'taient ceux du sud-ouest, dits « portugais ». Les autres, sans l'tre, avaient un comportement linguistique tr s voisin de celui des populations environnantes. Ainsi, ceux du Comtat Venaissin alliaient la compr hension du fran ais la pratique quotidienne du proven al. la seule diff rence notable portait sur l'emploi du yiddish par les juifs d'Alsace et de lorraine, concurremment l'allemand et au dialecte local (Emmanuel Todd, Le destin des immigr s. Assimilation et s gr gation dans les d mocraties occidentales, Paris, le Seuil (coll. « Points ; Essais »), 1994, pp. 301-302).
14 « les chefs de communaut n gocient en bloc les suffrages isra lites
et faussent avec une belle r gularit l'affrontement lectoral entre
opportunistes et radicaux » (Emmanuel Todd, op. cit. , p. 333) ; « Ce
communautarisme politique met en rage le temp rament r publicain, qui
est ici confront une diff rence qu'il ne consid re pas comme secondaire mais essentielle » (loc. cit.).
On peut déjà soutenir que l'émigration massive qui est au fondement des sociétés multiculturelles ne bénéficie pas aux pays d'origine des migrants qu'elle prive de leurs forces vives, nécessaires à leur développement. De fait, il y a une contradiction entre la conduite d'une politique d'aide au développement — dite encore de coopération — et l'accueil de ressortissants des pays ainsi aidés.
Il est tout aussi contestable que la situation née de l'immigration réponde pleinement aux attentes des migrants. Même si l'on ne considère que ceux qui parviennent finalement à s'intégrer — une partie n'y réussit pas, même à la troisième génération -, c'est souvent au prix de difficultés et de la renonciation partielle à un héritage culturel qui ne peut être que douloureusement vécue.
Enfin, dans la mesure où l'installation des migrants est génératrice de bouleversements dans la société d'accueil, on comprend qu'elle puisse être ressentie comme une calamité par certaines populations autochtones, notamment les plus fragiles. On peut citer à ce sujet les stratégies de fuite observées sous le nom de white flight par les sociologues anglo-saxons, réponse à des phénomènes de concentration des migrants au niveau de l'habitat.
Les tenants du multiculturalisme ont coutume de rejeter ces arguments, notamment ceux des deux dernières catégories, en les présentant comme inspirés par le racisme et la xénophobie, pour la seconde, par ce qu'ils appellent les « obsessions sécuritaires » des populations autochtones, pour la troisième.
Il existe pourtant en France depuis près de 30 ans — depuis 1987 exactement, date de la publication de l'ouvrage de Gilles Kepel intitulé Les banlieues de l'Islam — une production sociologique de niveau scientifique sur les problèmes soulevés par l'immigration et la coexistence des populations autochtone et immigrée. Les auteurs sont soit des chercheurs individuels — citons, outre Gilles Kepel, déjà nommé, Hugues Lagrange et Emmanuel Todd -, soit les membres de diverses commissions revêtues d'un statut officiel, qu'elles aient été constituées à titre pérenne — le Haut Commissariat à l'intégration, devenu par la suite Haut Conseil — ou dans la seule perspective de la remise d'un rapport sur un sujet déterminé, comme la commission dite Stasi, du nom de son président. Dans tous les cas, leurs travaux, s'ils sont évidemment justiciables d'une analyse critique, présentent les qualités requises — notamment l'objectivité — pour être qualifiés de plein droit de travaux scientifiques.
De la lecture de cette production maintenant volumineuse, se dessine une orientation générale qui n'est pas celle d'un rapprochement, mais au contraire d'un éloignement croissant des populations autochtone et immigrée. C'est dans le domaine religieux que cette divergence est la plus visible. Les deux ouvrages de Kepel présentent à cet égard un intérêt particulier en nous montrant deux photographies, prises à vingt-cinq ans d'écart, des secteurs de forte immigration de la banlieue parisienne. En 1987, Les banlieues de l'Islam joua un rôle de révélateur, dévoilant à un public surpris une religion musulmane dont la pratique, à en juger par divers indicateurs — fréquentation des lieux de culte, multiplication des associations musulmanes, notamment — était en plein essor15. À partir de ce constat, l'auteur jugea que deux éventualités se présentaient à la France: celle qui verrait « l'implantation dans la société française d'un groupe de populations sur une base non pas individuelle, mais communautaire », et celle qui « implique, à terme, la dissolution, le relâchement ou la relativisation des liens d'allégeance communautaire », autrement
15 Gilles Kepel, Les banlieues de l'Islam. Naissance d'une religion en France, Paris, le Seuil, 1987.
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dit une assimilation progressive. De ces deux voies, c'est la seconde qui avait la préférence de Kepel mais, à la lecture de son livre récent intitulé Banlieue de la République (2012), il est manifeste que l'histoire, elle, a choisi la première16. Car non seulement il n'y a eu ni dissolution, ni même relâchement ou relativisation des liens d'allégeance communautaire, mais ceux-ci se sont au contraire considérablement renforcés de 1987 à 2012. L'islam structure désormais l'essentiel de la vie des habitants de Clichy-sous-Bois et Montfermeil. Les pratiques religieuses qui étaient relativement marginales dans les années quatre-vingt — port du voile, nourriture halal qui, à l'époque, se limitait à la non consommation de la viande de porc — sont en voie de généralisation et celles qui étaient déjà solidement implantées se sont encore intensifiées. Tel est le cas de la fréquentation des mosquées, devenue régulière, ou du jeûne rituel, dont l'observance est presque systématique chez les hommes. On assiste également à une explosion du halal dans son sens le plus extensif, c'est-à-dire, bien au-delà des seuls interdits alimentaires, la distinction entre le licite et l'illicite, qui régit désormais un large éventail de circonstances de la vie quotidienne. Enfin, on note une forte poussée du mariage en-dogame. Cette évolution légitime les interrogations sur la compatibilité avec les valeurs républicaines des phénomènes énoncés ci-dessus tant il est vrai qu'ils ont tous peu ou prou pour effet de dresser entre les fidèles et les autres une barrière faite de multiples obstacles pratiques. À un niveau plus général, la prise de distance croissante d'une partie de la population avec une société dont l'un des traits distinctifs est l'indifférence religieuse ne laisse pas d'être inquiétante pour l'avenir.
Le rapport du Haut Conseil à l'intégration intitulé Les défis de l'intégration à l'école (janvier 2011) complète utilement les ouvrages de Gilles Kepel en apportant un éclairage sur le versant scolaire, évidemment capital, de la question qui nous intéresse17. Les difficultés constatées sur la base de nombreuses auditions par les membres du Haut Conseil ont elles aussi une origine essentiellement religieuse, comme en témoigne le titre complet du rapport. Elles font l'objet du troisième chapitre, intitulé « L'école aux prises avec des difficultés d'ordre culturel »18. On y relève notamment des situations marquées par l'opposition des parents et/ou des élèves à l'enseignement de diverses parties du programme officiel, notamment en histoire (l'évangélisation du monde gallo-romain, les croisades, la colonisation, l'extermination des juifs d'Europe et la situation au Proche-Orient), en instruction civique, en éducation physique (refus de la mixité) et dans les sciences de la vie et de la terre (remise en cause de la théorie de l'évolution des espèces). Le rapport pointe également la formulation de revendications religieuses (demande de pauses, de repas spécifiques) et l'expression d'un certain antisémitisme par le biais de plaisanteries déplacées ou du refus d'assister à la projection de films évoquant les persécutions antijuives de la seconde guerre mondiale. L'irruption du fait religieux se manifeste aussi par le fait que certaines classes se revendiquent « 100 % musulmanes ». Dans celles-ci, la religion est ouvertement affichée et chaque élève se définit par ses origines nationales, ethniques ou religieuses, s'enfermant ainsi, dit le rapport, dans une assignation19. C'est dans cette catégorie de classes que la pression commu-
16 Gilles Kepel, Banlieue de la R publique. Soci t, politique et religion Clichy-sous-Bois et Montfermeil, Paris, Gallimard, 2012.
17 Haut Conseil l'intgration, Les dfis de l'int gration l'cole et Recommandations du Haut Conseil l'intgration au Premier Ministre relatives l'expression religieuse dans les espaces publics de la Rpublique, Paris, La Documentation Fran aise, 2011.
18 Ibid. , pp. 88-123.
19 Les tenants du multiculturalisme ont coutume de d noncer l'essentialisation de l'tranger, autrement dit son assignation une identit
nautaire est maximale, notamment celle que les garçons exercent sur les filles, dont les résultats sont souvent supérieurs, afin qu'elles modèrent des efforts jugés préjudiciables à leurs condisciples masculins et, de façon générale, qu'elles se conforment aux exigences de la communauté. Enfin, le rapport du Haut Conseil à l'intégration évoque le problème posé par l'insuffisante maîtrise de la langue française de nombreux élèves issus de l'immigration, lesquels, consciemment ou inconsciemment, se réfugient dans une « langue des cités » au lexique très pauvre et marqué par divers emprunts à des langues étrangères. Ce phénomène, outre qu'il contribue à la montée de l'illettrisme, a pour conséquence l'incapacité des locuteurs à verbaliser et, par suite, la banalisation de la violence verbale et physique.
Au sujet de l'échec scolaire — fréquemment euphémisé en « décrochage scolaire » — qui résume la situation décrite dans le rapport du Haut Conseil, un instrument d'interprétation supplémentaire nous est fourni par le sociologue Hugues Lagrange, auteur du livre intitulé Le déni des cultures (2010), rédigé sur la base de travaux de terrain dans la communauté d'agglomération de Mantes-en-Yvelines, le XVIIIe arrondissement de Paris et Nantes / Saint-Herblain20. La tonalité d'ensemble de l'ouvrage est assez voisine de celle des travaux présentés plus haut mais diverses innovations méthodologiques d'un grand intérêt, tels la sélection de plusieurs « cohortes » d'adolescents, leur suivi sur une période de plusieurs années, qui introduit une dimension diachronique absente dans les études précédentes, essentiellement synchroniques21, et le croisement de données d'origine diverse — bulletins scolaires, procès-verbaux de délits, entretiens en face à face, données collectées auprès des éducateurs -, permettent de reconstituer des parcours individuels et de les rapporter à l'origine ethnique. Citons, entre autres conclusions tirées par Lagrange de l'application de cette méthode, le caractère fortement sélectif du chômage qui apparaît beaucoup plus élevé dans les ZUS (zones urbaines sensibles22) qu'à l'extérieur de celles-ci ; la corrélation assez forte de la configuration familiale (biparentale, monoparentale, recomposée ou polygame) avec les performances scolaires des adolescents, d'une part, le taux d'inconduites dont ils se rendent coupables, d'autre part, la configuration la plus néfaste à tous égards étant la famille polygame, presque systématiquement originaire de l'Afrique sahélienne ; la ségrégation des sexes pour les immigrés d'origine maghrébine dont le volet négatif, concernant les filles, est la restriction de liberté et le volet positif la meilleure performance scolaire23 ; la désindividualisation des rôles, autrement dit le fonctionnement communautaire de la fratrie où le rôle majeur est tenu par l'aîné, ce qui se traduit souvent par une propension à la délinquance ; la faible considération, enfin, dont les pères de famille d'origine subsaharienne jouissent de la part de leurs enfants, ce qui les conduit à manifester un regain d'autoritarisme.
Signalons pour finir que si nous saluons sans réticence l'ingéniosité méthodologique de l'auteur, gage de résultats incontestables, nous expri-
pr tablie. L'intention est peut- tre louable mais la lecture des ouvrages et rapports que nous voquons ci-dessus tend nous convaincre que la r alit est plut t assimilable une auto-essentialisation ou une auto-assignation.
20 Hugues Lagrange, Le d ni des cultures, Paris, Le Seuil, 2010.
21 La dimension diachronique est galement pr sente chez Kepel, non du fait d'un parti pris m thodologique, mais uniquement de la possibilit de mettre en regard des travaux publi s avec un cart temporel de vingt-cinq ans.
22 C'est ainsi que l'on d signe les cit s et quartiers justiciables des programmes de r novation urbaine qui constituent la « politique de la ville ».
23 R sultat que l'auteur attribue au surentra nement des jeunes maghr bines des cit s contenir ou diff rer leurs r ponses motionnelles, facteur que valorise l' cole.
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mons les plus expresses réserves sur les conclusions qu'il en tire, c'est-à-dire les recommandations formulées à la fin de son ouvrage pour réaliser une intégration qui est encore dans les limbes. Le titre du livre suggère que, s'il en est ainsi, c'est essentiellement parce que l'on a sous-estimé l'importance du facteur culturel. Nous partageons entièrement ce constat mais non la solution que Lagrange préconise pour y remédier, à savoir la pratique systématique de la discrimination positive, l'attribution aux minorités d'institutions communautaires dotées notamment de compétences juridiques et leur synergie avec une élite immigrée dont on aura pris soin de favoriser l'émergence à proximité des cités. Si jamais une telle « solution », appelée « inclusion » par l'auteur, devait voir le jour, ce serait pour nous le plus sûr moyen d'enfermer à jamais les intéressés dans leur communauté, quand bien même ils auraient franchi les nombreux obstacles culturels qui se dressent sur la voie d'une véritable intégration.
Il nous faut encore évoquer le livre, déjà cité en note, que le démographe et anthropologue Emmanuel Todd a fait paraître en 1994 sous le titre: Le destin des immigrés. Assimilation et ségrégation dans les démocraties occidentales. Ce qui rend nécessaire cette évocation est que l'ouvrage, à la différence des quatre que nous venons de présenter sommairement, conclut, au moins dans le cas de la société française, à un rapprochement des populations autochtone et immigrée. Le problème est qu'il se réfère à une situation vieille de vingt ans, d'où l'éventualité, si tant est que les conclusions de l'auteur aient été justes en 1994, qu'elles ne le soient plus aujourd'hui. En tout état de cause, une analyse critique s'impose.
Elle s'impose avec d'autant plus de force que Le destin des immigrés, comme la plupart des travaux d'Emmanuel Todd, est centré sur la théorie des types ou modèles familiaux, théorie que l'auteur a élaborée et enrichie tout au long de sa carrière de chercheur. Elle postule que les groupes humains, à l'échelle mondiale, peuvent être classés, du point de vue de leur type familial, en sept catégories sur la base d'une série de critères dont trois sont essentiels: la possibilité ou l'impossibilité de faire coexister plus de deux générations au sein d'une même unité d'habitation ; l'égalité ou l'inégalité des frères du point de vue, notamment, de l'héritage ; la possibilité (endogamie) ou l'impossibilité (exogamie) de contracter une union matrimoniale au sein de la famille élargie. Or, et c'est en cela que réside l'intérêt de la théorie de Todd, les choix qu'opèrent les sociétés relativement à ces trois critères ne sont pas sans conséquence sur leur comportement car ils sécrètent des valeurs distinctes. Ainsi, concernant le premier critère, si les enfants mariés cohabitent avec leurs parents, la valeur principale sera l'autorité, dans le cas contraire la liberté. Concernant le second, nous aurons dans un cas une société égalitaire, dans l'autre une société inégalitaire ou, tout au moins, différentialiste, c'est-à-dire qu'elle aura systématiquement tendance à juger les êtres humains comme foncièrement différents. Non sans succès, l'auteur a cherché à appliquer sa théorie à divers domaines des sciences humaines. Il a ainsi établi qu'en fonction de son type familial, une société montrait une réceptivité particulière envers telle religion ou, plus généralement, telle idéologie parce que celle-ci entrait en résonance avec ses valeurs.
Relativement à la question qui nous intéresse ici, celle de l'intégration des populations immigrées, on pouvait s'attendre à ce que la théorie des types familiaux soit sollicitée au titre de la société d'accueil et au titre de celle(s) que constituent les migrants. En réalité, il n'en est rien car, selon Todd, les conditions de l'intégration (ou non) des immigrés ne sont déterminées que par le type familial des populations autochtones. Celui des allochtones ne joue aucun rôle du fait de sa désintégration sous
la pression sociale environnante. C'est ce que l'auteur appelle « l'omnipotence de la société d'accueil ». Plus précisément, c'est la nature égalitaire ou, au contraire, différentialiste, de cette dernière qui constituera le critère décisif de sa capacité à intégrer des populations étrangères: une société égalitaire, qui voit spontanément dans l'autre un égal, sera plus intégratrice qu'une société différentialiste, qui voit en l'autre un être différent.
Todd ne se contente naturellement pas de cet exposé théorique et entreprend d'analyser en profondeur quatre sociétés occidentales: celles des États-Unis, de l'Angleterre, de l'Allemagne et de la France. Les trois premières sont différentialistes, la dernière égalitaire. La conclusion est bien conforme à ce que laissait présager la théorie. L'auteur veille cependant à ne pas se montrer schématique. Ainsi, dans le cas de la France, la capacité d'intégration ne signifie pas qu'il n'y ait pas eu de tensions, parfois violentes, avec certaines minorités, comme en témoigne le cas, évoqué plus haut, des juifs d'Algérie. Inversement, Todd ne nie pas que les États-Unis aient réussi, depuis leur indépendance, à assimiler des populations très diverses, d'abord d'origine européenne — Allemands, Norvégiens, Italiens -, puis d'origine asiatique, parfois très concentrées. Mais cette tendance butte sur la communauté noire qui incarne une figure de l'Autre dont a inconsciemment besoin le fond différentialiste de la majorité.
En définitive, dans le cas de la France, le diagnostic de l'auteur porte incontestablement à l'optimisme. Sans nier les difficultés présentes ou à venir, il nous présente un tableau dans lequel la tendance dominante est le rapprochement des populations autochtone et immigrée, en contradiction avec les travaux évoqués précédemment. Comme il paraît difficile de récuser ceux-ci collectivement, la contradiction pourrait s'expliquer de deux façons:
1ère éventualité:l'ouvrage de Todd ne reflète pas la réalité qui avait cours au moment de sa publication en 1994.
2ème éventualité:l'ouvrage de Todd reflète bien la réalité de la France de 1994 mais la tendance qu'il décrit s'est inversée depuis et la situation actuelle est celle d'une divergence croissante des populations autochtone et immigrée.
Concernant l'existence de types familiaux et leur influence sur le comportement des populations correspondantes, nous ne croyons pas que cette théorie soit susceptible d'être mise en cause autrement que sur des points mineurs. Elle se révèle souvent un remarquable schéma interprétatif d'une réalité qui, autrement, échapperait à l'entendement. Ainsi, pour ne prendre que quelques exemples, l'implantation du communisme correspond presque exactement à un groupe de pays (Russie, Europe orientale, Chine, Vietnam) dont le type familial, dit communautaire exogame, associe les valeurs d'égalité et d'autorité qui, précisément, se retrouvent dans l'idéologie en question. De même, la propagation de l'islam, né dans la Péninsule arabique au sein de populations de type communautaire endogame, a-t-elle été facile dans tout l'espace qui présentait les mêmes traits anthropologiques et a-t-elle buté sur des populations exogames pour lesquelles ces caractéristiques étaient inacceptables, ce qui explique que les disciples de Mahomet aient « abattu des géants [l'Empire perse] et plié devant des nains [les petits royaumes chrétiens du nord de l'Espagne et du Caucase] », selon les mots de Todd24.
Concernant la question spécifique des liens qui unissent la nature égalitaire du type familial français et sa capacité intégratrice, la thèse d'une forte corrélation entre les deux phénomènes s'appuie sur un argu-
24 Emmanuel Todd, La diversit du monde. Structures familiales et modernit, Paris, Le Seuil (coll. « L'histoire imm diate »), 1999, pp. 145.
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ment de poids: le taux notablement plus élevé d'unions mixtes en France par rapport à l'Allemagne, le type égalitaire étant dominant dans le premier pays, le type différentialiste dans le second. L'auteur choisit pour la France le cas d'un conjoint algérien, pour l'Allemagne le cas d'un conjoint turc:
« Exogamie masculine: parmi les naissances de père turc, la proportion d'enfants ayant une mère allemande passe de 1 % à 4,4 % entre 1975 et 1990. Parmi les naissances de père algérien, la proportion de ceux qui ont une mère française passe de 12,5 % à 19,4 % dans la même période.
Exogamie féminine: parmi les naissances de mère turque, la proportion d'enfants ayant un père allemand passe de 0,5 % en 1975 à 1,2 % en 1990. Pour les naissances de mère algérienne, la proportion d'enfants dont le père n'est pas algérien ou dont la mère est célibataire passe de 6,2 % en 1975 à 27,5 % en 1990. »25
Ces statistiques sont doublement éloquentes: d'une part, la comparaison des taux d'exogamie en France et en Allemagne fait ressortir un écart considérable qui plaide en faveur des théories de l'auteur ; d'autre part, considérés en soi, les taux français traduisent une poussée rapide du pourcentage des unions mixtes qui est l'un des indicateurs les plus significatifs de l'intégration.
Nous en tirerons la conclusion que rien ne permet de mettre en cause la validité de l'étude d'Emmanuel Todd26. Dès lors, il faut bien que nous nous rendions à l'évidence: dit brutalement, l'intégration, après avoir connu des débuts prometteurs, paraît maintenant solidement engagée sur la voie de l'échec.
Pourquoi en est-il ainsi ? Les deux facteurs qui nous paraissent avoir joué un rôle prépondérant dans cette évolution sont les suivants:
En premier lieu, la poursuite de l'intégration supposait le maintien d'un brassage entre populations autochtone et immigrée. Or, ce brassage a été rendu problématique par le flux continu de l'immigration, les nouveaux arrivants tendant à s'installer dans des zones de forte concentration immigrée. De façon concomitante, les populations autochtones résidant dans les quartiers populaires des agglomérations ont amorcé un mouvement de retrait, version française du white flight, vers les zones périurbaines et rurales, phénomène dont rend compte avec minutie le géographe Christophe Guilluy dans Fractures françaises21.
En second lieu, l'immigration a changé de nature tout en se maintenant à un niveau élevé, l'immigration dite « de travail », de moins en moins justifiée du fait de la persistance de la crise économique, cédant la place au regroupement familial qui est désormais la catégorie la plus largement représentée. Le résultat est non seulement une diminution significative des unions mixtes, mais la montée en puissance d'une formule
25 Emmanuel Todd, Le destin des immigrs..., op. cit. , p. 363. Concernant l'exogamie f minine, l'effet de la dissym trie observable entre les formulations « p re allemand » pour l'Allemagne et « p re non alg rien » pour la France est probablement limit car l'auteur cite par ailleurs une tude de la d mographe Mich le Tribalat concernant les femmes alg riennes arriv es en France jusqu'en 1992. Parmi celles qui avaient plus de 15 ans au moment de cette arriv e en France, 9 % avaient un mari ou un compagnon n en France de deux parents fran ais. Pour les femmes entr es en France avant 15 ans, le taux atteint 20 %. Les chiffres correspondants pour les hommes sont respectivement 20 % et 22 % (ibid. , pp. 359-360).
26 On peut en revanche lui reprocher de ne pas avoir actualis son ouvrage de 1994 et donn son avis sur la production scientifique qui l'a suivi. Il para t en effet difficile de croire qu'en vingt ans, il n'ait pas pris conscience de l' cart croissant qui s parait ses pr dictions de la r alit. Un tel prolongement ne comportait d'ailleurs aucun imp ratif d'autocritique.
27 Christophe Guilluy, Fractures fran aises, Paris, Fran ois Bourin (coll.
« Politique »), 2010.
matrimoniale — trivialement appelée le « mariage au bled » — qui enracine le conjoint déjà installé en France dans sa culture d'origine plus que dans la culture française.
Nous observons que dans les deux cas la cause de l'échec est une tendance sociologique — une tendance sur laquelle l'action humaine a donc peu de prise — mais à l'origine de laquelle on trouve une décision — ou une non décision — politique, le maintien d'une immigration de masse pour le premier des deux facteurs mentionnés ci-dessus, la primauté donnée au regroupement familial pour le second. Les conséquences ont été identiques: l'environnement des populations immigrées est devenu de moins en moins autochtone et de plus en plus allochtone. Or, si l'on admet la validité du postulat central de Todd dans Le destin des immigrés, à savoir la désintégration de la structure familiale des groupes immigrés, on est tout de même dans l'obligation de subordonner cette désintégration, provoquée par la pression de la société d'accueil, au fait que cette dernière soit fortement majoritaire. Telle est précisément la condition qui fait maintenant défaut, au moins à l'échelon local — mais c'est le seul pertinent -, dans la société française contemporaine.
Lorsqu'il est devenu manifeste que l'intégration présentait de graves dysfonctionnements, un comportement rationnel aurait dû conduire à mettre fin à l'immigration de masse afin de freiner les tendances précédemment décrites et, par là même, alléger la tâche des pouvoirs publics en leur permettant de concentrer leurs efforts sur les populations étrangères déjà présentes sur le sol français. Pourquoi cette décision n'a-t-elle pas été prise ? Pour notre part, nous y voyons la confirmation de notre postulat de départ, c'est-à-dire le contenu idéologique du multiculturalisme et, notamment, son rôle de justification des intérêts du patronat. Or, ce dernier, comme nous le savons, exigeait et exige toujours le maintien de l'immigration de masse.
Dès lors, l'échec était inéluctable. Cette réalité est, bien sûr, impossible à avouer à l'opinion publique mais elle n'en transparaît pas moins en filigrane dans le discours politique. L'un des faits les plus significatifs des dernières décennies est la disparition du terme « assimilation » qui désignait traditionnellement le processus par lequel un étranger était transformé en citoyen français. Cette transformation — « assimiler » signifie littéralement « rendre simil », c'est-à-dire semblable — étant désormais mission impossible, l'objectif affiché s'est mué en intégration puis, de plus en plus, en insertion. Hugues Lagrange parle, lui, d'inclusion. Tous ces vocables n'impliquent plus aucune idée d'identité commune. Le changement lexical témoigne donc d'une drastique révision à la baisse des exigences liées à la citoyenneté. Par ailleurs, l'assimilation suppose un lien direct de l'individu à la nation ; dans le cas de l'insertion ou de l'inclusion, au contraire, le lien est indirect: il passe par l'allégeance à une communauté. L'État se décharge de ses responsabilités sur celle-ci, la laissant libre d'agir à sa guise envers ses membres. L'individu gagne-t-il au change ? Michèle Tribalat, dont le dernier livre (2013) est intitulé précisément Assimilation: la fin du modèle français28, ne le pense pas. Prenant l'exemple de l'islam, elle pointe « les pressions exercées sur un musulman — ou sur une personne considérée comme musulmane par d'autres — pour qu'il se conforme à ce que son environnement ou les autorités religieuses promeuvent ». Plus grave, elle évoque « l'interdit d'apostasie et les menaces qui peuvent en découler ». Rappelons que, selon la loi coranique, ce crime est puni de mort. En définitive, en régime d'insertion ou d'inclusion, la chaleur bienfaisante des liens communau-
28 Mich le Tribalat, Assimilation: la fin du mod le fran ais, Paris, Ed. du Toucan, 2013.
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taires a pour prix la perte de la liberté individuelle et, parfois, celle de la sécurité.
Dans la situation que nous venons de présenter, notamment la baisse des exigences liées à la citoyenneté et le champ libre laissé aux communautés, on aura reconnu une description assez fidèle du multiculturalisme, preuve que si celui-ci est trop étranger aux valeurs républicaines pour être admis en France comme idéologie officielle — l'aveu de Sar-kozy, avons-nous dit, est l'exception qui confirme la règle -, c'est bien lui, dans la pratique, qui régit la politique de l'État envers les populations immigrées.
Une autre conséquence de l'abandon de l'objectif d'assimiler les populations immigrées est ce que le sociologue québécois Mathieu Bock-Côté appelle l'inversion du devoir d'intégration. Il y voit un redoutable facteur de destruction de la nation:
« Le multiculturalisme repose sur l'inversion du devoir d'intégration. Ce n'est plus à l'immigrant de prendre le pli de la société d'accueil, mais à celle-ci de transformer ses institutions pour les accorder aux exigences de la «diversité». C'est ce qu'on appelle l'idéologie de «l'accommodement raisonnable» qui se présente comme un simple ajustement pragmatique respectueux du nouvel arrivant pour faciliter son insertion. Terrible illusion.
Car à l'exigence traditionnelle d'hospitalité à l'endroit des immigrants, à laquelle répondait leur inévitable intégration nationale à leur pays d'accueil, s'est substitué un projet très radical, fondé sur la déconstruction de ce dernier. Le multiculturalisme repose sur un procès systématique de la nation. Il considère qu'il n'y aura pas de justice sociale tant que les identités liées à l'immigration ne seront pas sur le même pied que l'identité de la société d'accueil, qui ne sera plus qu'une composante de la diversité.
La souveraineté populaire serait à congédier. Elle masquerait la simple tyrannie de la majorité. La figure du gouvernement des juges s'impose, et s'accompagne d'une traduction des revendications minoritaires dans le langage des «droits fondamentaux». Le multiculturalisme entraîne ainsi un changement de régime politique qui relève de la logique du «despotisme éclairé».
Il pousse aussi à la rééducation de la société d'accueil, comme en témoignent les nombreux programmes scolaires qui cherchent à lui inculquer ses préceptes idéologiques. »29
La notion d'« accommodement raisonnable » que l'auteur invoque dans le premier paragraphe est issue du droit du travail où elle désigne un assouplissement réglementaire destiné à satisfaire une revendication communautaire. Elle a donné lieu au Québec à une assez vive controverse, ses détracteurs lui reprochant d'être insatisfaisante tant dans son principe — elle enfreint la règle de l'égalité des citoyens devant la loi — que dans son application pratique, souvent impuissante à endiguer les surenchères communautaristes. De ce fait, elle concentre, au moins au Canada, l'essentiel des critiques visant l'idéologie multiculturelle.
Les traits qui se dégagent des paragraphes précédents sont observables dans l'ensemble des pays qui pratiquent le multiculturalisme, c'est-à-dire, en gros, ceux d'Europe occidentale et d'Amérique du nord. Mais il en est d'autres qui sont spécifiquement français. En dépit de sa nature d'idéologie transnationale, le multiculturalisme a pu revêtir dans les divers pays des aspects qui leur sont propres. Son caractère foncièrement antinational, remarqué par Bock-Côté dans le passage cité ci-dessus, a
29 Mathieu Bock-C t, « Pourquoi le Qu bec veut en finir avec le multiculturalisme », Le Figaro, 4 avril 2014.
été poussé au paroxysme en France où il a donné lieu à un dénigrement systématique de la nation, appelé « antinationisme » par Pierre-André Taguieff. Il présente la particularité d'être associé à un racisme social virulent dont la cible de prédilection était la figure du « beauf », autrement dit le Français des classes populaires, présenté comme vulgaire, borné et indécrottablement raciste. Le personnage de Dupont-Lajoie, protagoniste du film éponyme, en est l'illustration cinématographique.
Citons aussi l'obsession du métissage — un concept racialiste, donc -, souvent poussée jusqu'au grotesque. Nous avons tous lu ou écouté des annonces de festivals de musique dont le contenu, quel qu'il soit, était célébré au seul motif qu'il était « métissé ». On peut en trouver des équivalents dans les arts plastiques, la cuisine, la danse.. .
On évoquera enfin le dévoiement, sous une forme incantatoire et théâtralisée, de l'idée et de la pratique antiracistes. Il a été le fait d'associations prétendument antiracistes qui se sont fait une spécialité de traquer un racisme alors évanescent. Plusieurs épisodes témoignent de leur acharnement absurde. Nous nous souvenons d'une chronique de Delfeil de Ton, dans le Nouvel observateur, relatant le procès engagé par une association contre un entrepreneur coupable d'avoir publié une petite annonce réclamant un « technicien blanc ». À l'audience, il fut expliqué au plaignant que si l'adjectif « blanc » avait fait référence à une couleur de peau, l'annonce aurait été tellement vague (« technicien ») qu'elle n'aurait eu aucune utilité pratique et que le mot, par conséquent, ne pouvait désigner qu'une spécialité, en l'occurrence l'électro-ména-ger de cuisine (« blanc » dans le jargon professionnel) par opposition au matériel audio-visuel domestique (« brun »). Quoique déboutée, l'association en question ne voulut pas admettre sa méprise et prétendit que le double sens de « blanc » était un stratagème destiné à masquer le racisme de l'annonceur. De telles méthodes, on s'en doute, n'étaient guère de nature à éradiquer le véritable racisme. Tel n'était d'ailleurs pas leur but: il s'agissait en réalité de criminaliser a priori, en la dénonçant comme raciste et xénophobe, toute critique de la politique migratoire. Aujourd'hui, le développement impétueux et la banalisation d'un antisémitisme d'origine musulmane, pointés notamment dans Les défis de l'intégration à l'école (voir ci-dessus) redonneraient certainement une utilité aux associations antiracistes. À condition toutefois que celles-ci daignent admettre qu'elles ne sont pas dispensées d'agir lorsque les faits ne se conforment pas au schéma préétabli agresseur autochtone / victime immigrée.
Est-il possible de revenir à la situation d'avant 1990, c'est-à-dire celle qui, autant qu'il est possible d'en juger, voyait la France intégrer ses immigrés ? Nous n'avons aucune certitude sur ce point. Ce qui nous apparaît évident, en revanche, c'est que s'il existe un moyen d'y parvenir, il ne peut résider que dans une rupture radicale avec le multiculturalisme, autrement dit un retour à la tradition républicaine de l'assimilation et à des exigences élevées en matière d'accès à la citoyenneté. Mais cette condition nécessaire n'est nullement suffisante. Nous avons vu en effet que la poursuite de l'immigration de masse se traduisait par des phénomènes sociologiques — concentration des populations immigrées, fuite des populations autochtones vers les zones périurbaines et rurales, forte croissance des unions endogames du fait du primat du regroupement familial sur les autres formes d'immigration — qui, en pratique, aboutissent à saboter la politique d'assimilation. Il est donc illusoire de penser que cette dernière pourrait être mise en œuvre sans une révision de fond de la politique migratoire.
Peut-être aussi pourrions-nous nous inspirer des expériences de nos prédécesseurs, tout particulièrement de celle qui, nous l'avons vu, a dé-
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Жан-Филипп ЮССОН / Jean-Philippe HUSSON I Le multiculturalisme: analyse d'une construction idéologique!
bouché sur l'intégration des juifs, en vue de rendre possible celle des musulmans. Tout bien considéré, les deux questions se posent en des termes assez semblables. Sans doute n'y aurait-il pas lieu de rechercher dans le passé de l'islam une institution homologue du Grand Sanhédrin ressuscité par Napoléon. Ce qui est essentiel, en revanche, c'est que soit fermement posée la question de l'abandon de divers préceptes coraniques directement contradictoires avec les principes républicains. Au premier
rang de ces préceptes figure l'interdit de l'apostasie, inconciliable avec la liberté de pensée. Mais il n'est pas le seul à poser problème: d'une façon générale, tout verset prônant une attitude hostile envers des groupes actuellement existants — les chrétiens, les juifs, les homosexuels, particulièrement — devrait faire l'objet d'une abrogation si l'on veut que les termes de « vivre-ensemble », dont on fait si grand cas, cessent d'être des mots creux.
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