УДК 070(44)(091)
А. Врона
ЛИТЕРАТУРНЫЕ ИСТОКИ ФРАНЦУЗСКОЙ ЖУРНАЛИСТИКИ: РАСКОЛ И НАСЛЕДСТВО
В статье анализируется первоначальная связь между литературой и журналистикой в 19-й Франции. Автор показывает, как реальный кризис журналистики находит решения в переосмыслении этой традиции повествовательного и субъективного изложения новостей, следуя сегодня моделям Бальзака, Мопассана и Золя.
Ключевые слова: журналистика; французская литература; рассказ; вымысел и не фантастика.
A. Wrona
THE LITERARY ORIGINS OF FRENCH JOURNALISM: TRADITION AND HERITAGE
This paper analyses the original link between literature and journalism in 19th France. The author shows how an actual crisis of journalism finds solutions in rethinking of this tradition of narrative and subjective news presentation, following today the models of Balzac, Maupassant and Zola.
Keywords: Journalism; French literature; narration; fiction and non-fiction.
Le journalisme en France connaît aujourd'hui, comme dans tous les pays occidentaux, de fortes turbulences: la réduction des investissements publicitaires, le développement des médias en ligne, l'apparition de quotidiens papiers dits « gratuits » - tout cela fragilise l'équilibre économique du paysage de l'information.
Pourtant, les médias français sont caractérisés par une vitalité très particulière, que l'on peut rapporter à deux facteurs principaux, sans doute uniques au monde dans cette proportion.
1. le premier facteur est d'ordre institutionnel: il s'agit du lien historique noué depuis la Révolution française entre le système démocratique et le financement de la presse. Ce lien a été conforté à la fin du 19e siècle par une grande loi sur la liberté d'expression, qui garantit l'indépendance de la presse par le soutien de l'état.
^ en France, l'information est à la fois indépendante et considérée comme un bien public; si bien que tous les Français qui paient des impôts soutiennent indirectement les journaux, par le biais des aides à la presse.
C'est ce qui explique qu'existent encore en France
- 2 grands quotidiens nationaux
- Le Figaro, plus ancien journal français, créé en 1826
- Le Monde
- un service public de l'information audiovisuel, radio et télévision, et de plus en plus web
2. le deuxième facteur est d'ordre plus culturel: la crise est pour le journalisme français l'occasion de se réinventer, en renouant avec des traditions séculaires.
Plusieurs innovations fascinantes ont marqué ces dernières années les transformations du journalisme papier notamment:
- l'apparition de ce qu'on appelle les « mooks » (IMAGE)
- ou bien les expérimentations menées avec de nouveaux formats éditoriaux, en ligne ou en print; (IMAGE)
OR ces modes de réinvention font très clairement réapparaître des traditions anciennes du journalisme, qui avaient été oubliées ou refoulées par un processus de professionnalisation.
Parmi ces pratiques qui font retour, trois principales caractéristiques peuvent être relevées:
- la remise au 1er plan du récit, et le privilège donné aux modes de narration longs - si bien qu'on parle aujourd'hui de récits de « non-fiction » - ce sont à la fois des reportages dans les quotidiens ou magazines, des sites qui, comme Les Jours, proposent non pas des rubriques mais des « obsessions », ou encore des livres (grand retour du livre de journaliste);
- la revendication d'un point de vue plus individuel, voire plus subjectif
- enfin, la recherche de modèles éditoriaux reposant sur des rythmes plus lents, et sur des formes de matérialité moins standardisées.
• Feuilleton, XXI, sont des trimestriels; Le Un ne traite que d'un sujet par semaine;
Ces 3 traits réactivent une hybridité qui a toujours été constitutive du journalisme français, liée à son histoire particulière: à savoir, le lien entre littérature et journalisme.
C'est à ces liens que je consacre mes recherches, au sein du Gripic. Car ils permettent de proposer une approche croisée, que j'estime particulièrement féconde, consistant à:
développer une analyse poétique des formes médiatiques: c'est-à-dire, à comprendre comment la dimension esthétique des phénomènes communicationnels fait partie de ce qui leur donne une efficacité sociale;
et symétriquement, proposer une analyse médiatique des formes poétiques, ou plus précisément, des formes littéraires: c'est à dire, comprendre ce que les modes de publications, les supports, changent aux façons de pratiquer la littérature.
En France, le lien entre écrivains et journalistes accompagne l'histoire de la modernité, et fait partie des facteurs entrant en jeu dans le long processus de démocratisation qui voit le pays passer de la monarchie à la République.
Aux racines de ce phénomène, se trouve en effet le moment fondateur de la Révolution française: au-delà du principe de liberté, les Lumières délivrent une réflexion sur la place de l'homme de lettres dans la cité, qui inaugure une tradition d'intervention dans l'espace public. Cette intervention repose sur un principe: le privilège de la parole et de l'action par les mots.
Ainsi Tocqueville décrit « comment vers le milieu du XVIIIe siècle, les hommes de lettes devinrent les principaux hommes politiques du pays ». Citation que Roger Chartier commente en ces termes: « la politisation de la littérature est donc en même temps une littérarisation de la politique, muée en attente de rupture et rêve de cité idéale »\
C'est au long du 19e siècle que le lien entre littérature et journalisme prend en France toute son ampleur. Pour en donner une perspective synthétique, j'en proposerai trois approches successives, qui aborderont
1 Chartier R. Les Origines culturelles de la Révolution française. Paris, 1990. P. 24.
d'abord l'initiative fondatrice d'Émile de Girardin, avant d'analyser l'incidence du phénomène à la fois sur la définition du modèle journalistique français, et sur l'évolution des formes du canon littéraire.
1. Le modèle Girardin
Tout commence avec une innovation due à un inventeur, audacieux capitaine d'entreprise médiatique, Émile de Girardin. Enfant illégitime d'un aristocrate et de la femme d'un fonctionnaire, Émile de Girardin est un personnage balzacien, qui veut faire fortune et devenir célèbre par sa plume.
C'est un inventeur de presse, qui prend conscience de la nécessité, et de l'opportunité, d'accompagner la démocratisation politique associée à la Révolution française par une démocratisation médiatique.
Les Français ont découvert la possibilité d'agir politiquement, ils ont désormais besoin d'une information accessible, quotidienne, adaptée à leurs nouveaux centres d'intérêt. Or la presse pendant tout le premier tiers du 19e siècle est trop coûteuse. Pour rendre le journal abordable, Girardin met en place un système dit « du double marché »: le titre de presse est désormais vendu deux fois - au lecteur bien sûr, mais aussi à la publicité. Avec La Presse, pour la première fois en France, le journal est financé non plus seulement par les ventes, mais par un tarif d'annonce lui-même indexé sur le nombre d'exemplaires imprimés.
Or ce système ne fonctionne qu'à la condition que le lecteur soit très fermement fidélisé au journal: car c'est le nombre de lecteurs accru qui justifie le fait d'exiger des annonceurs un tarif quasiment doublé par rapport aux pratiques antérieures.
Le ressort de ce modèle économique est aussi inventé par Girardin: ce sera le roman-feuilleton, soit le fait de proposer chaque jour, dans le même espace éditorial, un morceau de fiction. Et le premier auteur sollicité pour remplir la « case feuilleton » n'est pas des moindres: il s'agit d'un proche ami du journaliste, auteur génial mais à qui sa plume ne suffit pas à vivre - c'est Balzac, qui publie en 1836, dans La Presse, La Vieille fille.
2. Être écrivain, être journaliste
À partir des années 1830, la presse française connaît une expansion qui ne se démentira plus jusqu'à la fin du XXe siècle.
Cette expansion se fait avec la contribution des écrivains; en conséquence, au xixe siècle, être écrivain, c'est nécessairement être journaliste. Il n'y a que très peu d'exceptions à la règle suivante: on ne devient écrivain que si l'on tente d'abord sa chance dans un journal - que l'on s'appelle Stendhal, Victor Hugo, Baudelaire ou Zola.
Rappelons quelques faits: la moitié des poèmes réunis dans le recueil Les Fleurs du mal sont parus dans la presse; pas une ligne publiée par Zola n'est passée par le livre sans avoir été d'abord imprimée dans un journal. Maupassant a adopté la forme du conte car elle était la plus compatible avec l'espace du quotidien.
Cette coopération n'est pas sans conséquence sur les modes d'exercice de la littérature: une première conséquence est le sentiment tenace, chez les écrivains, d'être victimes d'une concurrence déloyale de la part des journalistes. Et pourtant, ce sont les plus actifs dans la presse qui, tels Balzac, déclarent: « Si le journalisme n'existait pas, il faudrait ne pas l'inventer ».
Une deuxième conséquence, bien plus massive, est que désormais, la littérature évolue sous l'influence des médias: on peut, comme Sainte-Beuve dès 1839, le déplorer, et condamner ce que l'on nomme déjà la « littérature industrielle ». Mais on doit aussi noter qu'un grand nombre de mutations esthétiques dans le champ littéraire sont liées à l'horizon d'attente nouveau que constitue le journal. Ainsi du réalisme - qui peut se comprendre comme fiction d'actualité - dans les années 1840, et du naturalisme, une génération plus tard, qui adapte ou réinvente les règles du reportage et de la documentation pour en faire un mode original d'invention fictionnelle. Surtout, la domination du genre romanesque sur l'ensemble de la production littéraire est exactement contemporaine du développement de la presse et du roman feuilleton, et lui est largement due; les chiffres donnés par les historiens de la culture sont sans ambiguité.
- 1830-1840: nombre moyens de titres par an
• romans: 210/poésie 365/théâtre 258 total 833
- 1876-1885:
• romans: 621/poésie 78/théâtre 220 total 956
- 1886-1890:
• romans 774/poésie 236/théâtre 264 total 11361
Troisième et dernière conséquence: c'est la généralisation d'un fonctionnement périodique - le temps de l'actualité, celui du quotidien, rythme le temps social et culturel. L'écrivain lui-même vit au temps du journal, et se vit comme un « écrivain périodique », selon une formule d'Anatole France, à moins qu'il ne faille comprendre le journaliste comme « l'écrivain d'un jour », comme l'écrit cruellement Barbey d'Aurevilly. Aujourd'hui, la généralisation des prix littéraires, leur rôle sans cesse accru dans les rythmes et les formes de légitimation de l'œuvre, confirme que littérature et médias ont désormais partie liée.
3. Le journalisme à la française
Du côté de la presse, on ne saurait considérer que l'intervention des écrivains soit sans conséquence, et laisse indemne la formation d'une culture professionnelle fondamentalement hybride. Je retiendrai deux caractères majeurs déterminant cette présence des écrivains dans la presse: d'une part, la prégnance de la conversation, et l'art d'une écriture du dialogue, qui font le lien entre l'apport des philosophes du XVIIIe siècle (on pense aux dialogues de Diderot) et la sensibilité nouvelle aux paroles du boulevard, aux rumeurs de la ville, à tous ces bruits qui fondent la polyphonie nouvelle de l'espace médiatique.
Surtout, l'information en France s'invente dans une proximité virtuose avec l'univers de la fiction; c'est la fiction qui finance l'information; en retour, l'écriture de l'information doit conquérir son autonomie vis à vis des protocoles narratifs fictionnels. Chronique, portrait, critique, reportage - autant de genres journalistiques qui commencent par recourir aux boites à outils de la littérature. A tel point que le fait divers lui-même, genre médiatique qui assure le succès de la presse de masse, s'écrit d'abord comme un « roman vrai », empruntant au roman les dialogues en style direct, le monologue intérieur, et toute une série de procédés dramatisants qui, vus d'aujourd'hui, ont tout du mélodrame. Le succès connu aujourd'hui par les formes récentes de « l'infofiction », ou l'engouement éditorial pour la « non fiction », renouvellent cette proximité.
1 Charle C. Le champ de la production littéraire // Histoire de l'édition.... P. 139.
Pour finir, à l'heure où les modèles économiques de la presse sont à réinventer, quand le développement du numérique suscite de nouvelles coopérations, et la création d'espace inédits pour la circulation de récits collectifs, les liens entre écrivains et journalistes n'ont pas fini de se reconfigurer. Le prix Nobel récemment accordé à Svetlana Alexeievitch, et la renaissance d'un « journalisme de voix » prouvent la fécondité, bien au delà de la France, de ces hybridations génériques. Cette histoire longue atteste aussi, je crois, de l'intérêt d'une approche qui pense à la fois les œuvres et leurs supports, la culture et son marché, la matière et l'esprit du journalisme.
Информация об авторе
Врона Аделин - профессор Высшей школы наук об информации и коммуникациях (университет Париж-Сорбонна).
Author
Wrona Adeline - professor, Higher School of Information Science and Communication (Paris-Sorbonne University).