Д. Красовец*
Разрыв между французским языком и французским правом
Аннотация. Говоря о пространствах, в которых практикуется право, следует различать пространство географическое, где говорят на французском языке, и юридическое (а также экономическое), где применяется право с опорой на французскую систему. В таком случае мы говорим только о французском праве независимо от языка, на котором оно функционирует. Чтобы достигнуть географические области, в которых право «думает» по-французски, необходимо их рассматривать как территории с их собственным языком, выстраивать в них нормативную юридическую систему, которая будет идти рука об руку с современными технологиями автоматизированного перевода. Преемственность между лингвистическими пространствами и юридическими территориями не является обязательной.
Ключевые слова: французский язык, международное право, юридическая территория, экономика языка.
DOI: 10.17803/1994-1471.2018.93.8.209-212
LES DISCONTINUITES ENTRE LES ESPACES DE LA LANGUE FRANÇAISE ET DU DROIT EN FRANÇAIS
Parler de la place de la langue française dans le monde n'a rien de particulier, de nombreux spécialistes dans plusieurs domaines s'en chargent, ces études sont relayées par des institutions universitaires, les organisations de la Francophonie ou l'Observatoire européen du pluri-linguisme. Dès que l'on parle de droit, de politique
ou de commerce, là aussi les ouvrages prolifèrent1, les discussions sont fréquentes2, et on observe que les espaces « culturels juridiques » ont une dynamique différente des espaces humains traditionnels. Nous nous plaçons dans la perspective suivante : celle des espaces où le droit est pratiqué, et nous voulons clairement distinguer l'espace
Sur la question de la place des langues dans l'économie et dans le monde de l'entreprise, on se reportera au guide de Centre de ressources et d'ingénierie documentaires (CRID) qui fait le point sur la bibliographie la plus récente (références des ouvrages, dans plusieurs langues, avec un court résumé en français) : Les langues, un enjeu pour l'économie et l'entreprise. Juin 2016 URL: http://www.ciep.fr/sites/default/files/atoms/files/focus-les-langues-enjeu-pour-economie-entreprise.pdf (consulté le 22.04.2018).
Cf. (entre autres) Langue, économie et mondialisation : Compte-rendu des travaux des séminaire, conférence publique et table ronde organisés par l'Université de Genève le 4 octobre 2010 URL: https://www.unige.ch/ fti/elf/files/3214/5865/9206/lem_resume.pdf (consulté le 22.04.2018).
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© Красовец Д., 2018
* Красовец Давид, доцент Института государственной службы и управления Российской академии народного хозяйства и государственной службы при Президенте РФ [email protected]
119571, Россия, г. Москва, просп. Вернадского, д. 82, стр. 1
géographique où la langue française est parlée des espaces juridiques (accessoirement économiques) où le droit d'inspiration française est mis en application. Sur ce dernier point, nous parlons strictement du droit français indépendamment de la langue dans lequel il est exprimé ! Dans le cas fictif où un interlocuteur hispanophone discute en anglais avec un partenaire germanophone pour implanter une entreprise en Chine, mais qu'en raison de brevets, du mode de management choisi et de l'environnement informatique qui l'accompagne on est dans une juxtaposition de cadres légaux et d'exploitation de ressources juridiques définis en France, alors on considère que l'on se situe dans un espace légal français. A contrario, si deux francophones (un Québécois et un Sénégalais) s'allient pour implanter en Algérie une entreprise sur la base du droit américain, on considère qu'ils se situent dans un espace légal américain quand bien même tous parlent français du directeur à l'employé et que tous les documents sont rédigés en français.
Ce n'est ni un point de vue paradoxal ni une vue de l'esprit. Les linguistes définissent quatre catégories de langues en fonction de leur capacité à véhiculer des idées dans une certaine aire géographique : les langues patrimoniales qui servent à décrire la vie quotidienne et se limitent à l'espace où circulent physiquement les locuteurs ; les langues nationales qui servent à décrire la vie quotidienne, la variété des perceptions du monde, les phénomènes scientifiques, le droit et les normes, etc. ; les langues universelles qui peuvent tout décrire, partout dans le monde ; et les langues véhi-culaires qui ne servent qu'à assurer la communication entre individus lorsqu'ils sont coupés de leur environnement linguistique habituel.
Pour avoir une place dominante dans le monde, il faut donc avoir le statut de langue universelle et de langue véhiculaire, ce qu'est le français. Ce n'est pourtant pas suffisant, puisqu'en fonction des enjeux une langue doit évoluer avec les transformations techniques et sociales du monde pour garder son statut, au risque de disparaître. Remar-
quons que la disparition d'une langue est souvent la conséquence du choix volontaire de groupes qui optent pour une langue qui offre plus d'opportunités économiques, ce facteur est essentiel.
Par conséquent, pour garder ses avantages, le français doit :
— assimiler les autres cultures, ne pas avoir peur des emprunts linguistiques, c'est une façon de rester présent dans d'autres aires linguistiques et culturelles et de préserver son statut de langue universelle ;
— être présent dans les commissions qui vont définir les nouvelles normes techniques et juridiques : à défaut de faire utiliser la langue française, on peut influencer sur l'architecture des modes de transfert des informations et des structures normatives des échanges (dans un système « pensé en français » les intervenants francophones auront plus de facilité à s'insérer). La situation est favorable puisque sur les 205 481 fonctionnaires des organisations internationales, 18 900 sont Français, soit 9,2 % du total3 ;
— pour cela, il faut participer à la définition et aux limites des nouvelles technologies (intelligence artificielle, etc.), s'investir dans la recherche fondamentale, au moins pour empêcher le monopole d'autres langues, au mieux pour créer le langage technologique de demain.
Le dernier point pourrait permettre l'usage des langues patrimoniales dans d'autres environnements linguistiques (grâce aux logiciels de traduction assistée de plus en plus performants), mais cela n'est pas suffisant, pour la simple raison qu'un langage c'est bien plus qu'une langue. Le langage c'est un ensemble complexe de signes qui sont organisés selon certaines règles, c'est pourquoi il ne faut pas se focaliser seulement sur la langue française. Le français c'est aussi :
— des images (culture, imaginaire touristique, paysages, etc.),
— un système structurant (règles, normes, et donc corpus légaux, administrations, méthodes de gestion, etc.).
3 D'après : Les Français dans les organisations internationales. Juillet 2017. Infographie sur le site URL: https:// www.diplomatie.gouv.fr/fr/photos-videos-publications-infographies/infographies/le-ministere-et-son-reseau/ les-francais-dans-les-organisations-internationales/ (consulté le 22.04.2018).
Pour que ces ensembles puissent être définis comme des langages, il doit y avoir :
— des unités au sens bien délimité (rôle de chacun dans le management par exemple, un mode d'opération clair pour chaque action, etc.),
— un système normatif (la grammaire pour une « langue classique », dans les langages qui nous intéressent ce sont : les lois, les brevets, les normes techniques et technologiques). Protéger la langue française ou l'implanter dans
des milieux « étrangers », cela signifie donc créer ces systèmes normatifs, ou les franciser. Pour les pérenniser, il faut aussi les figer en normes (lois), avec des institutions de contrôle du respect des règles. D'une certaine façon, une cour d'arbitrage pourrait être comparée à l'Académie française.
Une autre question importante est celle des coûts. En linguistique, il est courant de parler « d'économie de la langue », c'est-à-dire créer un système pratique, efficace qui nécessite moins d'énergie pour un meilleur rendement. On saisit la proximité entre « langue classique « et monde des affaires. Cela va même beaucoup plus loin lorsque l'on sait qu'il y a une corrélation entre l'économie dans son sens étymologique et le langage pour faire corréler une loi (dans son sens général) avec sa manifestation dans la réalité4. C'est-à-dire qu'en contrôlant le langage législatif on peut modeler la manifestation du réel (les auteurs que nous citons se situent dans un autre contexte que le nôtre, mais par extrapolation cela reste toujours vrai).
Plus pragmatiquement, la traduction est coûteuse et le multilinguisme est un frein au développement économique (même si la traduction ouvre de nouveaux marchés et donc favorise ce même développement). C'est pourquoi l'importance de la maîtrise des logiciels de traduction assistée est
essentielle : on pourrait parler français mais l'interlocuteur nous comprendrait (à l'oral ou à l'écrit) dans sa langue maternelle, et cela à peu de frais. L'apprentissage des langues étrangères deviendrait inutile, seul compterait l'environnement (culturel, commercial, légal). Il n'est pas question d'être provocant, mais de s'interroger sur l'efficacité à la fois de la langue et de l'environnement, les deux vont de pair. De plus, cela permettrait l'emploi des langues patrimoniales, et le multilinguisme est une protection pour toutes les langues puisqu'elle empêche la domination linguistique d'un nombre réduit d'acteurs5.
La maîtrise de l'intelligence artificielle, de l'apprentissage profond, et des protocoles des technologies numériques est donc un enjeu essentiel. Si ces outils sont absents des territoires francophones, ils vont passer à une autre langue par la logique du choix des meilleures opportunités économiques. Etendre les aires géographiques où le droit est pensé en français l'est tout autant, mais il faut les concevoir en territoires avec leur langage propre, y construire et le lexique et les structures de ce langage. L'utilisation d'une « langue classique « n'est pas indispensable, il n'y a pas obligatoirement de continuité avec les aires linguistiques. L'avenir du français ne passe donc pas par son apprentissage, mais par la consolidation de ses territoires protégés par des règles juridiques. Quitte à utiliser des mots d'emprunt d'autres langues (ou à promouvoir la langue patrimoniale locale), la structure est plus importante que les mots utilisés... Evidemment, si on n'y parle pas du tout français, il est presque impossible de défendre ces territoires, ce serait une bataille sans munitions, que l'Académie française et les pédagogues soient rassurés !
Материал поступил в редакцию 15 апреля 2018 г.
4 Mondzain, M.-J. Image, icône, économie. Les sources byzantines de l'imaginaire contemporain. Paris, 1996. P. 31 ; cité par Dumesnil P. Economie de la langue et langue de l'économie — pour une économie textuelle // Texto !. Janvier 1997 URL: http://www.revue-texto.net/Inedits/Dumesnil_Economie.html (consulté le 21.04.2018).
5 Tavernier, P. Langue, discrimination et diversité culturelle. L'exemple des Nations Unies // Actualité et Droit International. Février 2002 URL: http://www.ridi.org/adi/articles/2002/200202tav.pdf (consulté le 22.04.2018).
GAPS BETWEEN THE FRENCH LANGUAGE AND FRENCH LAW
KRASOVEC David — Associate Professor of the Russian Presidential Academy of National Economy and Public Administration under the President of the Russian Federation (Moscow) [email protected]
119571, Russia, Moscow, prosp. Vernadskogo, d. 82, str. 5
Abstract. Speaking about the spaces in which law is practiced, it is necessary to distinguish between geographical space, where they speak French, and legal (as well as economic), where the law is based on the French system. In this case, we are only talking about French law, regardless of the language in which it operates. To consider the geographical areas in which the law "thinks" in French, it is necessary to regard them as territories with their own language, to build a normative legal system that will go hand in hand with modern technologies of automated translation. Continuity between linguistic spaces and legal territories is not essential.
Keywords: French, international law, legal territory, language economy.