Научная статья на тему 'La philosophie aujourd’hui. La question de la technique'

La philosophie aujourd’hui. La question de la technique Текст научной статьи по специальности «Ветеринарные науки»

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Аннотация научной статьи по ветеринарным наукам, автор научной работы — Нанси Жан-Люк

Статья публикуется с разрешения профессора Жана-Люка Нанси на основе лекции, прочитанной им 22 сентября 2016 г. в Российском университете дружбы народов. Текст подготовила С.А. Костина, выпускница кафедры социальной философии РУДН, философ и переводчик.Статья публикуется с разрешения профессора Жана-Люка Нанси на основе лекции, прочитанной им 22 сентября 2016 г. в Российском университете дружбы народов. Текст подготовила С.А. Костина, выпускница кафедры социальной философии РУДН, философ и переводчик.

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Текст научной работы на тему «La philosophie aujourd’hui. La question de la technique»

RUDN Journal of Philosophy

Вестник РУДН. Серия: ФИЛОСОФИЯ

2017 Vol. 21 No. 4 456-465

http://journals.rudn.ru/philosophy

DOI: 10.22363/2313-2302-2017-21-4-456-465

LA PHILOSOPHIE AUJOURD'HUI. LA QUESTION DE LA TECHNIQUE*

Jean-Luc Nancy

Je remercie beaucoup, l'Université de l'Amitié des Peuples, son Recteur, son Vice-recteur, les collègues professeurs, les collègues professeurs et les étudiants, de m'avoir invité. Et je remercie aussi ceux qui sont ici et qui viennent d'autres universités de Moscou.

Alors, nous allons faire cette conférence comme nous venons de commencer, en traduction consécutive. Et s'il y a une difficulté, quelconque, n'hésitez pas à interrompre.

Bon, cette conférence a été intitulé: «La philosophie aujourd'hui. La question de la technique».

Je veux dire que, dans le travail actuel de la philosophie, et à travers le monde entier, la question de la technique doit devenir une question majeure.

Elle ne l'est pas encore devenue, même s'il y a quelques grands textes philosophiques sur la technique, en particulier ceux de Heidegger. Mais la technique n'est pas du tout encore un sujet suffisamment travaillé par la philosophie, alors que la technique, c'est devenu un élément permanent et universel de notre vie.

Sur la fiche de cette conférence, on a mis une espèce de Darth Vader ou d'énorme robot, avec ma photo devant — mais, justement il y a bien en effet quelque chose comme un grand système technique. Il y a un grand système technique, il y a une très grande quantité de techniques différentes, qui sont en corrélation les unes avec les autres, et il n'y a pas beaucoup d'aspects de notre existence qui soient indépendants de la technique. À commencer par notre vie, c'est-à-dire notre naissance, notre santé, notre mort. Si le mot de Foucault, le mot de biopolitique, qui est très répandu aujourd'hui dans les discours non seulement philosophiques mais sociologiques, théologiques, etc., si ce mot de «biopolitique» a tant de succès, même si quelquefois il est compris de travers, c'est parce que la biopolitique désigne le fait que notre existence, ce n'est pas qu'elle est biologique, c'est que l'existence vivante, donc la vie, bios, est prise dans un ensemble technique, qui est politique, mais qui est plus que politique. Qui n'est politique que parce que la politique est obligée de passer par tout un ensemble de techniques.

Donc, on peut dire que, aujourd'hui, le monde est technique. Il n'y a pas le monde et la technique. Non seulement notre monde, le monde de notre existence quotidienne, est technique, mais l'univers est technique: le ciel est rempli de satellites (et de débris de satellites cassés). Donc l'importance existentielle, et mondiale, et cosmique, de la technique, est irrécusable, indiscutable.

* Публикуется с разрешения профессора Жана-Люка Нанси на основе лекции, прочитанной им 22 сентября 2016 г. в Российском университете дружбы народов. Текст подготовила С.А. Костина, выпускница кафедры социальной философии РУДН, философ и переводчик.

Et pourtant — et pourtant je pense que très souvent, peut-être même le plus souvent, nous pensons la technique, ou plutôt nous ne la pensons pas, mais nous la considérons, spontanément, comme quelque chose de secondaire; c'est de l'ordre des instruments, des outils. Nous avons des automobiles, nous pensons que ce sont des outils dont nous nous servons. Mais quand nous sommes dans les embouteillages de Moscou, ou de Shanghai, ou du Caire, ou de Mexico, alors nous voyons bien que les automobiles ne sont pas vraiment des outils, qu'elles sont des problèmes.

Donc, qu'est-ce que c'est vraiment que la technique?

Dans un premier temps, je voudrais vous montrer, que la technique, elle vient de la nature. Parce que nous pensons d'habitude que la technique s'oppose à la nature. Et nous disons aussi beaucoup qu'elle détruit la nature. C'est vrai. Mais la technique vient de la nature.

Bon, pour le comprendre, il faut revenir à la plus ancienne tradition philosophique — presque la plus ancienne, celle d'Aristote, avec Platon. Vous savez qu'Aristote dit cette phrase célèbre, que tous ceux qui ici ont fait de la philosophie connaissent bien par cœur; que «L'homme est l'animal qui a le logos». Il est zôon logon ekhon (Z&ov Xôyov e/ov), «animal qui a le logos».

Animal, c'est un animal, qui a le logos. Un animal c'est naturel. Et en ayant le logos, l'animal humain continue à être un animal. Le logos vient à cet animal, de la nature.

Qu'est-ce que fait le logos? Qu'est-ce que c'est que le logos?

Ce n'est pas seulement le langage, comme vous savez. Ou plus exactement, pour Aristote, le logos c'est une division, une division du langage: d'un côté il y a la voix, la phonè (çœvq) — qui est un mot que nous connaissons bien aussi, puisqu'on le retrouve dans «phonétique», «phonogramme»... D'un côté il y a la voix, la phonè — et tous les animaux ont une phonè. Et la phonè signale des affections. Des affections, ou des passions.

Rousseau, Jean-Jacques Rousseau, dans son Traité sur l'origine du langage, dit que les passions ont fait sortir les premières voix. Et il dit ensuite que ce sont les gestes qui ont fait venir les paroles. Les paroles, c'est-à-dire dire le langage articulé, et dans le langage articulé, évidemment ce qui est autre chose que l'affection, la passion, la sensibilité — c'est-à-dire ce que nous appelons la raison, les idées, les concepts, comme vous voudrez.

Et Aristote ajoute que le logos, c'est ce qui permet d'exercer les tekhnai (réxvai). Tekhnai, tekhnê, voilà c'est le mot grec dont nous avons fait le mot «technique», qui pendant un certain temps a été remplacé par le latin ars, qui était la traduction latine pour le mot grec tekhnè (réxvtf). Au fond le mot «technique» est un mot relativement moderne, qui n'était pas employé, par exemple, évidemment pas dans l'Antiquité latine (sauf pour ceux qui parlaient grec), et pas disons pendant le Moyen-âge et même la Renaissance.

Qu'est-ce que c'est que la tekhnè, pour Aristote?

La tekhnè c'est le savoir-faire de choses que la nature ne fournit pas. Donc, le logos, c'est ce qui est donné, ce qui est naturellement donné à un animal, qui a des besoins, ou des désirs, que la nature ne satisfait pas.

Pourquoi l'homme a-t-il des besoins que la nature ne satisfait pas?

Voilà une question à laquelle il n'y a pas de réponse. Mais il est vrai que naturellement, vous savez très bien, naturellement l'homme est un animal très faible. C'est le seul animal qui n'a pas de protections naturelles. Donc il est obligé d'avoir des vêtements, il faut se fabriquer des vêtements. Pour se fabriquer des vêtements, ou bien il faut attraper des animaux, et alors enlever la peau, tailler la peau etc., ou il faut une technique encore beaucoup plus difficile, il faut inventer de tresser des fibres, et de faire du tissage... Bien, on peut continuer longtemps comme ça. L'homme par exemple est un animal qui ne peut pas crier très loin, il ne peut pas se faire entendre très loin, alors il invente le micro. Alors qu'un loup, ou une baleine, se fait entendre beaucoup plus loin que ne peut le faire un homme.

Donc, voilà, l'homme c'est ça, l'homme c'est un animal qui est naturellement en manque, et qui est naturellement en position de pouvoir combler ce manque.

Mais évidemment, ça ne suffirait peut-être pas à faire tout à fait de la technique, parce qu'il y a des formes de techniques commençantes chez certains animaux: beaucoup d'oiseaux font des nids, les castors se font, vous savez, des barrages et des demeures, les fourmis font des fourmilières, etc. Oui mais justement, toutes ces productions animales, elles sont en quelque sorte aussi réglées par la nature. C'est de la nature de la fourmi de faire une fourmilière.

Est-il de la nature de l'homme de faire des universités?

Ça n'est pas évident, l'humanité n'a pas toujours eu des universités, et peut-être elle n'en aura pas toujours. Peut-être elle inventera d'autres choses.

Donc le manque naturel de l'homme ouvre sur un excès naturel, un excès naturel sur la nature. Et, on pourrait dire que voilà le premier germe, si vous voulez, de «la technique» — non pas une technique ou une autre... Par exemple, le premier exemple de technique que prend Aristote — je ne sais pas très bien pourquoi, mais enfin... —, c'est le lit. Il dit, les animaux n'ont pas besoin de se fabriquer un lit. Les animaux se couchent par terre, ou dans un terrier, mais l'homme a besoin de se faire un lit. Alors il y a très très longtemps bien sûr que l'homme fait des lits, fait beaucoup de sortes de lits, des lits de paille, des lits de bois, des lits de fer, il invente ensuite le matelas, le matelas pneumatique, le matelas d'eau, je ne sais pas...

Donc voilà; on peut dire les choses de cette manière: la nature de l'homme comporte un excès sur la nature en général.

Et ici on peut hésiter entre deux manières de dire: est-ce qu'il faut dire, la nature de l'homme excède la nature? Ou est-ce qu'il faut dire, la nature dans l'homme excède la nature?

Je crois que l'on est absolument obligé de tenir les deux formules à la fois: la nature de l'homme, et la nature dans l'homme, ou à travers l'homme, si vous voulez.

Et par conséquent, il faut bien dire, que si, aujourd'hui, dans le monde actuel, la technique, l'ensemble des techniques, non seulement excède la nature mais dénature la nature, si nous sommes devant tout l'ensemble des questions qu'on appelle «écologiques», c'est par un processus qui vient de la nature elle-même. Parce que, c'est de deux choses l'une, n'est-ce pas: ou bien l'homme et la technique sont quelque chose

de complètement étranger au monde, qui aurait été envoyé dans le monde pour détruire le monde — ce qui est évidemment impossible à soutenir, ou bien tout ce que fait l'homme avec toute sa technique, ça accomplit quelque chose de la nature, qui vient de la nature.

Je propose un mot pris justement aux sciences naturelles: c'est le mot de déhiscence. La déhiscence, c'est un terme des biologistes du végétal, ça désigne ce qui se produit quand une feuille, ou une fleur, des parties d'une fleur, qui se divise en deux, quand un même tissu se divise en deux. Ce n'est pas une division, et ce n'est pas non plus une génération, c'est le même tissu qui se divise; et il y a des phénomènes de déhiscence dans, je pense, la plupart des floraisons, la venue au jour de fleurs.

Je dirais, l'homme est une déhiscence de la nature. Et donc la technique est une déhiscence de la nature. Ce qui est très important peut-être à concevoir, à penser, ou à interroger, parce que c'est tout à fait autre chose que d'opposer la technique à la nature. Bien sûr, bien sûr, il est vrai qu'il y a une destruction, au moins une énorme transformation de la nature, par la technique. De la nature, au sens justement où nous l'avons toujours regardée comme ce qui serait hors de la technique, et comme ce qui atteindrait ses propres fins naturellement, sans besoin justement de technique. Il est vrai par exemple que peut-être dans pas très longtemps il n'y aura presque plus de poissons dans les océans. Il est vrai, il est absolument vrai, certain, qu'il n'y a presque plus de charbon dans le monde, et que nous savons très bien dans combien de temps il n'y aura plus de pétrole, ni de gaz naturel. Tout ça est vrai mais — mais justement, en même temps, nous savons très bien que tout ce que l'humanité veut, désire, attend, c'est de trouver d'autres sources d'énergie — et, elle y travaille, nous y travaillons. Mais ça demande encore plus de technique!

Donc, voilà, je dirais, si l'ordre de la nature était tellement un ordre autonome, indépendant, on n'aurait jamais commencé, j'allais dire à creuser des mines de charbon, à creuser des puits de pétrole. Mais mieux que ça! On n'aurait jamais commencé à brûler du bois. Et brûler du bois, il y a très très très longtemps, que l'homme le fait. Il y a, sans doute, 70 000 ans, je pense, à peu près, qu'on brûle du bois.

Donc, une déhiscence. Et une déhiscence, donc, de la nature elle-même — de la nature, vous pourrez l'appeler comme vous voudrez: vous pouvez dire, une déhiscence du monde, de l'univers, de ce qui existe. Ce qui existe se divise, se divise et se rapporte à lui-même, en se transformant. Et en se transformant de fond en comble, absolument, complètement.

Bon, cette déhiscence, nous pouvons la reprendre à partir, justement, du logos, du langage. Qu'est-ce que c'est que l'animal parlant? L'animal parlant, qui a tout le reste à peu près comme les mammifères supérieurs: il a un estomac, il digère, il a un cœur, il a des poumons, il a des reins, il a... tout ce que vous voulez... Et alors il a quelques différences physiques, qui sont: la première, c'est le pouce opposable, qui fait qu'il peut prendre des choses, et il peut faire des gestes avec ces mains, que jamais ne peut tout à fait, faire, produire même le singe, ni même le chimpanzé le plus élevé dans l'échelle animale. La deuxième différence, le deuxième aspect de la déhiscence si vous voulez, c'est que l'animal humain se tient droit. Il est comme dit Platon, le «bipède sans

plume». Les oiseaux sont bipèdes, mais ils ont des plumes. Le seul bipède sans plume, c'est l'homme. Et la station droite, elle aussi, elle a un rapport avec le comportement, avec les gestes. Avec la station droite, on regarde au loin, l'horizon, on s'avance, cet animal est moins tourné vers ce qui est immédiatement devant lui, et il est aussi, comme le souligne Freud, écarté de son propre corps, en particulier de son propre sexe, et de ses parties excrétoires.

Et enfin il parle. Et parler — parler évidemment c'est une chose très étrange, très... Évidemment, c'est la chose la plus mystérieuse — mais c'est aussi peut-être la première des techniques. Mais, pour parler, il faut encore une conformation naturelle particulière. Tout notre appareil phonatoire, comme on dit, est fait d'une manière particulière. Aucun autre mammifère supérieur n'a toute la conformation de la bouche, du palais, etc., du larynx, et en particulier — ce que j'ai appris pour préparer cette conférence — en particulier la conformation de l'os hyoïde, dans le larynx, dont le nom «hyoïde» veut dire qu'il a la forme d'un y.

Bon, bien sûr, ce n'est pas l'os hyoïde, ni tout le larynx qui fait le langage, mais sans ça, on ne peut pas parler. Et en même temps, avec toute cette conformation physique, l'animal parlant fait apparaître le langage, c'est-à-dire l'ordre symbolique, au sens le plus large du mot symbolique, l'ordre symbolique, c'est-à-dire l'ordre d'un ensemble de réalités, qui sont les réalités des idées, des pensées, des concepts, des notions, des rapports, de la possibilité de relier quelque chose à autre chose, de penser des conséquences, des causes, etc., etc. etc. D'être un animal logique en général, mais en un sens plus large si vous voulez que n'importe quelle forme de logiques, de sciences logiques. Cet ordre, c'est l'ordre des signes en général, au sens propre de «signes», qui n'est pas le signal, qui n'est pas l'indice... Non, le signe, c'est ce qui se rapporte en même temps à quelque chose et à soi-même. Le signe, par exemple, c'est le mot «nature». «Nature» veut dire quelque chose. Vous voyez, si je dis «la nature», vous pensez «les arbres», «les vaches», «la mer», «les nuages», «le ciel», enfin c'est vague, n'est-ce pas. Mais la nature est une idée, un concept. Et le concept, l'idée de nature, on peut travailler avec, on peut parler, on peut poser des questions: la nature, par rapport à la technique, par exemple. Et la caractéristique des signes, c'est-à-dire aussi des langues, du langage en général (je dirais même de toutes les formes de langage, et on peut comprendre aussi dedans ce qu'on peut appeler le «langage mathématique», on peut comprendre les signes mathématiques, les signes logiques...), la différence fondamentale, c'est de ne pas se contenter de donner un signal. Un signal, ça signale quelque chose qui est en dehors. Et le signal a uniquement une fonction. Il signale que, je ne sais pas, que c'est l'heure, que ça sonne, qu'il va y avoir un incendie, qu'il y a un incendie, etc. Bon.

Mais le signe c'est autre chose. Le signe renvoie aux normes, et surtout il renvoie entre nous des éléments, les idées, les notions, qui eux-mêmes renvoient à eux-mêmes. Qu'est-ce que c'est que la nature? Si je veux comprendre la nature, de même que si je veux comprendre la technique, en fait je suis obligé de passer par virtuellement toute la chaîne des mots.

Or justement, l'histoire des techniques, cette histoire des techniques est une histoire maintenant tellement vaste, tellement énorme, puisqu'on peut la faire commencer au

Néolithique, avec les techniques agricoles, ou on peut considérer plutôt l'histoire des techniques, disons, modernes, en commençant avec toutes les grandes techniques de métallurgie, de navigation, de construction, etc. etc. L'histoire des techniques, donc elle montre quelque chose de très fascinant, c'est que les techniques ont évolué progressivement, depuis ce qu'on peut appeler l'outil, le simple outil, qui est défini uniquement par son usage: un verre, ou une tasse, ou un mug, c'est fait pour boire; dans le creux, on met du liquide dedans, et on peut boire. Mais une machine à café, c'est autre chose. Une machine à café comporte tout un ensemble de circuits, de réseaux, de connexions, qui font que... bien sûr il faut y mettre de l'eau, il faut y mettre du café, et même maintenant il y a des robots qui mettent l'eau et le café dans la machine, et le café est chaud quand vous arrivez dans votre cuisine. Bon, ça c'est ce qu'on appelle la domotique, aujourd'hui. Donc la machine à café, même une simple machine à café, elle comporte un système de renvois à l'intérieur d'elle-même, à elle-même; quand l'eau arrive à une certaine température, hé bien ça allume un voyant, et vous savez que vous pouvez appuyer sur un bouton pour faire le café. Et encore il peut y avoir un automatisme qui fera que le café sera fait, et même qu'ensuite le café sera gardé au chaud, etc. Et là je vous parle d'un appareil très simple, très banal, ce n'est pas une grande complexité technique. Mais si je parle maintenant des ordinateurs, même les ordinateurs que je vois là devant moi, au premier rang — qui peut-être sont en train d'enregistrer, à mon insu, ou de filmer. Qui sait? Mais bien sûr, il y a des ordinateurs très simples qui sont capables... Mais un ordinateur, vous voyez bien, c'est quelque chose qui est devenu un peu une sorte de, je ne sais pas quoi, d'élément disons légendaire, disons ça fait partie de notre imaginaire: c'est que l'ordinateur il fait des choses tout seul. Et en effet, quelquefois les ordinateurs (surtout les ordinateurs qui ne sont pas des Macs) font bouger leur propre système, tout seul. Vous savez bien, des fois vous ouvrez votre Smartphone, et puis il donne l'heure de New York sans vous avoir prévenu. Et alors, tous ces appareils, sont des appareils dans lesquels le rapport interne à soi, l'automatisme (l'«automatisme» ne veut pas dire seulement que ça se déclenche comme on dit «automatiquement»; pour nous automatiquement est souvent un mot qui est équivalent à «mécaniquement») au contraire, l'automatisme, le véritable automatisme n'est pas mécanique, il est électronique, il est informatique, il suppose des combinassions très complexes de circulation de l'énergie et de codage, qui permettent qu'une machine s'autocontrôle.

Et de là on arrive tout droit, aujourd'hui, à ce qui alors n'est plus seulement de l'imagination heureuse, tranquille, mais qui devient de l'inquiétude, de l'angoisse: ce qu'on met sous le nom d'«intelligence artificielle». Il est certain, il est absolument certain, que d'ici, cinquante ans, cent ans, encore plus, deux cents ans, il y aura, bien sûr, des machines, des robots, des ordinateurs, des superordinateurs, qui fonctionneront avec une autonomie encore beaucoup plus grande, et qui seront capables, non seulement de battre un joueur d'échec — comme déjà un ordinateur a été capable de le faire, mais de faire beaucoup plus que ça! Peut-être, quelque part, un ordinateur décide de fabriquer un modèle complètement nouveau de machine à café, ou de voiture... Bon, et nous n'y pourrons rien.

Qu'est-ce qui se passe là? Il se passe que la technique montre que, potentiellement, elle n'a pas de limite. Ou du moins nous sommes incapables, de tracer ces limites. Tous les jours, presque, il y a une invention de plus, que ce soit dans les fibres pour la transmission de l'information, ou dans ce qu'on appelle les nanotechnologies, dans la capacité d'élever des microorganismes en leur injectant, disons un ADN qui leur fera remplir telle et telle tâche... Il n'y a pas de limite. Et alors là, pour une fois si je peux dire, Aris-tote, le même grand Aristote se trouve complètement en défaut. Parce que Aristote dit qu'aucune technique n'est illimitée. Il écrit, exactement, «aucune technique», c'est-à-dire il entend «aucun procédé», «aucun art», etc., «aucune technique ne dispose d'instruments en nombre ni en capacité illimités». C'est une citation qui se trouve dans la Politique d'Aristote. C'est très remarquable! C'est très très remarquable, parce que ça veut dire que le même penseur, qui est déjà un penseur du commencement quand même de l'Occident, qui fait toute une réflexion sur la tekhnè comme opérant ce que la nature, laphusis (^ûoiç), ne fait pas, en même temps, voilà ce qu'il pense des techniques.

Bon, vous pensez peut-être que Aristote était un peu bête: pourquoi est-ce qu'il dit ça? Je crois que c'est très intéressant, il dit ça parce qu'il est dans un monde, dans une société, qui, je ne sais pas, qui depuis des millénaires fait beaucoup de choses, et la plupart des choses essentielles de la vie, les fait toujours de la même manière. J'imagine Aristote, qui a toujours vu labourer avec un seul pieu, qui s'enfonce dans la terre et qui trace le sillon. Hé bien il pense que c'est comme ça qu'on laboure, voilà. Il ne connaît pas la charrue. La charrue est une invention technique très habile, qui permet de tracer le sillon en relevant la terre, mais en projetant la terre de côté. Tandis que le système qu'on appelle en français l'araire, l'ancêtre de la charrue, se bloque facilement parce qu'il repousse la terre devant lui seulement.

Et donc, ça veut dire quelque chose de très intéressant, ça veut dire qu'Aristote n'a pas l'idée que on pourrait faire mieux. Tandis que nous, nous pensons tout le temps que nous pouvons faire mieux. Nous pensons que l'on pourrait aller vite. Et évidemment, ça fait aussi partie de l'expansion technique et économique qui fait que tous les six mois on vous annonce un nouvel Iphone. Or, il n'y a pas vraiment besoin de changer de Iphone tous les six mois. Mais nous sommes faits de telle manière que quand on nous dit, «ha on peut faire mieux!», c'est-à-dire, «là vous allez avoir un Iphone qui fera le café», et la télévision, et je ne sais pas quoi, et qui vous fera votre douche aussi, hé bien, c'est mieux.

Or qu'est-ce que ça veut dire cette histoire d'Aristote? Ça veut dire, que, à l'époque d'Aristote, cette fièvre du mieux, plus; plus vite, plus haut, plus fort, etc., elle n'était pas là, tout simplement. Elle n'était pas là. Parce que, dans le monde antique, de toute façon tout était forcément limité, le monde antique se comprenait toujours comme, par la limite. Et l'illimité, c'était mauvais. C'était ce dans quoi il ne faut pas aller. Par exemple, l'illimité de l'océan: jamais les Anciens ne cherchaient à naviguer... Mais ils n'avaient pas non plus de techniques de navigation leur permettant d'aller sur la très haute mer de l'océan.

Et cette histoire veut dire donc que la technique elle-même (parce que la technique était déj à très développée à l'époque d'Aristote, les techniques métallurgiques, de tissage,

de navigation, de céramique, etc. etc., ce n'était quand même pas rien du tout), hé bien, la technique elle-même, dans son mouvement, a changé l'homme. Elle a changé la perception du monde, et l'activité aussi de l'homme. Ça évidemment ça se fait très très lentement, ça prend des siècles, et évidemment, ça ne se fait pas comme ça non plus de manière continue. À un moment, on arrive au monde moderne, et là il y a une accumulation, il y a déjà une accélération de progrès techniques, agricoles, de navigation, de commerce etc. Et à un moment, il y a l'Homme moderne. Et justement l'Homme moderne n'est pas Aristote, il n'y a pas un nouveau philosophe, qui se rend compte de ça. Les philosophes viennent toujours après, comme vous savez, ils ne viennent jamais avant. Mais il y a un Homme moderne oui, cet Homme moderne, je ne sais pas, il a beaucoup de noms: il a des noms de savants, de curieux (oui quelques-uns qui sont aussi un petit peu philosophes, bon peu importe), dans le 17ème et le 18ème siècle, et qui se mettent à avoir des idées comme produire de l'énergie, ne pas seulement se servir de l'énergie disponible, celle des animaux, celle des hommes, celle des chutes d'eau, etc. Et ça donne la machine à vapeur. Pour faire la machine à vapeur, il faut un homme (pas un seul, il y en a eu plusieurs, — oui il y a un français qui est célèbre et qui s'appelle Denis Papin, mais il n'a pas été tout seul), il faut une humanité qui désire mieux, plus, plus fort — surtout plus fort! —, qui désire plus de puissance, et au fond plus de puissance que la nature elle-même. Et ça, un jour ça commence: machine à vapeur. Après, électricité. Après, pétrole... Après — atome. Bien sûr.

Alors qu'est-ce que ça fait pour nous? Je dirais, ça fait une chose qui est assez simple, au fond. C'est que, nous pouvons, nous devons comprendre maintenant, que ce qu'on a appelé autrefois la nature, n'est pas distincte de l'humanité, et de sa technique, et que cette «naturo-technique», si vous voulez, ce monde, ce monde entier qui est en train de se transformer — alors en partie évidemment de détruire beaucoup de chose, c'est vrai, et ça a des côtés très inquiétants, c'est très menaçant, mais en partie aussi en train de produire des choses nouvelles, des possibilités nouvelles, des puissances nouvelles... — ça veut dire que tout ça demande un autre traitement que le traitement par la différence entre la nature ici, et puis l'homme là. Et par exemple, la bonne vieille question d'un bon usage des techniques, des sciences et des techniques. Que veut dire un bon usage — à partir du moment où nous sommes déjà tellement dans l'usage automatique, donné, de la technique?

Donc, ça nous demande de penser, je dirais, une première chose. Déjà, nous savions que nous vivons les uns avec les autres. Et, que nous trouvions ça bien ou pas bien, nous sommes ensemble avec; il n'y a pas de vie humaine isolée. Et ça c'est justement aussi un des effets du logos. Et ça va aussi avec beaucoup de techniques, parce que les techniques entraînent aussi des spécialisations, et donc des rapports: moi je sais me servir d'un marteau, et lui il sait se servir d'une scie et bon, etc.

Mais maintenant nous savons que nous vivons avec les techniques, avec les machines — mais le mot de machine est peut-être déj à un vieux mot, c'est un peu un mot industriel plutôt qu'informatique, mais, nous n'avons pas d'autres mots —, nous vivons avec les machines. Aujourd'hui, à peu près, je ne sais pas combien d'enfants naissent (je veux dire combien de bébés), mais un bébé qui naît sur quatre ou cinq, il a

tout de suite besoin d'intervention technique. Quelquefois beaucoup: s'il est prématuré, on le met dans une couveuse; quelquefois beaucoup moins, ou simplement... l'intervention des techniques médicales, de sages-femmes, etc., etc., bon. Au moins dans toute l'humanité développée, mais quand même là il y a quelque chose qui commence à être répandu dans une très large partie de l'humanité. Et il n'y a à peu près personne qui meurt, sans mourir dans des conditions techniques particulières, soit qu'il soit entretenus par la médecine, ou, au contraire, détruit par... par des destructions terribles, militaires, des guerres, des conflits, etc. Il y a quelques gens, il y a encore bien sûr des gens qui naissent et qui meurent, naturellement comme on dit. Mais, cette nature-là elle-même est extrêmement mince. Qui n'a jamais pris de médicament?

Donc nous sommes avec la technique. Et cet avec est aussi en même temps un nouvel avec la nature. Parce qu'avec la nature (je pense, la nature sauvage, si vous voulez), jusqu'à il n'y a pas longtemps nous étions dans un rapport, justement, d'éloig-nement (la nature, c'était aussi des espaces dans lesquels on pouvait faire des explorations. Maintenant il n'y a plus d'explorations à faire).

Mais maintenant, c'est la nature dans laquelle déjà nous avons changé beaucoup de choses: je parlais des poissons tout à l'heure, les oiseaux aussi sont en disparition, mais par exemple si nous avons de nouvelle formes d'énergies, par exemple l'énergie des éoliennes (les hélices qui tournent avec le vent), hé bien les éoliennes (maintenant il y a pas mal d'éoliennes qui fonctionnent en tout cas en Europe de l'Ouest; je pense qu'en Russie aussi il y en a, en Amérique...), alors, elles posent des problèmes aux oiseaux et aux avions. Donc, il faut repenser tout un ensemble de rapports avec la technique, et avec la nature elle-même. Donc il y a un premier changement, mais je crois très profond, qui est à peine commencé, qui est un changement dans le avec. Comment nous sommes avec. Et nous le savons d'ailleurs, parce que personne n'est content des embouteillages de Moscou, ni des embouteillages de — Paris c'est quand même moins, mais du Caire, de Shenzhen ou je ne sais pas... Donc il y a, vous savez bien, une sorte d'autocritique permanente de nos sociétés qui dit: «Ha, l'autre soir je suis venu de Saint-Pétersbourg, et de la gare de Saint-Pétersbourg à ici, à l'Université, nous avons mis deux heures en voiture», et Svetlana, ou alors je ne sais pas Diana, me disait: «Ha c'est terrible chacun est tout seul dans sa voiture». Mais oui! Nous disons ça tout le temps! Et les gens sont tout le temps seuls dans leur voiture! Bon, ce qui veut dire, évidemment, que ça va changer, ça. Mais changer, ça veut dire, inventer d'autres voitures, ou d'autres villes — ou d'autres gens. Oui, peut-être, inventer d'autres formes de transports, des rapports. En tout cas, les rapports sont partout, je dirais, en question.

Et enfin il y a une autre transformation — enfin pour rester simple et court, je vais bientôt finir —, il y a une autre transformation, je crois aussi très très profonde, qui est la transformation, non pas de l'affect, mais la transformation du rapport sujet/objet. N'est-ce pas? Nous avons l'habitude de penser qu'il y a des objets, qui sont devant nous, et puis il y a nous, qui serions des sujets. Mais justement, les machines complexes, toute la complexité technique de notre monde, ce ne sont pas des objets. Sortez dans la rue, ici: les bâtiments sont-ils des objets? Est-ce que le métro est un objet? Les bus, les trams, les automobiles de nouveau, sont-ils des objets, seulement des objets qui sont

là devant? Non, ce sont des éléments de tout un ensemble extrêmement complexe de rapports, qui sont des rapports techniques, économiques, sociaux, politiques... on pourrait même dire si vous voulez, d'abord on doit dire aussi, esthétiques, éthiques, spirituels si vous voulez. Je dirais, les objets c'est fini.

Et alors qu'est-ce qu'on fait avec ça?

Hé bien avec ça, je dirais, ce qu'on peut faire, c'est de complètement cesser de penser qu'il y a la nature d'une part la technique d'autre part (ça, je l'ai déjà dit), et d'autre part, cesser aussi de penser qu'il y a l'ensemble nature-technique, disons le monde, et puis alors un monde métaphysique, un monde d'essences, ou de nature, de surnature, surnaturel, un monde de mystères et de miracles, qui lui aussi ne peut plus correspondre à cette transformation énorme, et peut-être interminable, dont la technique est le mot, et peut-être le mot insuffisant. Donc je dirais les objets c'est fini, et la métaphysique aussi, c'est fini.

Alors, quoi, vous allez demander quoi? Hé bien il faut commencer. Il faut commencer, quelque chose de nouveau. Quelque chose qui est évidemment, inextricablement, philosophique, scientifique aussi, technique aussi, et politique, social, esthétique, éthique, etc.

Tout ce que je veux dire au fond, c'est qu'il faut savoir que nous sommes en train de changer de monde. Mais complètement. Comme le monde a déjà changé d'ailleurs, comme il a changé au Néolithique, comme il a changé à la fin de l'Antiquité, comme il a changé avec la révolution justement moderne, bourgeoise, capitaliste, industrielle, puis atomique, puis informatique. Le monde n'arrête pas de changer. Mais, maintenant je pense qu'il y a un changement qui est d'une échelle particulièrement grande, intense, qui va aussi prendre beaucoup de temps, bien sûr, des siècles.

Voilà. Essayons de penser autrement, dans notre monde technique.

For citation:

Nancy, J.-L. La philosophie aujourd'hui. La question de la technique. RUDN Journal of Philosophy. 2017; 21 (4): 456—465. doi: 10.22363/2313-2302-2017-21-4-456-465.

Для цитирования:

Nancy J.-L. La philosophie aujourd'hui. La question de la technique // Вестник Российского университета дружбы народов. Серия: Философия. 2017. Т. 21. № 4. С. 456—465. doi: 10.22363/23132302-2017-21-4-456-465.

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