LITTÉRATURE ET HARMONIE DU MONDE AU XVIE SIÈCLE LITERATURE AND HARMONY OF THE WORLD IN SIXTEENTH CENTURY
Ж. Риё J. Rieu
Университет Ниццы — Софии Антиполис, Франция, 06000, г. Ницца, бул. Эдуар Эррио, 98 University of Nice — Sophia Antipolis, 98, Edouard Herriot boulevard, Nice, 06000, France
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The French Renaissance is shared between the humanists' ideals of peace and the spectacle of conflicts that present the failure of the speech before barbarism. To understand the value of literature shared by the people of that time, we have to come to metaphysical resonance with the notions of music and harmony of the world, but also to see why the cohesion and unity were promoted in that time. Facing the danger of the fragmentation of the world, the humanists attempted the big synthesis to evoke the unity of knowledge, times and intellectual, mental and emotional human capacities. The poets desired to reveal the secret of the forces governing the Universe, and by this revelation to establish the harmony from the human souls to cosmic rhythms, and to transform the history. Scève uses the poetry for the harmonization of the soul, while Ronsard considers his working to have the mystery sounding in the historical reality.
La renaissance française est partagée entre les idéaux humanistes de paix grâce à la culture, et le spectacle des conflits qui montrent l'échec de la parole devant la barbarie. Pour comprendre la valeur que les hommes de ce temps prêtaient à la littérature, il faut entrer dans les résonances métaphysiques des notions de musique et d'harmonie du monde, mais aussi voir pourquoi à ce moment de l'histoire que l'on promeut la cohésion et de l'unité. Contre la menace apportée par la fragmentation du monde, les humanistes tentent de grandes synthèses qui cherchent à faire apparaître l'unité des savoirs, des époques, et des capacités humaines intellectuelles, spirituelles et sensibles. Bientôt, les poètes veulent découvrir le secret des nombres qui régissent l'univers, et par leur création parvenir à une harmonisation féconde qui s'étende du cœur humain jusqu'aux rythmes cosmiques, et transforme l'histoire. Scève utilise la parole poétique pour une harmonisation de l'intériorité de l'âme, et Ronsard ambitionne que sa création ait un retentissement mystérieux sur la réalité historique.
Key words: Renaissance, humanism, poetry, worldview, music and poetry, harmony, poet's mission, Scève, Ronsard, French literature of the XVIth century, history of mentality.
Mots clefs : Renaissance, humanisme, création poétique, vision du monde, musique et poésie, harmonie, mission du poète, Scève, Ronsard, littérature française du XVIe siècle, histoire des mentalités.
La Renaissance française est placée sous le signe de l'idéal de pacification grâce à la diffusion de la culture, et consciente de la menace omniprésente d'une régression à la barbarie. L'accroissement des tensions aboutira d'ailleurs aux guerres civiles et ravageront toute la 2e moitié du siècle. Les auteurs humanistes, au XVIe siècle, sont donc immédiatement placés devant cette contradiction et cet échec des idéaux, même s'ils proclament toujours l'éminente dignité des Lettres. La poésie rend compte des risques de dislocation et de retour au chaos, de disparition de la civilisation, tout en continuant à proclamer son pouvoir de transformer la réalité par la seule force de l'harmonie poétique. S'agit-il d'une affirmation métaphorique ? A quoi sert la parole littéraire ? Est-elle un leurre, un divertissement vain, un refuge dans un paradis de substitution, ou bien les hommes de ce temps croyaient-ils vraiment qu'elle pourrait avoir une efficacité sur l'histoire et un retentissement dans le monde ? Nous voudrions examiner ici cette relation complexe, douloureuse, à l'idéal littéraire, qui donne une profondeur éthique et métaphysique surprenante aux œuvres de cette époque.
Pour saisir les résonances des notions et leurs enjeux, il faut remonter à la situation historique qui les a façonnés. Pourquoi l'humanisme, qui naît dans les milieux intellectuels aux XIVe et XVe siècles en Italie, et opère pour certains historiens un tournant dans le processus de sécularisation, s'oriente -t-il à la fin du XVe siècle et au début du XVIe siècle vers la recherche de l'unité et développe-t-il une vision harmonique de la Création? Pourquoi les poètes réaffirment au milieu du siècle d'avantage encore la force et l'énergie d'une parole poétique prophétique ?
Nous devons d'abord voir pourquoi ce rêve d'harmonie est si fort au début du XVIe siècle. La conception musicale et poétique du monde permet d'imaginer une thérapie de l'univers et de l'âme qui devient un combat pour la civilisation à cette époque troublée. Les œuvres de Maurice Scève et de Ronsard en sont des exemples, chacune à sa manière.
1. Le rêve d'harmonie universelle
Ce rêve traverse la Renaissance. Il peut être illustré par l'imaginaire musical qui permettait de penser à la fois les mystères de la Création, du cosmos, et de la production artistique et littéraire. Il s'appuie sur les conceptions pythagoriciennes et platoniciennes. Pour l'antiquité, la « musique » est l'art des Muses, c'est-à-dire s'étend à toute la culture artistique et intellectuelle. Le système des études depuis le Moyen Age comportait le Trivium : grammaire, rhétorique, dialectique ; puis le Quadrivium : arithmétique, géométrie, astronomie, musique (harmonie). La musique est l'aboutissement des arts de la parole et de l'intelligence. Au XVIe siècle, la poésie et la musique apparaissent comme des arts du « nombre » ou du rythme, par excellence, particulièrement capables d'entrer en résonance, mystérieusement, avec le principe structurel qui régit l'univers. Une des caractéristiques de la création à la Renaissance est d'associer différents arts (on chantait les poèmes en s'accompagnant du luth), et de faire dialoguer les disciplines.
Quelques rappels historiques nous permettront de comprendre ce regain de fascination pour l'harmonie au début du XVIe siècle. Les XIVe et XVe siècles sont traversés de drames d'une grande violence, au niveau social, religieux, culturel. La guerre de Cent Ans (1337-1453) dévaste les villes entraînant des mutations sociales, la Peste noire (1348) décime un tiers de la population. La création artistique devient tourmentée, montre les corps souffrants, la mort, tandis que, par réaction, s'exprime un appétit de jouissance, un goût de l'ornement souvent excessif. Dans ce contexte, la Renaissance italienne semble apporter un désir d'équilibre et de sobriété.
Sur le plan intellectuel, le nominalisme (en particulier depuis Guillaume d'Ockham, 1288-1348), qui considère que les signes sont arbitraires et sans relation aux choses, s'impose dans les universités. Malgré les efforts de Saint Thomas d'Aquin pour maintenir l'unité et la cohésion des démarches de l'intelligence humaine et l'illumination de la foi, le mouvement nominaliste aboutit à la séparation de plus en plus acceptée des domaines de la raison (celui de la pensée humaine) et de la foi (placée ainsi du côté de « l'irrationnel »). Chaque discipline construit son univers et son langage. En Italie apparaissent même des conceptions matérialistes à partir de la lecture d'Aristote par Averroès. On renonce à concilier la science et la théologie.
Sur le plan religieux, le schisme d'occident (1378-1417) a divisé la chrétienté, affaibli la papauté et laissé le champ libre aux recrudescences de sorcellerie, aux prophétismes fanatiques, aux courants hétérodoxes qui mettent en question l'église et le pouvoir pontifical. La piété se fait plus mystique, affective, dramatique. Ainsi, l'Art gothique flamboyant au Nord et le début de la Renaissance en Italie sont plus proches dans leur vision du monde qu'il ne paraît. Chacun à sa manière est placé sous le signe de l'émancipation individuelle, et d'une représentation épistémologique de plus en plus fragmentée, à la mesure de la diversité de groupes culturels autonomes et rivaux. Le pouvoir ne vient plus « d'en haut » mais d'une organisation horizontale de l'économie et des règles sociales. Si en Italie, au XVe s., on rejette « l'art de France » barbare (le gothique), pour s'inspirer des modèles antiques, c'est pour en récupérer l'héritage prestigieux au service d'une politique de revendication nationaliste.
Or, alors que tout semble aller dans le sens du morcellement, vont apparaître des forces nouvelles de résistance en faveur de la cohésion. La redécouverte du Platonisme, offre une alternative à l'aristotélisme et à la scolastique rationaliste. Après la prise de Constantinople en 1453 par les Turcs, de nombreux byzantins se réfugient à Florence, avec des ouvrages sauvés de l'incendie de la bibliothèque et des monastères. La découverte du patrimoine grec donne une nouvelle impulsion à la culture, amplifiée par la diffusion de l'imprimerie ; Bessarion (1393-1472), parvient à réunir 600 manuscrits grecs qu'il lègue à Venise. Marsile Ficin (1433-1499) lui-même philosophe, théologien et médecin à Florence, traduit et commente Platon. Il anime l'Académie florentine, ouverte en 1440 sous Cosme de Médicis. Le néoplatonisme se vulgarise en art et en littérature. Les humanistes, par exemple Pic de la Mirandole (1463-1494), rêvent de grandes synthèses et de réunification des savoirs, et tentent de rassembler dans une même généalogie les traditions bibliques, platoniciennes, hermétiques4... La pensée intellectuelle s'ouvre ainsi à d'autres formes de connaissance, plus mystiques, prenant en compte la totalité de l'homme, dans toute sa sensibilité.
Avec l'Eloge de la Folie, 1511, Erasme critique l'univers philosophique qui prétend parvenir à la sagesse pure en comptant sur ses propres forces, et rappelle que la nature humaine est mystérieuse, qu'elle contient une part de folie qui l'ouvre à un au-delà de la raison, et la mène à la folie supérieure du Christ : « Dieu n'a-t-il pas frappé de folie la sagesse du monde ? » (I Cor, 20). L'Evangélisme s'appuie constamment sur Saint Paul. Il ne suffit plus de vouloir accumuler des savoirs, de faire preuve de virtuosité intellectuelle, il faut que la science serve à ce que l'homme devienne davantage homme : « On ne naît pas homme, on le devient » dit Erasme
Guillaume Budé loue l'étude des lettres comme le moyen de lutter contre la régression à la barbarie qui menace toujours l'homme s'il ne travaille pas à « accomplir » son humanité grâce aux « arts que les anciens Romains ont honorés du nom de sciences humaines : ils estimaient en effet que sans eux les hommes n'étaient guère capables d'accomplir et de conserver leur humanité ». Le célèbre « connais-toi toi-même », dit-il un peu plus loin, signifie la nécessité de prendre conscience de la position d'équilibre instable de l'homme, entre l'animal et le divin, un homme qui doit faire un choix pour rejoindre son identité. C'est aussi le sens du célèbre texte de
4 Cette période est riche en éditions d'ouvrages de tradition hermétique (1470), de Plotin (1484).
Jean Pic de la Mirandole (1463-1494), De la Dignité de l'homme, 1486 : « Si je t'ai mis dans le monde en position intermédiaire, -dit Dieu à l'homme- c'est pour que de là tu examines plus à ton aise tout ce qui se trouve dans le monde alentour. Si nous ne t'avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, c'est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait eu ta préférence. Tu pourras dégénérer en formes inférieures, qui sont bestiales; tu pourras, par décision de ton esprit, te régénérer en formes supérieures, qui sont divines. »
Ainsi, il y a bien rupture, au début du XVIe siècle, mais à l'intérieur de l'humanisme lui-même. Aux côtés d'une tendance rationaliste, se développe sous l'influence du néoplatonisme une vision poétique et harmonique du monde, en accord avec la conception chrétienne du dessein de Dieu dans la Création.
Nous pouvons retenir deux traits majeurs de cette vision totalisante : la volonté d'harmoniser l'Antiquité avec le christianisme, et le profane avec le sacré. Dans L'Ecole d'Athènes de Raphaël (1512), Platon et Aristote sont réunis l'un réintégrant le ciel dans la philosophie, l'autre désignant la terre et les études scientifiques. Les deux ne sont pas contradictoires mais complémentaires, car ils préludent à la révélation chrétienne de la transcendance incarnée. Le Logos se fait chair, le Ciel vient habiter la terre et la culture humaine est « baptisée ». Pour saint Augustin, l'étude des arts libéraux est une propédeutique à la lecture des textes sacrés. En 1455, Bessarion publie La Concorde de Platon et d'Aristote. En 1518, Lefèvre d'Etaples écrit : « Tout homme qui aura su voir que les choses naturelles nous conduisent aux choses divines comprendra que la doctrine péripatéticienne est le chemin qui conduit à la sagesse platonicienne ». L'humanisme est loin de promouvoir un « syncrétisme » qui mêlerait tout. Dans le sillage de la tradition patristique, il voit l'antiquité comme une préparation au christianisme, qui seul donne la clef de l'histoire. Pour Erasme, le chrétien est un soldat qui lutte contre le démon avec deux armes : la prière et la science (science de la parole de Dieu) : « Je ne désapprouverais nullement que l'on prélude à cette vie de soldat par une sorte d'exercice dans les écrits des Poètes et des Philosophes païens, pourvu qu'on en tâte modérément, provisoirement, [...] qu'on ne se laisse pas pourrir auprès d'eux comme aux rochers des sirènes. [...] Ces lettres (profanes) façonnent et fortifient l'esprit de l'enfant et le préparent admirablement à l'intelligence des divines Ecritures, sur lesquelles c'est presque une espèce de sacrilège de se précipiter tout d'un coup, sans avoir pieds et mains lavés. [...] C'est toute la littérature profane qu'il y aura profit à examiner [...] avec précaution et choix ; de plus en passant, à la manière d'un voyageur, et enfin, ce qui est le plus important, que tout soit rapporté au Christ (si omnia ad Christum referantur). »
Pour dire l'harmonie entre les sciences, Budé invente le mot composé « encyclopaedia », dont il voit une illustration dans la danse des muses : « leur danse sur les monts solitaires [...], et l'espèce de ronde qu'elles forment en se passant une corde de main en main signifient avant tout et représentent manifestement l'harmonie des sciences et la parenté de leurs études. On estimait même qu'une ou deux d'entre elles, isolées des autres, étaient infirmes, privées de leurs nécessaires appuis ». Or, toutes convergent vers un centre qui oriente leur mouvement, toutes sont subordonnées à la théologie. Cet horizon spirituel est une polarisation essentielle de l'univers mental de l'époque.
Budé, en 1515, propose une image pour comprendre cet agencement hiérarchique :
« Les oiseaux qui s'envolent vers un sommet abrupt ne le gagnent pas en ligne droite mais s'élèvent bien plus aisément en tournoyant. Ainsi l'esprit humain peut faire son ascension vers la contemplation de la sagesse de façon meilleure et plus éclairée par les détours d'une méthode appropriée plutôt qu'en faisant l'économie de l'étude et en se portant directement du plus bas degré de connaissance vers le plus haut, escamotant ainsi les étapes successives du savoir. [...] Il ne faut pas craindre de recueillir à travers tous les systèmes de la philosophie séculière et ancienne les traces de la sagesse [...] et de cerner avec précision et ténacité les bois et les monts où elle tient son séjour. Ainsi quand nous serons parvenus aux études plus saintes, et lorsque nous nous serons rapprochés du nid de la vérité et de la sagesse, nous saurons avec plus de certitude reconnaître leur présence. ».
Les humanistes cherchent à embrasser la multiplicité apparente et divergente des choses dans de vastes synthèses pour en mettre à jour l'unité organique. Ils s'efforcent de déceler le sens de l'histoire et de comprendre la place de l'homme dans un monde bouleversé, où toutes les valeurs sont à repenser. L'éducation est une initiation sans fin, où l'homme apprend à tisser les liens entre les choses découvertes et à en déceler progressivement l'harmonie, pour parvenir à l'illumination de ce qui fonde leur unité : le dessein de Dieu dans la création et dans l'histoire.
Le deuxième trait est la volonté d'harmoniser le profane et le sacré. Les artistes et poètes rêvent d'une porosité des domaines qui manifeste la présence de la Grâce à l'œuvre dans l'homme. En cela, ils réagissent contre l'apparition d'une nouvelle anthropologie, qui refuse cette porosité. L'anthropologie réformée perçoit en effet comme une immixtion dangereuse la notion de transformation ou de divinisation de l'homme (qui appartient à la tradition catholique et orthodoxe), ainsi que celle de Présence réelle, et accentue la scission entre l'humain et le divin. La Réforme insiste sur la corruption de la nature humaine, toute asservie au péché, et donc privée de sa liberté ; ce qui dénie toute valeur spirituelle à ses « œuvres ». La réaction de l'humanisme évangéliste et catholique est alors de réaffirmer toujours davantage la transformation de la personne par la Grâce, une transformation à laquelle l'homme est appelé à collaborer librement, et de détailler les modalités de cette collaboration du libre arbitre et de la Grâce dans la psychologie humaine.
La valorisation des disciplines artistiques à la Renaissance est liée à un nouvel idéal d'homme, dont le Prince est le représentant : mécène, il est investi d'une mission civilisatrice qui assure la paix et l'unité. Chacun doit reproduire au niveau individuel cet idéal de maîtrise harmonieuse des facultés corporelles et intellectuelles de façon à quitter l'état primitif, grossier, dominer ses passions et affiner son être, en faire un instrument docile à la Grâce qui l'habite. Castiglione, dans Le Courtisan, composé autour de 1510 à la demande de François 1er et publié en 1528, analyse la grâce du comportement et des gestes comme le rayonnement d'une Grâce intérieure, qu'il faut apprendre à cultiver. L'éducation est une œuvre d'art, où l'homme collabore à l'œuvre divine en lui, et où il devient responsable de l'harmonie qu'il parvient à réaliser en lui et de proche en proche, autour de lui, jusqu'à l'infini.
A partir du début du XVIe siècle, l'idéal d'une harmonie à redécouvrir et à reconquérir s'impose parmi les humanistes. Il est soutenu par une conception musicale et poétique du monde.
2. Conception musicale et poétique du monde
La musique et la poésie contribuent particulièrement à la reconquête de l'harmonie, de façon quasi thérapeutique au sens médical, puisque leur influence s'étend du corporel au spirituel et peut même agir sur l'ordre du monde.
Qu'est-ce que l'harmonie ? L'harmonie correspond à la beauté des proportions du cosmos, qui sont la signature de la perfection de la Création divine. Les Pythagoriciens concevaient cet ordre supérieur en termes de lois de nombres. Après Platon, Plotin, Porphyre, Jamblique, poursuivent cette tradition. Jusqu'à la fin du XVIe siècle, on imagine le cosmos fermé et plein, composé de sphères emboitées les unes dans les autres, qui supportent chacune un astre ou une planète, et sont entraînées dans un mouvement de rotation, mais leur vitesse et leur sens sont différents. Chaque sphère en frottant contre les autres émet un son subtil, imperceptible pour une oreille humaine, mais audible par les anges et les âmes élevées. Porphyre, au IIIe siècle, écrit que Pythagore « percevait l'harmonie universelle des sphères et des astres dont les mouvements sont réglés sur elles, alors que nous ne sommes pas capables, nous, de l'entendre, à cause de l'étroitesse de nos facultés ». L'ensemble produit une harmonie, à partir de cette concordia discors, que les chrétiens vont associer au concert inaudible des anges. Les vibrations ont un retentissement sur tous les éléments de l'univers sublunaire : les minéraux, les végétaux, les animaux et l'homme.
Pour Ficin « il existe une attraction continue qui part de Dieu passe dans le monde, et finalement se termine en Dieu et qui comme un cercle, se trouve à nouveau à son point de départ ». Dans ce circuit (circulus amorosus), la création est de plus en plus irriguée des ondes de l'amour mutuel et l'homme peut en bénéficier à la fois directement et par ricochet. C'est à lui de s'ouvrir à la Grâce, et d'user des créatures qui en sont les médiations. Dans son ouvrage De Vita, Ficin part de l'idée que le sage et le médecin doivent chercher à utiliser au mieux les correspondances qui relient l'homme au cosmos, et capter les influx de telle planète, pour soigner une maladie ou pour mettre son âme en condition de s'élever vers sa patrie céleste.
La médecine astrologique et humorale à la Renaissance repose sur cette conception du monde comme un Tout vivant, auquel chaque élément participe, de même que dans le corps chaque membre, chaque organe est en relation avec l'ensemble. L'autre image fréquemment utilisée pour représenter le monde ou le corps est celle d'une lyre, dont chaque corde et chaque son participe à l'harmonie ou la dysharmonie. On diffuse largement à cette époque des gravures de « l'homme zodiacal », montrant les correspondances des organes et des planètes ou constellations qui les régissent. Le médecin-philosophe compose ainsi des médicaments, dont il accroît l'effet en s'exposant aux rayons bénéfiques du soleil par ex., en buvant un peu de vin, en humant certaines senteurs et enfin écoutant des chants et des mélodies qui le mettent directement sous l'influence des ondes planétaires. Ficin s'inscrit dans une longue tradition de recherche de musicothérapie, illustrée au Moyen Age notamment par Hildegarde de Bingen. Le chap. XXI du livre III du De Vita s'intitule « De la vertu des paroles et du chant pour s'emparer de la faveur céleste, et des sept degrés conduisant aux choses célestes ». De même que l'on compose des médicaments dont l'efficacité vient de l'association de certaines herbes, « .de même, à partir de tons assurément choisis .ensuite combinés entre eux [...], il se fait en quelque sorte une forme commune, et en elle se reforme quelque vertu [=puissance] céleste ... ». Ficin donne des conseils pour se mettre en situation d'écoute, entrer en relation avec les mystères profonds de l'univers et réaliser en soi une véritable chambre d'écho.
Peut-on parler d'un risque de pratique magique ? Les hommes de la renaissance étaient très soucieux de cette distinction, mais pour eux, elle se résolvait dans la manière d'utiliser les éléments. Dans la magie, la personne veut se servir des forces occultes, qui à un moment la dominent ; dans la pratique chrétienne, la personne doit veiller à ordonner les moyens à la fin, qui est spirituelle, et s'en remettre à Dieu, comme dans une prière en acte. Certes, la musique ou la poésie pourraient devenir des incantations, ou simplement détourner l'attention de l'homme de sa finalité. Mais ce danger ne doit empêcher l'homme de louer son Créateur en faisant fructifier les moyens que Dieu même a mis à sa disposition pour le conduire à une plus grande harmonie. Saint Augustin dans les Confessions évoque les dangers de la
musique. Les paroles saintes chantées, dit-il, « .m'enflamment d'une piété plus religieuse et plus ardente que si elles étaient sans accompagnement. C'est que toutes les émotions de notre âme ont, selon leur caractères divers, leur mode d'expression propre dans la voix et le chant, qui par je ne sais quelle mystérieuse affinité les stimule. Mais le plaisir des sens par quoi il ne faut pas laisser énerver l'âme [la priver de sa force], me trompe souvent ; la sensation ne s'en tient pas à accompagner la raison en la suivant modestement, mais elle. cherche à la précéder et à la conduire. »
Il faut veiller à ne pas tomber dans ce piège. La fable d'Orphée, selon Boèce, dit cette ambivalence. Si Orphée a été capable de charmer les bêtes et de ramener Eurydice des enfers, il l'a aussi perdue. Pourquoi ? : « C'est vous que cette fable concerne, vous qui que vous soyez qui cherchez à mener votre esprit à la lumière supérieure, car qui a [...] tourné ses yeux vers la caverne du Tartare perd tout ce qu'il emporte de précieux quand il regarde en dessous de lui »5. La démarche artistique doit être ordonnée vers la lumière ; s'en détourner, c'est replonger dans la mort. Boèce décrit l'organisation du monde en termes mathématiques, pour découvrir en son terme l'amour souverain : « Cette série de choses est liée par ce qui régit les terres et la mer, et commande au ciel : l'amour.. Ô heureuse race des hommes si l'amour régit vos âmes comme il régit le ciel ! ». Dante à la fin du Paradis parvient à l'intuition de la correspondance universelle, là où toute parole et toute image s'évanouissent:
Ici ma fantaisie succomba sous l'extase Mais déjà commandait aux rouages dociles De mon désir, de mon vouloir, l'Amour Qui meut le soleil et les autres étoiles.
Le poète est parvenu à harmoniser son vouloir, son cœur et toutes ses facultés avec l'Amour divin qui soutient la création et le cœur de son âme. Dans la révélation trinitaire, l'Etre n'est pas figé mais en perpétuel échange interne, en circulation et palpitation d'amour. Le rythme profond de Dieu demeure incompréhensible, certes, pourtant il peut s'éprouver à mesure humaine dans les rythmes de la création vivante et dans ceux de la vie intérieure.
Nous comprenons un peu mieux en quoi la notion d'harmonie est essentielle. La question concerne chaque époque : comme parvenir à l'unité à partir de la multiplicité discordante ? Une première réponse intellectuelle est la réduction au même et la résorption des différences. C'est ce que nous trouvons dans les modèles mathématiques ou idéologiques. La réponse humaniste est autre. Elle recourt au modèle naturel de la création, où la diversité des êtres est appelée à faire communion sans absorption. Selon l a Bible, Dieu crée chaque jour en séparant les divers éléments, et le refrain est « Dieu vit que cela était bon » ; car ce principe de séparation appelle une réunification volontaire, par amour. En Dieu, tout est déjà achevé et réalisé, certes, mais dans l'histoire humaine la création en transformation et en expansion contient une harmonie propre qui la conduit à l'union à Dieu (Eph, 1, 4-12). Saint Augustin dit que si nous pouvions saisir l'ensemble du dessein divin, comme dans un tableau, nous verrions sa beauté composée de l'agencement de chaque élément, sombre ou lumineux ; mais comme nous en avons une vision partielle, nous croyons voir des choses mêlées et monstrueuses, nous ne comprenons pas pourquoi le mal coexiste avec le bien6. Les conceptions antiques se représentaient une perfection absolue, immobile, radicalement distincte du monde sensible. La conception chrétienne se représente la perfection des créatures dans le mouvement ontologique même qui les porte vers la vie en Dieu. Pour Grégoire de Nysse : « Il faut. manifester une grande ardeur à ne pas manquer la perfection dont on est capable et à acquérir tout ce qu'on peut en contenir. Qui sait en effet, si la disposition qui consiste à tendre toujours à un plus grand bien n'est pas la perfection de la nature humaine ? »
Le perfectionnement en ce monde (dont l'harmonie musicale est une image) a cependant un autre mérite. Il laisse à l'homme le temps de comprendre et d'apprendre à aimer, en se donnant lui-même dans un véritable acte de foi dans la bonté de Dieu, quoi qu'il arrive. Dans l'au-delà, chacun verra que tout est grâce et harmonie, mais en attendant, l'épreuve de la dysharmonie (la maladie du corps, de l'âme ou du monde) est l'occasion d'ajuster sa volonté à celle de Dieu.
En effet, pourquoi l'homme doit-il rechercher l'harmonie ? Est-ce seulement pour être mieux, pour être en accord avec les lois de l'univers ? La finalité est que l'homme devienne tout entier en accord avec la volonté divine, tel instrument musical réceptif aux moindres souffles de l'Esprit, prompt à obéir (écouter cette voix intime), et à coopérer librement. Les grands mystiques du XVIe siècle (Ignace de Loyola, Thérèse d'Avila, Jean de La Croix) développent ces notions de perfectionnement et de contemplation dans l'action. L'idéal d'Ignace est le libre jeu des facultés sous les motions de l'Esprit, qui donne dans l'action comme dans la contemplation la même joie unitive. Le saint eut lui-même une vision de la Trinité sous la forme sensible de trois touches d'orgues unies pour rendre une harmonie.
5 La consolation de la philosophie. III. 12. Le livre de poche. 2005. P. 209.
6 Confessions. VII. 13.
Les arts temporels, comme la musique et la poésie, offrent l'image concrète d'un temps créateur et non destructeur, à condition de l'utiliser pour construire un surcroît de sens, une augmentation de vérité, et non pour dissiper les ressources de l'intelligence et de la sensibilité dans des labyrinthes d'erreur et des vertiges stériles.
Les œuvres poétiques du XVIe siècle sont animées de cette ambition créatrice d'harmonie. Une lecture qui ne tiendrait pas compte des conceptions humanistes et de la situation historique dont nous avons parlé, risquerait de passer à côté de cette dimension métaphysique pourtant inhérente au projet poétique.
3. L'harmonisation poétique
Le questionnement humaniste sur la valeur de la littérature rejaillit directement sur la production poétique. Alors que la renaissance commence en France avec François Ier, qui appelle de ses vœux un nouvel essor de la poésie en langue française, les poètes restent dans le sillage des pratiques poétiques précédentes. Marot, par ses choix confessionnels (il adhère aux idées réformées), prend ses distances par rapport à l'écriture poétique, et ne propose pas de renouveau radical. Il offre plutôt une contestation interne de la création, par une autodérision qu'on appelle le badinage marotique, et qui empêche de prendre au sérieux la production poétique, vouée à la critique et à l'autocritique. Sa dernière période de production consiste en un effacement de sa propre parole au profit du seul texte sacré, dans les traductions des Psaumes notamment7. C'est la renaissance lyonnaise qui constitue le premier renouveau poétique en France, avant la Pléiade.
Au XVIe siècle, la poésie amoureuse devient le lieu d'une investigation psychologique, qui décrit à sa manière combien l'amour humain engage l'homme dans un processus de transformation et d'harmonisation intérieure. Lyon est une ville charnière entre la Renaissance italienne et de la première Renaissance française, c'est là que se diffuse le néoplatonisme dans le premier tiers du XVIe siècle. Maurice Scève écrit Délie, le premier canzoniere français, imité de Pétrarque, et publié en 15448.
Ce recueil décrit une véritable initiation amoureuse et spirituelle. L'amour est le principe d'une révélation intérieure, et d'une élévation. On a voulu voir dans le prénom Délie l'anagramme de « l'Idée » ; Délie est aussi celle qui « lie » et « délie » l'âme. L'itinéraire n'est pas ascensionnel, mais décrit les « retombées » et des doutes comme autant d'épreuves incompréhensibles auxquelles le poète va donner finalement un sens. Nous pourrions y lire l'expérience souvent douloureuse de l'agrandissement de l'âme et de sa capacité d'amour, synonyme d'accroissement d'être et de vie, scandée par le passage de différents seuils de mort à soi-même. L'épigramme liminaire annonce : « les mortz, qu'en moy tu renovelles /Je t'ay voulu en cest Œuvre descrire ».
Le désir n'est pas rejeté, sauf lorsqu'il tente d'égarer dans des pièges. Il devient même le moteur de la transformation spirituelle. Le dernier dizain évoque l'équivalence qui finit par s'établir entre le feu du désir et le feu de la vie éternelle:
Aussi je voy bien peu de différence Entre l'ardeur, qui noz cœurs poursuyvra Et la vertu, qui vive nous suyvra Oultre le Ciel amplement long et large. Nostre Genèvre ainsi doncques vivra Non offensé d'aulcun mortel Létharge.
(Dizain 449)
Le genévrier est symbole d'immortalité; le Léthé est le fleuve de l'oubli, expression du « sommeil » que traverse celui qui meurt avant de renaître. Selon Ficin, l'oubli de soi est l'aube d'une nouvelle vie.
L'être est en perpétuelle « extase », envahi du bonheur physique d'éprouver cette transformation. Le dizain met en œuvre une écriture -explication du processus qui le conduit toujours plus loin au centre insaisissable de l'âme:
[...] mes souspirs dès leurs centresprofondz Si haultement eslevent leurs voix vives, Que plongeant l'Ame et la memoire au fonds Tout je m'abysme aux oblieuses rives.
(Dizain 118)
7 Gérard Defaux. Le Poète en son jardin. Étude sur Clément Marot. Paris. Champion « Unichamp », 1996 ; et du même auteur « Entre parole et silence: l'espace poétique de Clément Marot », dans Marot, Rabelais, Montaigne: l'écriture comme présence, Paris. Champion, 1987.
8 Maurice Scève. Délie, object de plus haulte vertu, édition établie par E. Parturier. STFM. Paris. Nizet, 1987.
La représentation de l'être est concentrique : les sens, les émotions, la raison, l'âme, puis enfin « l'âme de mon âme » qui débouche comme un sablier sur un nouvel univers infini. En voyant la beauté de la Dame, dit le poète:
Je songe et voy, et voyant m'esmerveille De ses doulx ryz, et elegantes mœurs. Les admirant si doulcement je meurs, Que plus profond à y penser je r'entre Et y pensant, mes silentes clameurs Se font ouyr et des Cieulx, et du Centre.
(Dizain 228)
Les effets de relances rythmiques et les assonances (on, an), suggèrent bien cette investigation soutenue. Au cœur de son être, le poète découvre le jaillissement même de la vie. L'oxymore (« mes silentes clameurs ») suggère un cri que la poésie va moduler jusqu'à ce qu'il devienne musique et relation. L'être se révèle ouvert en permanence à la relation à Dieu : « Mes silentes clameurs /Se font ouyr et des Cieulx et du Centre ». Maurice Scève invente une écriture en qui se reflètent sans cesse les relations entre le microcosme et le macrocosme. Les paysages qu'il a sous les yeux sont de grands signes pour lire son amour9. Les yeux de la dame lui ouvrent les beautés célestes. Mais ce qui le fascine est la musique qu'elle joue et qui entraîne son âme:
Tes doigtz tirantz non le doulx son des cordes,
Mais des haultz cieulx l'Angélique harmonie,
Tiennent encore en telle symphonie,
Et tellement les oreilles concordes,
Que paix et guerre ensemble tu accordes
En ce concent [=harmonie] que lors je concevoys:
Car du plaisir qu'avecques toy j'avois,
Comme le vent se joue avec la flamme,
L'esprit divin de ta céleste voix
Soubdain m'estainct, et plus soubdain m'enflamme.
(Dizain 196)
La musique a le pouvoir d'accorder les contraires (paix et guerre) en s'élevant au niveau supérieur de l'harmonie céleste. Le poète entre dans ce rythme et vit une régénération : « soudain m'éteint et plus soudain m'enflamme ». Il évoque à plusieurs reprises l'influence profonde et essentielle de la musique sur le corps et l'âme:
Me ravissant ta divine harmonie
Souventes fois jusques aux Cieulx me tire:
Dont transporté de si doulce manye [=fureuri inspiration]
Le Corps tressue en si plaisant martyre
Que plus j'escoutte et plus à soy m'attire
D'un tel concent la delectation.
(Dizain 157)
Cette influence opère une thérapie : le poète, d'abord attiré, vit une phase de purification, de « martyre », mais s'il poursuit encore et expérimente une harmonie nouvelle. Chaque dizain est un miroir du trouble de l'âme et de sa résolution, il ramène la multiplicité du désordre intérieur à l'unité parfaite (dix vers de décasyllabes). De façon visible et audible, le lecteur assiste à une concordia discors. L'art poétique et musical est un relais nécessaire:
Leuth resonnant, et le doulx son des cordes,
Et le concent [=accord, concert] de mon affection,
Comment ensemble unyment tu accordes
Ton harmonie avec ma passion!
Lors que je suis sans occupation
Si vivement l'exprit tu m'exercites,
Qu'ore à joye, ore à deuil tu m'incites
Par tes accordz, non aux miens ressemblantz,
Car plus que moy mes maulx tu luy recites,
Correspondant à mes souspirs tremblantz.
(Dizain 344)
9 Cf. les célèbres dizains du Rhône D. 17. 208.
On le voit, il ne s'agit pas de vouloir dissocier l'âme du corps (comme l'envisageait idéalement le néoplatonisme médiéval ou celui du premier humanisme), mais plutôt d'éprouver la résistance de leur union et, dans cette tension même, de les unifier davantage. La musique et la poésie sont les agents de cet entrelacement et de cette pacification. De façon performative, le poème réalise une forme d e communion qui révèle déjà quelque chose du perfectionnement dynamique de l'être.
Un autre théoricien de l'harmonie platonicienne, ami de Scève, est Pontus de Tyard (1521-1605), qui publie deux ouvrages décisifs : Solitaire premier en 1552, consacré à la « fureur poétique », et Solitaire second en 1555, consacré à la musique. Dans Solitaire premier, deux personnages, Solitaire et Pasithée jouent du luth en parlant aimablement de philosophie et poésie : la jeune femme invite Solitaire à exposer sa théorie de l'inspiration. L'âme est sujette à « [...] un horrible discord et désordre [....]. Incompatible par ce point semble estre en elle toute juste action, si par quelque moien cest horrible discord n'est transmué en douce symphonie, et ce désordre [...] réduit en égalité mesurée, bien ordonnée... Et de [cela est chargée] la fureur poétique, resveillant par les tons de Musique l'Ame en ce qu'elle est endormie, et confortant par la suavité et douceur de l'harmonie la partie perturbée, puis par la diversité bien accordée des Musiciens accords chassant la dissonante discorde, et en fin reduisant [ramenant] le désordre en certaine égalité [...] par gracieuse et grave facilité de vers [...] en curieuse [soigneuse] observance de nombres et mesures. »10
Les poètes du XVIe siècle étaient conscients des résonances psychologiques, métaphysiques et spirituelles de leur création, et de leur responsabilité. Maurice Scève met en scène une orchestration harmonieuse de son être : les variations douloureuses et discordantes nourrissent un processus d'unification et de croissance de l'être, et sont un exemple fécond pour le lecteur.
La renaissance lyonnaise explore l'unification de l'intériorité psychologique, mais avec la Pléiade, en particulier Ronsard, la poésie va prétendre à une efficacité universelle. Pourtant, dans « Les Isles Fortunées », en 1553, c'est-à-dire au moment où il commence sa carrière poétique, le jeune poète est déjà tenté de fuir loin des guerres, dans un pays mythique où règne la communion poétique:
Puisqu'Enyon [déesse de la guerre] d'une effroïable trope
Piés contremont bouleverse l'Europe,
La pauvre Europe, et que l'horrible Mars
Le sang Chrestien répand de toutes pars [...]
Parton Muret, alon cherche ailleurs
Un ciel meilleur, et d'autres chams meilleurs [...] 11.
Il imagine un refuge pour ses amis poètes dans des îles mythiques, pour une vie nourrie de littérature « Loin de l'Europe et loin de ses combas » (v. 91). Il renonce à cette tentation, et s'engage en poésie, en connaissance de cause, sans illusion naïve. Avec ses compagnons, il ressent l'urgence d'un sauvetage de la culture et de la civilisation, comme si le moment historique était décisif pour l'avenir de l'humanité. Le combat pour la langue française et pour son illustration en littérature prend une dimension épique et métaphysique12.
La création poétique devient une victoire sur le chaos, et il faut être soutenu par une grande passion pour continuer le combat. Le même souffle anime les Odes et les Amours13, son œuvre manifeste sa participation consciente et personnelle à la mission surnaturelle qui lui a été attribuée, comme le montre le volontarisme expansif des Amours de 1552, avec les nombreuses anaphores « Je veux » qui soutiennent un lyrisme conquérant14.
Le poète mène l'inspiration qu'il a reçue, la « fureur » à son achèvement dans le poème construit, de la même façon que l'homme, selon les conceptions de la Renaissance, doit prolonger l'œuvre du Créateur15. C'est un devoir métaphysique. Son être a été créé pour ce dépassement et l'univers attend son action. La fureur pousse le poète à se métamorphoser jusqu'à étendre son être aux limites du monde, et actualiser par le tissage des mots, les liens universels qui disent l'accord profond de la Création et de la créature.
A partir d'une référence directe à Platon, le poème 82 développe une réflexion sur la relation qui s'instaure entre le poète et le monde:
Pardonne moi, Platon, si je ne cuide Que sous la voûte et grande arche des dieus,
10 Pontus de Tyard. Solitaire premier, éd. Suzanne Baridon. Genève. Droz, 1950. P. 19-20.
11 Ronsard. « Les Isles Fortunées ». Cinquième livre des Odes, in Œuvres complètes, éd. Paul Laumonier. T. V. V. 1-40. P. 175-177.
12 Voir Josiane Rieu. L'esthétique de Du Bellay. Paris. Nathan-Sedes, 1995.
13 L'imaginaire guerrier des Amours de 1552-53 (guerre de Troie, mythologie sanglante...) a pu choquer dans une poésie amoureuse.
14Voir par exemple les sonnets 16, 20, 47, 167,.
15 Voir Josiane Rieu. « La fureur lyrique dans les Amours de Ronsard (1552-53) », Aspects du lyrisme du XVIe au XVIIIe siècle, ét. Réunies par M. H. Cotoni, J. Rieu, J.M. Seillan, Publications de la Faculté des Lettres de Nice. Paris. C.I.D. Diffusion, 1998. P. 17-34.
Soit hors du monde, ou au profond des lieus Que Styx emmure, il n'i ait quelque vuide.
Si l'aer est plein en sa courbure humide, Qui reçoit donc tant de pleurs de mes yeux, Tant de soupirs, que je sanglote aus cieus, Lors qu'à mon dueuil Amour lâche la bride ?
Il est du vague, ou certes, s'il n'en est, D'un aer pressé le comblement ne naist: Plus tôt le ciel, qui benin se dispose A recevoir l'effet de mes douleurs, De toutes pars se comble de mes pleurs, Et de mes vers qu'en mourant je compose.
(Sonnet 82)
Le sonnet se présente comme un raisonnement argumenté sur le problème du vide et sur le devenir des larmes. Sous une allure plaisante, puisque, par un jeu hyperbolique, le poète compare le fonctionnement de l'univers à sa propre douleur, se cache une question plus essentielle. Les larmes, et leur place dans le monde, sont une production du poète, comme les vers: les deux sont mis en parallèle au dernier tercet. Le poème dit en substance : il faut imaginer l'existence de vide dans le monde ; car si l'air est plein, qui reçoit le surplus (« mes larmes »)? C'est-à-dire, si le monde est déjà complet, harmonieux et autosuffisant, comment comprendre la présence de l'homme et de ses productions ? L'homme est-il un étranger au monde, ou le macrocosme attend-il sa perfection du microcosme ? Il faut qu'il y ait du vide, dit Ronsard, ou bien, s'il n'y en a pas, le « comblement » ne vient pas d'un resserrement de la matière sur elle-même (« d'un air pressé »), mais le ciel a prévu ces pleurs ou cette création artistique qui le comblent. Le ciel attend, avec bienveillance, cette participation et « se dispose » en vue de cet achèvement. Les pleurs ne sont d'ailleurs pas des manifestations d'une passion désordonnée, puisqu'Amour les régule (leur « lache la bride » à certains moments) ; ils sont orientés vers les cieux ou le monde (et non repliés sur une relation entre deux amants), et vont emplir l'univers, de toutes parts, retrouvant ainsi la correspondance préparée par la « courbure humide » du cosmos. Le dernier vers délivre plus clairement le sens de l'image : c'est bien le sens et la valeur de la production humaine qui sont en jeu : les pleurs sur le plan affectif, les vers le plan poétique, ne sont pas superflus. Ils disent un véritable sacrifice du poète (« Et de mes vers qu'en mourant je compose »), qui se dissémine dans le ciel, pour achever l'être cosmique. C'est le poète en effet qui recompose l'harmonie du tout, selon l'attente programmée du ciel, tandis que « l'amour » impose aux passions le rythme de l'expression lyrique. Le ciel attend l'homme, et le monde attend le poète, qui contribue, par sa création poétique, à la pulsation vitale du cosmos.
Pour Ronsard, la parole poétique lancée vers les cieux voudrait se confondre avec le langage même de la création, signe parmi les signes, de même nature, sinon qu'elle seule traduit, « interprète »16, et rend visible la secrète alliance du projet divin et du monde humain:
Je veus darder par l'univers ma peine [...] Je veus changer mes pensers en oiseaus, Mes dous soupirs en Zephyres nouveaux Qui par le monde évanteront ma pleinte. Et veus encor de ma palle couleur, Aus bors du Loir enfanter une fleur, Qui de mon nom et de mon mal soit peinte.
(Sonnet 16)
Le poète surcharge l'univers d'une réécriture, comme il imagine mettre ses pas dans les pas des Muses, et entrer dans leur danse17. La danse des Muses, contrairement au délire bachique, représente l'harmonie apollinienne qui recrée l'ordre du monde dans la beauté. Les Amours présentent les deux aspects de la fureur passionnelle : l'une, indomptable et sauvage, peut conduire le poète à un trop-plein d'inspiration et à une impossibilité de parler (sonnet 27) ; l'autre, accommodée à la mesure humaine (la mesure aussi qui régit les mouvements de l'univers18), permet une dynamique harmonieuse. Le poète parvient à se fondre dans les rythmes de la création toute entière:
l6« Ce sont les seuls inteprètes / Des vrais Dieux que les poëtes... » Bocage 1550, II, v. 53-54, Laum, II, p. 159. Sur la question de l'interprétation, voir Josiane Rieu, « L'inspiration et l'harmonie du monde dans les Odes de Ronsard », Le lent brassement des livres, des rites et de la vie, textes recueillis par M. Léonard, Xavier Leroux et Fr. Roudaut, Paris, Champion, 2009. P. 359-382.
17Voir L'Hymne de l'automne (1563): « J'allois apres la danse et craintif je pressois /Mes pas dedans la trac des Nymphes et pensois /Que pour mettre mon pied en leur trace poudreuse /J'aurois incontinent l'ame plus genereuse, /Ainsi que l'Ascréan qui gravement sonna /Quand l'une des neuf Sœurs du laurier luy donna. /Or je ne fu trompé de ma douce entreprise. » v. 43-49, Hymnes, éd. A. Py, Genève, Droz, 1978. P. 394.
l8Nathalie Dauvois observe aussi chez Ronsard cet idéal inspiré des théories pythagoriciennes en vogue à la Renaissance: « L'œuvre
Avant qu'Amour du Chaos ocieus
Ouvrist le sein qui couvoit la lumière,
Avec la terre, avec l'onde première,
Sans art, sans forme, estoient brouillés les cieux.
Ainsi mon Tout erroit sedicieus
Dans le giron de ma lourde matière,
Sans art, sans forme, et sans figure entière:
Alors qu'Amour le perça de ses yeux.
Il arrondit de mes affections
Les petis cors en leurs perfections,
Il anima mes pensers de sa flamme.
Il me donna la vie et le pouvoir,
Et de son branle il fit d'ordre mouvoir
Les pas suivis du globe de mon ame.
(Sonnet 53)
Les « affections » du poète servent à polir et parfaire les éléments qui composent le monde: la passion dont le poète se sert pour sa création entre dans un procès ontologique, qui concerne à la fois son être propre et l'univers, puisque le but à atteindre est bien leur mise à l'unisson. Si les éléments de « l'amoureus univers » devaient se dissocier, ils ne se résoudraient pas en eau, air, terre ou flamme, dit Ronsard, « Non, mais en vois qui toujours de ma dame / Par le grand Tout les honneurs sonnera » (sonnet 37). La création poétique continue à résonner, au-delà des subjectivités, l'art permet la construction d'un univers qui s'entremêle désormais davantage à l'univers tout entier plutôt qu'il ne reste lié à la personne qui l'a produit. C'est pourquoi le poète vit sa création comme une dissémination de lui-même, par séries de métamorphoses infinies, jusqu'aux confins du monde visible. Il devient le monde et l'imaginaire du monde (dont les personnages mythologiques sont des représentations particulièrement suggestives), et son écriture aussi se fond dans le monde. Comme Narcisse, qui sent « de son beau sang naistre une belle fleur » (sonnet 153). La parole engendre à nouveau le monde, et le monde, en écho, répercute la parole du poète (« Je vous suppli, ciel, aer et vent, monts et plaines, / Taillis, forets, rivages et fontaines, / Antres, prés fleurs, dites-le lui pour moi », sonnet 67). Dire, nommer, c'est créer en retour non pas les choses ni même le sujet, mais un lien d'être à être, qui est en lui-même une nomination originelle : originelle parce qu'elle a à voir avec un surgissement absolu. Les « énumérations extatiques »19 qui scandent les Amours placent le pouvoir incantatoire de la poésie au-dessus de toute évocation descriptive, elles ré-ancrent la présence dans la parole prononcée et re-prononcée : « Ce beau coral, ce marbre qui soupire [...] / Me sont au cœur en si profond émoi [...] / Et le plaisir qui ne se peut passer, / De les songer, penser, et repenser, / Songer, penser et repenser encore » (sonnet 23). Dans la simple nomination poétique se joue une relation ontologique qui engage un don de l'être, —et un accroissement réciproque d'être—. Car le don sacrificiel de la personne du poète est aussi un acte de possession, où la métamorphose aboutit à une mise en harmonie avec l'univers:
« D'une vapeur enclose sous la terre, Ne s'est pas fait cet esprit ventueux [...] Seuls mes soupirs ont ce vent enfanté, Et de mes pleurs le Loir s'est augmenté Pour le départ d'une beauté si fière : Et m'esbaïs de tant continuer Soupirs et pleurs que je n'ai veu muer Mon cœur en vent et mes yeus en rivière.
(Sonnet 208)
Ronsard croyait-il pouvoir retrouver les rythmes profonds et originels de la Création, par la poésie, ou bien croyait-il seulement à la puissance entrainante d'une passion communicative ? De la même façon qu'il concevait une « contagion » de l'inspiration20, il peut imaginer une efficacité de la musique sur les mouvements de l'âme, qui soit psychologique, et au-delà, spirituelle, grâce à la participation d'une passion contrôlée et néanmoins effusive, toujours en débordement vers l'inconnu21. La douceur, ou l'harmonie, provient de cette rencontre entre une réalité indicible, insaisissable, et le rythme de la parole qui la porte à sa communication. La dame chante, et son chant emporte l'âme de l'auditeur dans une ondulation rythmique apaisante, parce que les rythmes profonds de chacun s'y « marient »:
poétique est pour Ronsard, comme la peinture pour Léonard, « secunda creazione », parce qu'elle obéit au même principe de proportion, d'harmonie, de cohésion formelle que la nature », Mnémosyne, Ronsard, une poétique de la mémoire. Paris. Champion, 1992. P. 225.
19Selon la belle expression d'André Gendre, Introduction aux Amours, éd. Cite. P. 11.
20Cette notion de contagion vient de Platon, Ion (§ 503-536).
21 Voir Josiane Rieu, « Fureur et passion dans les Amours de Ronsard », La Poétique des passions à la Renaissance, études réunies par F. Lecercle et S. Perrier. Paris. Champion, 2001. P. 73-89.
Dous est son ris, et sa vois qui me pousse L'ame du cors pour errer lentement Devant son chant marié gentement Avec mes vers animés de son pouce [...].
(Sonnet 38)
Jupiter lui-même est apaisé par les chants des Muses (sonnet 108), ou bien, —autre métaphore de l'harmonie—, par la beauté des gestes et du sourire de la dame, qui dissipent l'orage (sonnets 43, 142), et ramènent le printemps en hiver (sonnet 107). Le langage pétrarquiste et les notions néo-platoniciennes servent une évocation plus directement méta-textuelle de la poésie, comme moment épiphanique où se rencontrent la passion humaine et la grâce surnaturelle. A force de volonté et de ténacité, la grâce de l'art a creusé un réceptacle pour accueillir la surprise de l'imprévisible Grâce. Dans la poésie amoureuse comme dans toute poésie inspirée, le poète « travaille » avec la surhumaine « merveille »:
Comme un qui prend une coupe, Seul honneur de son tresor, Et donne à boire à la troupe Du vin qui rit dedans l'or: Ainsi versant la rousée, Dont ma langue est arousée, Sur la race des Valois, En mon dous nectar j'abreuve Le plus grand Roi qui se treuve [...]Muse, ma douce espérance, Quel Prince frapperons-nous L'enfonçant parmi la France ? Sera-ce pas nostre Roi, Duquel la divine oreille Humera cette merveille Qui n'obéist qu'à ma loi ? 22
Le poète est le charmeur de grâce, celui qui ordonne et régule la loi de son apparition, qui dispose la coupe et joue avec le feu (le vin, la fureur). Dans ce jeu dangereux, il donne sa vie pour accomplir sa mission pacificatrice, pour réordonner l'univers que le chaos menace toujours : par sa création, il participe à l'unité et à la beauté enfin visible de la Création.
Le lyrisme retrouve ainsi sa vocation originelle. Dans l'imaginaire de l'époque, les personnages mythologiques et bibliques emblématiques de l'alliance entre poésie et musique, David et Orphée23, se rejoignent car ils témoignent de la perméabilité de l'homme au souffle de l'inspiration divine et de l'origine de la forme lyrique, c'est-à-dire « mesurée à la lyre » (cantique, psaumes), lorsque la parole soulevée par l'Esprit entre dans un rythme qui la transfigure. Même si les arts ont été séparés au fil du temps (comme après Babel la langue unique s'est trouvée éparpillée en une diversité de langages), les poètes et humanistes jusqu'à la fin du XVIe siècle n'ont cessé de vouloir comprendre leur unité profonde. En 1570, Jean-Antoine de Baïf fonde l'Académie de Poésie et de Musique, qui a précisément pour vocation de chercher le lien profond et subtil qui unit les arts, et de remonter au plus près de l'origine de cette union, en s'inspirant de la technique des vers mesurés à l'antique. Voici le projet : « Afin de remettre en usage la Musique selon sa perfection, qui est de représenter la parole en chant accomply de son harmonie et melodie, qui consistent au choix, regle des voix, sons et accords bien accommodez pour faire l'effet selon que le sens de la lettre le requiert, ou resserrant ou desserrant, ou accroississant l'esprit, renouvellant aussi l'ancienne façon de composer Vers mesurez pour y accomoder le chant pareillement mesure selon l'Art Metrique. Afin aussi que par ce moyen les esprits des Auditeurs accoustumez et dressez à la musique par forme de ses membres se composent pour estre capables de plus haute connoissance, après qu'ils seront repurgez de ce qui pourroit leur rester de barbarie, sous le bon -plaisir du Roy nostre souverain Seigneur, nous avons convenu dresser une Academie ou Compagnie composée de Musiciens et Auditeurs »24.
22 Odes, I, I, Laum, I. P. 61-63. C'est nous qui soulignons.
23Voir Françoise Joukovsky. Orphée et ses disciples dans la poésie française et néo-latine du XVIe siècle, Genève. Droz, 1970.