Научная статья на тему 'La mondialisation esthetique comme mondialisation trensculturelle'

La mondialisation esthetique comme mondialisation trensculturelle Текст научной статьи по специальности «Языкознание и литературоведение»

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Ключевые слова
GLOBALIZATION / DIALOGUE OF CULTURES / PHILOSOPHY OF ART / AESTHETICS / PERCEPTION / AESTHETIC JUDGMENT / ГЛОБАЛИЗАЦИЯ / ДИАЛОГ КУЛЬТУР / ФИЛОСОФИЯ ИСКУССТВА / ЭСТЕТИКА / ПЕРЦЕПЦИЯ / ЭСТЕТИЧЕСКОЕ СУЖДЕНИЕ

Аннотация научной статьи по языкознанию и литературоведению, автор научной работы — Пуллен Жак

Статья посвящена анализу восприятия и понимания человеком себя, другого и мира в целом в условиях эпохи глобализации и межкультурного диалога. При этом автор уделяет пристальное внимание тому, какую роль в этих процессах играет слово в искусстве.

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Глобальная эстетика как транскультурная глобализация

This article analyzes the perception and understanding of the man himself, others and the world in a time of globalization and intercultural dialogue. The author pays attention to the role played in these processes is the word in art.

Текст научной работы на тему «La mondialisation esthetique comme mondialisation trensculturelle»

LA MONDIALISATION ESTHÉTIQUE COMME MONDIALISATION TRANSCULTURELLE

Jacques Poulain

La chaire UNESCO de philosophie de la culture et des institutions Paris-VIII

2 rue de la Liberté — 93526 Saint-Denis cedex

This article analyzes the perception and understanding of the man himself, others and the world in a time of globalization and intercultural dialogue. The author pays attention to the role played in these processes is the word in art.

Key words: globalization, dialogue of cultures, philosophy of art, aesthetics, perception, aesthetic judgment.

1. LA PAROLE COMME SOURCE DE LA MONDIALISATION ESTHÉTIQUE

L'anthropologie contemporaine du langage a bouleversé les repères de l'esthétique: en retraçant la dynamique de la communication à la base de toute expérience, elle a montré que l'avorton chronique qu'est l'être humain a dû, pour pouvoir vivre, se fixer au langage en faisant parler le monde. Pourquoi ? Pour y retrouver le bonheur qu'il avait pris à l'écoute de la voix de la mère dans l'écoute intra-utérine. Cet usage du langage était appelé « prosopopée » par Humboldt pour faire comprendre que la façon dont les poètes et les dramaturges font parler le monde dans leurs poèmes ou dans leurs pièces de théâtre ne constituaient pas seulement un procédé artistique, mais qu'il constituait au contraire le procédé d'usage originaire du langage. Ce procédé animiste n'était donc pas dénoncé comme une propriété mystérieuse des hommes archaïques ou des enfants, comme l'affirmeront plus tard Lévy-Bruhl et Piaget: il était à la racine non seulement de la parole et de l'art, mais il inspirait aussi la pensée, comme écoute qui ne fait que s'écouter sans être forcée de s'exprimer. Bien plus cette prosopopée s'est transférée en toute perception sensible pour la rendre possible et pour qu'on puisse percevoir qu'on perçoit ce qu'on y perçoit. Ce que les grecs appelaient l'aisthesis elle-même: l'art de percevoir, correspond toujours à un mouvement d'émission-réception visuelle, tactile, locomotrice ou manipulatrice et la régulation de la perception auditive y devient source de toute créativité imaginative, non seulement dans l'art mais dans l'usage même de la sensibilité. L'usage des 5 sens est en effet porté par cette prosopopée audio-phonique et s'opère selon la même dynamique bien qu'il transite à travers des matériaux différents des sons. La construction perceptive du monde constitue donc la première mondialisation, la culture originaire qui inspire les diverses cultures à travers divers espaces géographiques et historiques. Elle est recherche infinie d'un monde qui correspond à nos attentes en nous répondant de façon aussi favorable que la voix de la mère.

De même l'expérience de l'art trouve sa dynamique spécifique dans la recherche systématique de toutes les expérimentations du monde, de nous-mêmes et des autres

qui nous parlent en nous gratifiant à la façon de la voix de la mère : en nous répondant de façon nécessairement favorable. La spécificité dialogique de l'art s'apparaît à elle-même comme telle dans les différents arts en s'y reconnaissant produire les figures du bonheur auquel aspire l'être humain. Cette esthétique du bonheur est irréductible à la seule esthétique du beau à laquelle on a toujours eu tendance à la réduire, obsédé par le désir de comprendre l'imagination à partir du mystère de l'imaginaire visuel: comme faculté de représentation reproductrice ou créatrice de nouvelles formes plastiques ou architecturales appréhendables par la vision. La découverte de l'esthétique du bonheur à la source de l'art et de la perception sensible contraint à réinterpréter le jugement esthétique comme modèle de sensibilisation d'une raison conçue comme faculté de désirer supérieure. Si la création artistique des figures du bonheur guide le choix des formes de vie que l'être humain peut adopter en s'y jugeant aussi heureux qu'il est heureux de se délecter d'une œuvre d'art, celui-ci a à juger s'il se reconnaît ou non dans ces formes de vie à la façon dont il reconnaît un monde dans le monde qu'il perçoit: dans la mesure où il y reconnaît un monde harmonisé à ses désirs et où il se reconnaît le produire comme tel.

L'anthropologie de l'esthétique se doit donc d'élargir l'esthétique en restituant au jugement esthétique sa portée cognitive à la façon dont la vie sociale et politique se juge elle-même lorsqu'elle discerne ses propres échecs et tente de réharmoniser le monde social et politique en conséquence. Ceci n'est nullement évident dans un monde pragmatique : dans un monde où l'on attend de ce monde et des interlocuteurs qu'ils nous répondent comme on désirerait qu'ils répondent et où l'on désire qu'ils ne soient que les effets des paroles qu'on leur adresse. L'œuvre d'art elle-même est devenue réglée par ce désir magique de maîtriser le monde et nos partenaires humains. Adaptation du moyen de figuration artistique au but de la jouissance esthétique, l'œuvre d'art contemporaine est pragmatique lorsqu'elle permet de jouir de l'expérience esthétique du seul fait qu'on l'ait programmée comme telle, qu'on la perçoive comme telle et qu'on ait conscience de la percevoir comme telle. Mais est-elle encore réglée par ce jugement ? Par un jugement qui serait à la fois esthétique et critique?

Il est évident que non. Il suffit pour s'en convaincre de retracer les contours et les avatars de ce qu'on entend habituellement par « mondialisation » et mais qui n'est autre chose qu'une tentative de privatisation économique du monde. La mondialisation se produit aujourd'hui comme processus de débordement systématique des États de droit par les multinationales et les marchés financiers. Les effets positifs de la fusion des multinationales s'imposent sous l'aspect d'un raffinement de l'adaptation de l'offre à la demande, comme soumission des offres, des produits et des rapports de production au raffinement et aux diktats des demandes consensuelles. Cette adaptation arbore fièrement son indépendance à l'égard des États-nations et des partis politiques et défie sans scrupules leurs impératifs ainsi que leurs interdits rigides et arbitraires. Elle invoque pour se légitimer une objectivité dépendante de la satisfaction universelle et effective du maximum de désirs et un respect de l'indépendance autarcique des individus et des peuples: en présentant toute régulation sociale comme la conséquence logique des progrès d'homogénéisation du marché mondial et en la faisant

apparaître comme aussi objective que le progrès scientifique et technique lui-même. L'humanité des individus et des groupes est réduite à l'harmonisation de cette maximisation des gratifications consommatoires avec la jouissance de cette liberté négative de tous à l'égard de tous. Cette mondialisation donne au marché mondial et au consensus cosmopolitique, c'est-à-dire à l'opinion publique internationale, le rôle d'instance infaillible dévolue par les religions archaïques au sacré bien que les dérégulations de ce marché par la spéculation bancaire falsifient allègrement cette instance. Ce sont à la fois le marché et l'opinion publique internationale qui sont perçus à la fois comme les porteurs exclusifs des attentes de tous alors que les Etats et les politiciens au pouvoir sont stigmatisés comme les responsables des échecs de ces marchés.

C'est dans ce contexte que se propage un multiculturalisme, respectueux de toutes les cultures, quelles qu'elles soient, du seul fait qu'elles existent comme incarnations de consensus nationaux ou minoritaires, comme jugements sociaux et communautaires validés par ces consensus. Ces cultures sont pourtant aussi impuissantes que ces consensus à assurer la maîtrise tant désirée de l'homme par lui-même ainsi que la jouissance de cette maîtrise comme bonheur culturel. Car ce multiculturalisme se contente d'enregistrer la pluralité des morales, des systèmes juridiques et des systèmes politiques associés aux diverses cultures et d'inviter à une compréhension des autres cultures comme si leur pure et simple existence les justifiait d'elle-même. Dans un contexte où l'expérimentation mutuelle aveugle des cultures a produit les catastrophes mondiales qu'a connues ce siècle et a fait plus que de déclencher des guerres puisqu'elle a mis en péril et continue à mettre en péril ces cultures elles-mêmes en leur substituant des pratiques barbares, il importe au plus haut point de discerner le côté positif des cultures qui enregistrent dans les habitudes de pensée et d'action des groupes humaines un acquis irréversiblement acquis des formes d'humanité et leur côté négatif, celui par lequel elles gardent ou adoptent des habitudes consensuelles, ethniques, locales ou nationales, de pensée et d'action qui empêchent tout rapport humain et neutralisent d'avance tout dialogue entre elles.

Se présente ainsi aujourd'hui un défi auquel les temps modernes n'étaient pas confrontés: celui d'avoir à juger ces cultures en jugeant du rapport d'harmonisation de leurs mondes avec le monde commun à toutes les cultures qu'elles recherchent et celui de voir leur faculté de juger enlisée et neutralisée dans les gratifications économiques et les échecs monumentaux des groupements politiques des Etats-nations dans les tentatives de récupérer leur souveraineté bafouée. Comment se présente la dérégulation des institutions et la neutralisation du jugement esthétique dans cette pseudo-mondialisation?

Depuis la modernité, le jugement esthétique semble offrir le modèle de sensibilisation et de réalisation de la raison comme faculté de désirer supérieure. L'art y est présumé présenter la figuration du désir et du bonheur qui appelle irrésistiblement l'identification à elle des individus qui la produisent et en reconnaissent la beauté du seul fait que cette figuration anticipe la satisfaction qu'ils ne peuvent pas ne pas désirer obtenir. La réception de cette figure par l'artiste aussi bien que par les autres spectateurs, doit s'imposer d'elle-même, sans le détour d'un concept, du seul fait qu'elle ait été reçue et comprise de façon gratifiante, abstraction faite de son instanciation dans la réalité

ou de son application dans l'action. C'est cette expérience de production et de réception de la figuration artistique qui s'est prise elle-même pour objet d'expérience et d'appropriation directe des effets de cette expérience dans les différentes transformations pragmatiques de l'art comme il appert avec évidence à travers l'évolution exemplaire de la peinture contemporaine, de l'impressionnisme et du cubisme jusqu'à l'art dit abstrait. Cette transformation peut se lire, dans l'horizon de la réduction de l'esthétique du bonheur à l'esthétique du beau, comme une adaptation du moyen de figuration esthétique au but de la jouissance esthétique: l'œuvre d'art est belle si et seulement si elle permet de jouir de l'expérience esthétique du seul fait qu'on l'ait programmée comme telle, qu'on la perçoive comme telle et qu'on ait conscience de la percevoir effectivement comme telle.

Cette transformation de l'art due à l'adaptation nécessaire du moyen de figuration au but de jouissance esthétique n'est pas propre à l'art: elle caractérise un phénomène plus fondamental et généralisé, celui de l'expérimentation contemporaine de l'homme et du monde par la communication. On expérimente en toute communication, qu'elle soit quotidienne, scientifique ou politique, sa propre fixation et celle d'autrui aux croyances, aux désirs et aux intentions d'agir qui y sont exprimées de la même façon que l'art expérimente l'adhérence esthétique au sentiment du beau. Car l'expérimentation du consensus et l'expérimentation de la jouissance esthétique font toutes deux intervenir une instance d'adhérence gratifiante d'accord avec soi et avec autrui qui transcende le désir qu'ont les individus de la produire et qui s'avère donc indépendante de leur vouloir, à la façon dont l'instance du monde visible expérimentée dans la confirmation ou la falsification des hypothèses scientifiques semble transcender le désir qu'ont les scientifiques de voir confirmer leurs hypothèses. L'adhérence collective de consensus et l'adhérence individuelle de croyance, de désir ou d'intention aux représentations verbales de la connaissance, de l'action et de la satisfaction des désirs semble en effet advenir comme un événement transcendant le vouloir des individus tout comme la délectation esthétique advient comme événement gratifiant de reconnaissance de soi et d'autrui dans l'œuvre d'art comme si elle était une forme de vie, et ce, indépendamment du désir qu'a l'artiste d'en jouir et d'en faire jouir.

Le problème que rencontrent de façon semblable l'homme et l'artiste contemporains tient à l'aveuglement de cette instance du consensus scientifique, éthique, politique et esthétique d'une part, et à l'aveuglement de l'expérimentation de la jouissance artistique d'autre part. Ce consensus et cette gratification artistiques se produisent en effet abstraction faite de tout jugement d'objectivité tout comme advient aveuglément la fixation au consensus expérimental, qu'il soit scientifique ou politique. La transformation pragmatique de l'art à l'âge pragmatique consiste à figurer et à généraliser comme réalité d'homme cette raison esthétique elle-même, comme pouvoir de réaliser l'idée en s'en faisant affecter. La magie artistique semble constituer dans ce contexte le modèle de l'expérimentation de l'homme par la communication. La transformation pragmatique de l'art est donc solidaire d'une esthétisation généralisée de la vie humaine et d'une absolutisation de l'imaginaire où l'homme veut jouir de la production de sa production à la façon dont il jouit de la production de l'œuvre d'art. Dérégulation des institutions

et neutralisation de la créativité propre au psychisme humain sont le prix à payer pour l'aveuglement qui préside à cette expérimentation car cette expérimentation totale de l'homme par la communication se produit, elle aussi, sans concept, comme pure jouissance de la production d'un homme conforme aux effets qu'il veut produire sur lui-même et sur autrui en appliquant aveuglément le consensus dans sa vie individuelle et dans la vie collective. Mais l'effet est toujours inverse à l'effet escompté: au lieu de produire le bonheur social et individuel qu'on en escompte et qui seul, validerait cette expérimentation communicationnelle, artistique ou politique, on ne produit qu'un malheur qui relance pourtant comme tel la course au consensus avec autrui et avec soi en en intensifiant la soif.

Cette dérégulation et cette neutralisation s'étendent donc aux cultures elles-mêmes et déclenchent ce qu'on peut appeler « la guerre des cultures». La mondialisation promue par le néolibéralisme ne parvient pas à nous faire reconnaître la culture économique de nos échanges comme constituant la destination culturelle, nécessaire et suffisante de l'humanité. Elle apparaît au contraire comme une tentative collective de faire triompher les désirs privés et l'accumulation des richesses chez un nombre de personnes de plus en plus restreint. Aussi refoule-t-elle l'imaginaire collectif et sa quête culturelle de sens dans la mémoire des traditions comme si ces dernières constituaient les derniers asiles de sens et de vérité de chacun. Mais chaque culture imite dans ce reflux la chasse mondialisée aux monopoles qui caractérise les échanges de droits, de devoirs et de biens dans le capitalisme avancé, dans un capitalisme qui vise à la maximisation des jouissances des biens dans le respect de la liberté autarcique de chacun. Dans la chasse à la vérité, chaque culture affirme la valeur et la vérité de sa propre culture comme si les autres ne valaient rien. Dans ce contexte, le dialogue interculturel apparaît aujourd'hui comme une nécessité parce qu'il s'impose comme la seule façon de pouvoir surmonter ce qui se présente comme la guerre des cultures. Mais hypothéqué par le consensus aveugle nourri dans ces cultures, il se contente trop souvent de promouvoir une recherche de la compréhension réciproque des cultures et de prescrire le respect de la culture d'autrui comme si cette culture était une personne morale dont il suffirait de reconnaître l'existence pour la reconnaître comme telle.

A partir du moment où la parole culturelle d'autrui est chargée d'une mémoire de bonheur et d'attentes d'une reconnaissance universelle des vérités présentes en cette mémoire, le respect de sa parole ne peut demeurer purement formel, arbitraire et moral. Nous sommes, que nous le voulions ou non, engagés à juger si ces vérités et ces bonheurs dont sa culture est chargée, conditionnent pour nous autant que pour lui l'aboutissement à notre destination, c'est-à-dire à notre propre humanité. Cette compréhension des cultures et l'obligation de les respecter relativisent les cultures comme des patrimoines accidentellement acquis par des groupes plus moins grands et puissants, elle les considère comme des bulles fermées sur elles-mêmes, qui ne vivent que de consensus et de rituels tribaux, suffisant à protéger les individus des attaques éventuelles d'autres cultures et d'autres groupes. La mondialisation de l'échange des marchandises et l'échange spéculatif des valeurs boursières investies par les actionnaires dans les multinationales constituant l'horizon et le modèle de compréhension de ces bulles et de ces

asiles culturels, les cultures apparaissent comme des expérimentations de formes de vie qui sont confirmées ou infirmées par le soutien consensuel des communautés qui les portent. Elles sont ainsi privées de leurs capacités à exprimer pour tous la destination culturelle universelle de tous. Aussi la compréhension réciproque que vise à produire un dialogue interculturel uniquement préoccupé de surmonter leurs antagonismes en obligeant chacun à les respecter formellement constitue-t-elle la pire injustice qu'elles puissent subir puisqu'on leur ôte d'avance la possibilité d'être une forme de bonheur et de vérité pour tous, une forme de vie universelle et de pouvoir se reconnaître comme telle. On ôte en effet d'elles-mêmes le jugement par lequel leurs porteurs y adhèrent en y reconnaissant la figure de bonheur et de vérité qui est seule à leur permettre d'être ce qu'ils jugent avoir à être.

Une reconstitution du monde esthétique réel est-elle possible ? La mondialisation esthétique du monde doit-elle et peut-elle être transculturelle malgré les limitations que lui impose la pseudo-mondialisation économique et cosmopolitique?

2. LA NEUTRALISATION PRAGMATIQUE

DE LA PROSOPOPÉE VISUELLE ET SON SURMONTEMENT POÉTIQUE

Parce que la dynamique esthétique de la communication et celle de la créativité artistique mettent en œuvre nécessairement une instance de jugement critique, inhérente au rôle d'allocutaire que chacun joue à l'égard de lui-même, d'autrui et du monde, cette expérimentation ne surmonte les malheurs qu'elle produit qu'en les identifiant comme tels et en faisant juger, quoi qu'en aient les expérimentateurs, de l'objectivité des modes d'existence et d'harmonisation sensible de l'homme au monde, à lui-même et à autrui qu'ils parviennent à y faire apparaître. Cela est particulièrement patent dans les œuvres et réflexions poétiques de P. Celan, d'I. Bachmann, de M. Tsvetaeva. Toute énonciation appartient à l'art en ce que d'un même mouvement elle objective un monde qu'elle anticipe être en harmonie cognitive, pratique, affective et consommatoire avec son émetteur et, d'autre part, fait juger de l'objectivité de la vérité, de l'action et du bonheur dont elle est porteuse. D'un point de vue purement logique et cognitif, on ne peut produire une pensée comme énonciation à soi ou une énonciation à autrui sans la penser vraie et sans se faire juger si elle est aussi vraie qu'on doit la penser vraie. La loi sensible et intellectuelle de création esthétique de ce monde perceptible réside en effet dans la projection dans ce monde de l'harmonie dont on jouit comme émetteur et récepteur de sons, comme locuteur et comme allocutaire de ce qu'on crée comme harmonie cognitive, affective, pratique et consommatoire avec le monde. Ce rôle d'allocutaire de soi qu'on joue en toute énonciation ne consiste pas en effet seulement à comprendre ce qu'on y dit, mais à juger si cette harmonie avec le monde, avec soi et avec autrui qu'on y anticipe, est aussi objective et réelle qu'on doit la penser telle pour pouvoir la penser et jouir de sa réalité.

Toute énonciation est, de ce point de vue, de l'art, mais toute œuvre d'art constitue de son côté également un jugement. Parce que l'usage de la parole conditionne chez l'homme sa capacité à voir, à se mouvoir, à manipuler les choses, à penser et à jouir

de la satisfaction de ses désirs, il fait de chacune de ses actions une communication qui ne peut que tenter de jouir d'elle-même comme harmonie réussie. Toute expérience du monde, d'autrui et de soi ne peut donc que tenter de répéter ce geste de jugement inhérent à la parole pour faire du monde visuel, du monde des sons, de l'aménagement architectural de l'environnement ou du mime théâtral ou cinématographique de la vie, un monde aussi réjouissant que celui dont on jouit dans l'affirmation réussie de la vérité.

Les œuvres ne sont donc telles et reconnaissables comme telles que si leurs récepteurs ne se contentent pas de les "goûter": de juger si le sentiment du beau qu'elles suscitent en eux, est éprouvé par eux de telle sorte qu'il leur paraît communicable à tous, sans la médiation d'un concept, comme le voulait Kant. En se faisant reconnaître par eux comme œuvres d'art, elles les contraignent à faire leur le jugement d'existence qu'elles expriment car elles ne leur présentent alors que les modes d'existence propres au monde et à eux-mêmes dans lesquels ils jugent qu'ils se reconnaissent en jouissant de cette reconnaissance. En ce sens toute œuvre d'art est une prosopopée dans laquelle l'énonciateur prête sa parole au monde qu'il fait parler: elle rejoint en cela la parole animiste de l'enfant et de l'homme archaïque qui associait cette parole du monde à l'expérience du sacré. Mais le mouvement de jugement qui l'accompagne fait sortir son énonciateur et ses récepteurs de la folie originaire qui accompagnait l'usage de cette prosopopée chez l'enfant et chez l'homme archaïque : en ne faisant jouir de l'œuvre qu'à condition de pouvoir y reconnaître la réalité de toute réalité, ce qui est monde, c'est-à-dire harmonie et cosmos, dans leur monde. Car les œuvres d'art comme les désirs ne constituent pas des désirs irrationnels qu'il faudrait maîtriser, mais ils n'adviennent à l'existence qu'à la façon des énonciations : en se faisant penser vraies pour pouvoir se penser et pour que leurs créateurs puissent s'identifier à elles de cette façon, aussi ont-elles à être jugées par leurs porteurs comme les modes d'être qu'ils sont et qu'ils reconnaissent qu'ils sont ou non.

Lorsque ce mouvement de jugement est refoulé comme il l'est à l'âge pragmatique où l'on ne jouit que d'un consensus sans jugement, on arrête d'y parler et de faire parler ce monde, on rend l'art autistique: refoulement du jugement de vérité et réjouissance artistique y prennent l'allure de la désymbolisation et du refoulement du réalisme. C'est effectivement ce qui se produit dans l'évolution de la peinture qui va de l'impressionnisme et du cubisme jusqu'à l'art dit abstrait. Mais puisque ce refoulement ne produit qu'une maladie de la réflexion, il laisse inentamé et inattaqué l'usage du jugement dans la poésie aussi bien que dans tout art qui parvient à être poétique puisqu'il ne peut faire disparaître ce mouvement de créativité d'harmonie qui est à l'origine du langage et de l'art. Aussi, même lorsque la poésie se trouve contrainte de découvrir la mythologie de la créativité qui l'apparentait, dans le romantisme, à la créativité animiste de l'enfant et de l'homme du sacré, même lorsqu'elle découvre comme elle le fait chez Celan l'aboutissement autistique et stérilisateur de cet idéal romantique de l'artiste, elle ne peut juger poétiquement de la réalité de la désintégration contemporaine, en elle, de cet idéal qu'en faisant jouir de la vérité de son jugement: qu'en faisant reconnaître qu'il est bien vrai qu'il soit faux que l'homme puisse vivre et jouir de cette proso-popée poétique sans jugement.

La réconciliation de la poésie avec l'âge pragmatique, qui advient chez Bachmann, Tsvetaeva et Brodsky, n'y advient qu'en faisant reconnaître la fausseté de l'esthétisation pragmatique de l'existence: en reconnaissant et en faisant reconnaître qu'il est vrai qu'elle soit fausse et que la stérilisation qui en émane n'est qu'un effet de cette fausseté tant qu'elle n'est pas reconnue. Ce que l'art contemporain fait reconnaître et juger comme tel dans l'expérience littéraire menée "à la lumière de la conscience" selon l'expression de M. Tsvetaeva, l'évolution de l'art pur dans l'esthétisation de la peinture pure le fait simplement sentir puisqu'on y fait la découverte de la nature communicationnelle de la peinture et de la vision dans le même mouvement où l'on s'interdit de juger de la réalité de cette nature communicationnelle puisque l'on n'en fait jouir que comme d'une fiction artistique en refoulant le rapport à la réalité du monde et de l'homme de cette communication picturale pensée comme communication. La réconciliation poétique peut se produire en tout art puisque chaque art est mû par la même dynamique de communication. Car l'art s'y réapproprie peu à peu la raison dans la sensibilisation qu'il en opère: à partir du moment où il fait l'expérience du malheur comme malheur, il le nomme en jouissant de cette nomination et en se désidentifiant des formes politiques de vie dans lesquelles il fait reconnaître à chacun que personne ne peut s'y reconnaître, en faisant jouir de cette reconnaissance du malheur comme malheur. Il fait reconnaître alors, in actu exercito dans le mouvement d'identification de l'homme aux sons entendus et reçus, la racine sensible de la pensée: il fait voir qu'elle ne nous met face aux réalités d'hommes et de mondes qu'en les faisant reconnaître comme réalités aussi gratifiantes qu'elles peut en faire reconnaître l'objectivité, faisant ainsi sortir l'homme de son aliénation psychologique aux purs et simples effets qu'elles ont sur lui.

L'enfant et l'homme archaïque ne parviennent à lier leurs sons au monde visuel qu'en le faisant parler dans un phénomène qu'on peut appeler « la prosopopée visuelle». Alors que les intensités visuelles ne déclenchent chez l'être humain une accumulation d'énergie et d'angoisse puisqu'il est dépourvu de programme héréditaire dans ses rapports à l'environnement, alors qu'ils paraissent agressifs, la jonction des sons aux phénomènes visuels inverse leur valeur agressive en valeur gratifiante puisqu'il dote ce qu'il voit de la propriété de lui répondre par les oreilles de façon gratifiante. L'évolution de la peinture dite abstraite n'a été qu'une tentative d'approcher ce phénomène de communication hypergratifiante en programmant des tableaux pourvus de la même potentialité d'hypergratification.

Comme l'a bien vu A. Gehlen dans Zeitbilder, l'impressionisme et le pointillisme ont cherché à faire faire l'expérience de la façon dont on se fixait soi-même par la figuration à la vision telle qu'elle se produit en elle-même hors de la figuration, à une vision qu'on présume se produire elle-même selon les lois d'une figuration picturale. Ils remettent chacun face à son pouvoir de produire, par la réception visuelle de cette figuration, le mode de vision qu'on présume originaire, comme mise en corrélation des points visualisés et des cônes rétiniens comme si l'on se voyait visuellement voir ce qu'on voit et la façon dont on le voit au moment où on le voit. On s'y fait voir en fait la coïncidence invisible d'un espace présumé producteur de la vision avec l'espace vu. Le cubisme, lui, aurait fait faire l'expérience de pouvoir produire l'éclatement des diverses perspec-

tives de l'objet, y faisant prendre conscience de l'omnipotence picturale du seul fait qu'il fasse percevoir de l'objet une vision omnisciente de ses divers aspects essentiels en faisant percevoir la dimension tridimensionnelle objective de l'objet et en faisant percevoir qu'elle la fait percevoir. On s'y invente la possibilité de consommer visuellement un objet sous tous ses aspects, en déployant en une fois tous les aspects habituellement aperceptibles successivement, du seul fait qu'on les fasse se rejoindre dans un espace nouveau, l'espace formé par la combinaison des possibilités de déploiement de toutes les perspectives. La figuration y est ainsi utilisée en projetant l'aspect producteur, émetteur et créateur de l'art dans l'action de réception sensorielle qui en dérive: l'action perceptive, pour la transformer en action consommatoire qui est le stimulus, la réaction et l'action consommatoire d'elle-même. Elle jouit de sa force prométhéenne en exhibant d'un seul mouvement son intention, ses résultats et ses effets de fascination: du seul fait qu'elle fasse éclater la perspective finie et univoque du perçu et fasse jouir ses récepteurs de la faire éclater.

Pour retrouver l'action-réception de figuration comme sensibilité originaire qui s'approprie ainsi elle-même, il semble suffire de faire abstraction de tout sens dans la figuration picturale qu'on produit en faisant reconnaître qu'on en fait abstraction. En désymbolisant l'art pictural, on ne fait plus faire l'expérience que du pouvoir magique de la dénégation du sens et de la réalité: cette dénégation semble seule apte à nous faire voir la vision pure ou l'essence tridimensionnelle de l'objet, celle que les scientifiques et les philosophes physicalistes ne peuvent faire que postuler. Suspendant l'attitude picturale naturelle, suspendant la croyance naïve en l'affinité du tableau et du réel, elle constitue cette suspension du réel en objet de figuration et figure celle-ci de façon à déclencher, par la réception visuelle du tableau, cette réflexion elle-même chez le spectateur. En réduisant la vision présentée et vue à une mosaïque de points présumés élémentaires, la magie impressionniste désire faire voir la vision animant toute expérience visuelle en la différenciant d'une vision accompagnée naïvement par la pensée, par la simple conscience de voir les choses, par une conscience inconsciente de se voir voir les choses.

Cette magie tient son opérance de la façon dont le langage subordonne l'usage du toucher à la vision. Il le lui subordonne en faisant de la vision une sorte de toucher à distance qui permet à l'organisme d'enregistrer comme réponse visualisée des choses, les résultats visibles de leur manipulation tactile. L'enfant a intégré l'usage du la vision lorsqu'il parvient à charger les choses qu'il voit, de leurs propriétés tactiles sans avoir pour cela à aller les toucher, lorsqu'il peut voir la table, par exemple, aussi lourde qu'il la voit rouge. La conscience de voir portée par la conscience auditive de pensée qui lui est simultanée, semble ainsi basée sur une inhibition: sur l'inhibition du mouvement de manipulation tactile qui accompagne la vision de la lourdeur et qui comme inhibition, semble avoir le pouvoir de la produire magiquement. C'est précisément cette inhibition, rendue possible par l'enregistrement du résultat tactile visualisé dans le son ou la pensée, qui est à la fois maintenue et levée dans la réduction impressionniste de la réalité dépeinte à un espace indifférencié de points où seule leur différenciation par la couleur permet du même mouvement d'évoquer le réel dépeint et de mettre à distance de ce réel, dédoublé qu'il a l'air d'être par rapport à tout réel visible habituel.

En réduisant la technique d'écoute (seul substrat sensible de la pensée comme écoute de l'écoute) à son aspect magique et à l'inhibition de son fonctionnement habituel, l'impressionnisme fait sentir, sans la reconnaître comme telle, la façon dont la fonction d'écoute permet à l'œil de se substituer à la main en en intégrant ses résultats anticipés. De même l'expérience de libération accessible dans le cubisme de Picasso, Braque et Juan Gris ne prétend pas seulement faire apparaître l'espace tridimensionnel de l'objet comme l'espace du tableau lui-même: elle prétend y mettre à transparence l'essence visible de l'objet, mettre face à l'espace objectif du volume qu'il déploie lorsqu'il est mis en corrélation avec les multiples perspectives qui convergent vers lui, grâce à la reconstruction qu'elle en opère à l'aide des éléments géométriques de mesure des volumes (cubes, cylindres, sphères). Elle n'obtient cette synthèse de recognition dans le concept visuel des diverses facettes de l'objet qu'en projetant sur l'axe de l'espace, de la simultanéisation des perceptions, ce qui ne peut s'acquérir que par la mise en séquence temporelle des diverses expériences visibles des choses. Là encore elle recourt pour ce faire à la façon dont la simultanéisation du son entendu et du son émis permet au langage de simultanéiser dans la synthèse de l'appréhension visuelle la chose vue et l'aspect auquel on l'identifie en la voyant. Mais c'est précisément cette synthèse qu'on doit inhiber comme telle pour ce faire: en la visibilisant comme synthèse éclatée de l'objet dépeint, comme synthèse dont la différenciation des éclats constitue la loi de formation de cet espace et des choses.

Par contraste avec la conception du tableau qui enlise encore son concept dans la perception, la peinture de P. Klee serait seule parvenue à son concept. Le tableau doit y libérer une rationalité "visuelle" qui appartient au "domaine originaire d'improvisation psychique". Il doit inciter le regard à parcourir le tableau sans être arrêté et rivé de façon rigide à des figures prégnantes, analogues à celles dont la saillance règle selon les éthologues, les mouvements des animaux bien formés. Peindre, c'est anticiper l'espace de libération de ce regard en faisant agir contre elles-mêmes les lois gestaltistes du tout et de la partie, en construisant un espace de mouvements à partir des marges des figures et de leurs dérives. En faisant disparaître tout centre de gravité du tableau, on se fait voir la libération du regard appelé par ce tableau comme sa réception. Là encore, on fait sentir sans le reconnaître comme tel le pouvoir libérateur de l'écoute des sons (sous l'aspect de la pensée): celui qu'elle prête à la réception visuelle des choses qu'elle rend possible en confortant sa liberté à l'égard des pulsions des formes prégnantes et saillantes dans l'exercice de la vision lui-même. Mais c'est le hiatus originaire entre appareils sensoriels et appareil moteur caractéristique de l'homme, retrouvé au sein du malheur pragmatique, entre sensation et action, qui est assimilé à cette liberté et transfigure ce malheur en "dévisualisant" la vision que le tableau appelle comme vision de lui-même: en ôtant dans la composition même de ses formes la possibilité pour ce regard de s'y fixer.

Il revient à Kandinsky d'avoir fait se résorber la dénégation propre à la magie blanche de la peinture jusque dans l'expérience de ce qui conditionne chez l'homme aussi bien la perception visuelle que la production même d'un tableau: dans l'expérience de la

prosopopée visuelle. L'enfant ne cesse, on l'a vu, de ressentir l'environnement visuel comme autre chose qu'un centre de projection d'intensités agressives que lorsqu'il parvient à identifier le monde des choses vues au monde des sons entendus dans son propre babil: lorsqu'il parvient à faire parler son monde visuel en lui prêtant sa voix pour que ce qu'il voit puisse être perçu en étant perçu comme aussi gratifiant que les sons entendus. De même la composition du tableau doit faire que figures et couleurs y collaborent comme "les voix d'un seul chœur" dit Kandinsky, à faire jaillir en chacun la jubilation d'un grand "Oui". Mais ce "Oui" à la vie rêvée et ainsi présentée se base explicitement sur le refoulement de toutes les figures et de toutes les formes associées dans la vie courante à un grand "Non": à l'incapacité ressentie de supporter les conflits cognitifs, moraux et affectifs qui sont devenus le pain quotidien de l'expérimentation de soi.

Pour aller jusqu'au bout de l'expérimentation de la peinture guidée par le refoulement de la prosopopée de la parole, il suffit de suivre Mondrian lorsqu'il vise "à dénaturaliser" l'expérience même de peindre pour "l'approfondir": lorsqu'il prend pour objet d'expérience même de la peinture abstraite la dénégation qui l'habite, pour faire du tableau, l'écho magique de cette dénégation. Son but explicite demeure d'implanter la paix et la sérénité. Ce but est atteint lorsque celui qui utilise son langage pour juger les choses, autrui et lui-même se trouve en harmonie avec ce qu'il reconnaît comme vrai aussi bien qu'avec cette reconnaissance. Mais il s'agit ici de l'atteindre en disloquant la synthèse affective des formes et des couleurs picturales avec le monde, construite sur le modèle de l'harmonisation des sons émis aux sons reçus qui la porte et que l'enfant obtient en projetant son rapport sonore à autrui dans son rapport au monde. Le vert, ressenti comme le véhicule d'une harmonisation non questionnée avec la nature, doit y être éliminé et dissout par les couleurs élémentaires du bleu, du rouge et du jaune et par les "non-couleurs" du blanc, du gris et du noir. Volumes, surfaces et lignes ne mènent à l'équilibre parfait désiré, à la paix royale, qu'en étant interrompus et déconstruits, comme canaux conducteurs d'énergie affective visualisée, à l'aide des angles, figures visuelles dynamiques, génératrices d'équilibre, si l'on en croit Mondrian puisque les deux forces omniprésentes et omnipotentes s'y entrecroisent: le masculin et le féminin. Telle est la loi de formation de la "pure plastique de la paix".

Il est bien évident que ce qui transparaît à travers cette pragmatique des effets picturaux n'est pas le bonheur pragmatique béat, mais la réflexivité chronique que sa recherche déclenche et qui cherche en vain à s'arrêter en elle-même, en s'oubliant dans les jouissances de l'œil. Ce qui fait retour dans cette jouissance esthétique la plus conséquente de la vie humaine à l'âge pragmatique, dans la jouissance de l'œil pur comme dénégation spirituelle de l'œil sensible, c'est le besoin de juger, refoulé par la volonté magique d'appropriation pragmatique du réel et sublimé par la magie négative de le peinture conceptuelle.

Ce que la réduction pragmatique de la parole à l'effet du phénomène d'écoute de soi sur la vision, ne peut dire, mais ce qu'il doit se borner à faire sentir, doit être affronté par la poésie comme technique artistique qui n'a pas le droit à l'inconscience,

comme technique qui n'a pas le droit de ne pas connaître la misère, le hiatus originaire, comme appel, comme SOS, auquel elle se sait être la seule réponse. En faisant éprouver quotidiennement la falsification absolue du pragmatisme politique dans la vie, en reconnaissant ce malheur comme neutralisation de ce qui dans la parole rend possible la vie en rendant possible toute conscience, toute action et tout désir et leur reconnaissance comme telle, la poésie d'inspiration russe et slave de ce siècle a pris conscience de la vérité inhérente à la dénégation qui avait engendré l'art abstrait comme une force aveugle. En disant non à l'absolutisation du jugement moral et politique pragmatique ainsi qu'à sa sensibilisation capitaliste et technique aussi bien qu'à la dénégation de soi qu'elle engendre, elle reconnaît que ce qui fait du langage une condition de vie, l'écoute, est aussi certaine qu'elle dit la vérité quand elle dit non à telle ou telle réalité de vie en reconnaissant que l'homme ne peut la vivre, que lorsqu'elle dit oui à la réalité de vie qui permet de vivre toutes les autres: au jugement de vérité lui-même.

Le témoignage de "la poésie dans les ruines", selon l'expression éloquente de C. Milosc, à propos de la poésie polonaise d'après-guerre est d'abord d'affirmer, après et malgré toutes les turbulences de la souffrance, comme premier besoin, comme besoin antérieur aux besoin de faim, de sexe ou de lutte, le besoin de mot, fût-ce en surmontant les mensonges sociaux et en ne s'adonnant qu'à l'anamnèse des objets, lorsque le mensonge nous rend autrui et nous-mêmes intolérables et intraductibles, à ce titre, directement en mots, fût-ce donc en ne rendant la parole qu'à l'anamnèse même des objets les plus inhumains, les plus inanimés: la pierre et les cailloux. On restaure ainsi comme vérité élémentaire d'œil et de parole, la pure affirmation inconditionnelle de soi comme être vivant acculé à réfléchir sa vie sous sa condition la plus inconditionnelle: celle du mot, de la nomination des choses, de leurs rapports et de soi. De soi, pas n'importe comment: de soi, comme nomination de soi dans l'usage de vérité des mots. De soi, comme porteur d'une loi: la loi de vérité, qui nous interdit dès le départ toute sublimation dans l'absolutisation consensuelle de la vérité morale, politique ou technique. Vérité la plus simple, qui aurait résisté à toute purification du mensonge par la souffrance et les génocides les plus proches et les plus atroces.

La prosopopée poétique s'y révèle ainsi à elle-même comme ce qui dans cette épuration, se fait perdre à elle-même nécessairement son animisme magique et sa croyance créativiste en devenant philosophique: en faisant le tri entre ce qui, en elle, n'est que jouissance du pouvoir phonique et moteur dans la projection anticipée de l'harmonisation idyllique des mots et du monde, projection d'elle-même dans le Tiers premier moteur du monde par la parole, où la réalité ne saurait être que la reproduction arbitraire de l'arbitraire créateur, et, d'autre part, ce qui est reconnaissance de ce qui est mode d'existence et mode d'inexistence de l'homme dans ces formes de vie anticipées comme bonheur dernier et suprême. Entr'aperçue par I. Bachmann à travers l'ombre morale de la vérité: la véridicité, se fait jour l'idée que ce qui arrive comme pensée de notre pensée est ce qu'on ne peut pas ne pas désirer être, et donc, être déjà pour pouvoir désirer l'être et pour avoir pu le penser.

Par opposition au mensonge public et à sa sublimation esthétique et visuelle, "réside dans la solitude de la conscience la garantie la plus significative que la vérité

puisse se donner à elle-même: l'incapacité du Je à se mentir à lui-même". Dans la spécificité de la véridicité poétique, dans son aptitude à river à sa vérité au cœur même de la joie qu'elle transmet, parce qu'elle ne fait jouir que du vrai de sa vérité, s'éprouve, au-delà de tout animisme, créativiste ou conformiste, la puissance de vérité et de jugement propre à la poésie. S'y découvre, s'y renouvelle et s'y intensifie de façon inprogrammable, son aptitude à faire apparaître les vérités dites subjectives, celles qui ont trait aux affects, aux désirs, aux sentiments et aux croyances, comme des vérités aussi objectives que les cailloux et les vérités d'action des machines: comme des vérités pures et simples, comme des vérités qui ne tiennent leur statut de vérité que de la façon dont elles produisent les expériences: qui s'y objectivent en même temps qu'elles y lient ceux qui s'y reconnaissent, de façon aussi objective qu'ils ont conscience de faire cette expérience même et qu'ils ont conscience d'y faire l'expérience d'eux-mêmes.

A cet égard, c'est L'art à la lumière de la conscience de M. Tsvetaeva qui va au plus près du vrai poétique. L'état de création y est pensé sur la modèle de l'écoute. La création des mots, comme toute action créatrice, n'est "que la marche à la trace de l'oreille populaire et naturelle", "une écoute certaine, sans oreille", aussi certaine d'elle-même que la main de sa mère, remontant l'horloge dans la nuit, sans voir, dès qu'elle entend son silence. Car ce qui s'introduit comme écoute dans cette écoute est la façon même dont on ne peut pas penser sa pensée du seul fait qu'elle nous est venue et qu'elle est verbe: on ne peut pas ne pas la penser vraie pour pouvoir identifier l'expérience à laquelle elle nous permet de faire face, par rapport à quoi elle nous permet de nous orienter. Dans la création, "Quelqu'un, quelque chose s'introduit en toi, ta main est un exécutant, non de toi, mais de ce quelque chose. Qui est-ce? Ce qui, à travers toi, veut exister". Aussi "connaissant le plus", celle qui écrit et signe cela peut-elle reconnaître qu'elle "crée le moins". "C'est pourquoi pour moi, il n'y a pas de pardon. Ce n'est qu'à des gens comme moi que l'on demandera des comptes, au Jugement dernier. Mais s'il existe un Jugement dernier du verbe, devant celui-là, je suis innocente".

Si la pratique de la poésie est cette écoute la plus résistante parce que la plus soumise au jugement de vérité et consciente de l'être, qu'on soit poète ou son allocu-taire, on ne peut pas plus la recevoir sans la penser vraie qu'on n'a pu la produire sans la penser vraie. On ne peut non plus se dispenser de reconnaître si cette poésie est ou non aussi vraie qu'elle se fait penser vraie et qu'elle fait jouir de cette vérité. On ne peut se dispenser de la juger mais on ne peut s'appuyer, pour ce faire, sur d'autre terre que l'expérience qu'on y objective, on n'y peut être ravi par d'autre ciel que par la gratification qu'elle porte comme poids d'expérience et comme poids de parole. Car à chaque fois que ce jugement esthétique s'y éprouve vrai et reconnaît la vérité du jugement poétique qui s'y transmet, ce dont on fait l'expérience, c'est de l'indissociabilité du principe de plaisir et du principe de réalité, engendrée par la parole: le désir de parole qui porte tout désir du seul fait qu'il porte tout désir à la parole et à la pensée soumet tout désir à sa loi, à la loi de vérité.

Mais cette vérité de la poésie peut-elle se différencier du désir pragmatique de transformation directe de soi par appropriation de la vérité sous forme de croyances, d'inten-

tions et de désir? Oui, bien entendu : en faisant reconnaître la fausseté a priori de la puissance créatrice qui y est rêvée comme simple projection du pouvoir d'émission phonique pour pouvoir s'objectiver elle-même comme toute puissante. Oui, parce qu'elle fait reconnaître la résistance du jugement d'écoute qui la guide et la complète comme aussi dure que les pierres les plus précieuses. Non, en ce qu'elle ne peut se justifier qu'en témoignant coup par coup, cas par cas, d'elle-même. Elle témoigne d'elle-même dans la poésie de Paul Celan où c'est précisément le pouvoir de dire non au pouvoir magique de la poésie romantisée qui est reconnu comme le pouvoir de dire vrai en disant que l'énonciation de ce pouvoir est fausse. Elle y témoigne d'elle-même en reconnaissant que sa seule puissance est de se rendre transparente à elle-même en rendant les choses transparentes à elles-mêmes sans pouvoir présupposer qu'elles le soient avant qu'elle ne les rende transparentes, ni qu'elles le soient effectivement lorsqu'elle dit qu'elles le sont.

3. LA RECONSTRUCTION TRANSCULTURELLE DU MONDE ESTHÉTIQUE

L'anthropologie interculturelle renvoie le dialogue interculturel à ses sources: à la dynamique transculturelle d'énonciation et d'écoute d'autrui et de soi-même comme participant à une culture différente. Peut-elle et doit-elle y faire surmonter la guerre des cultures comme la poésie de langue slave est parvenue à surmonter l'autisme pragmatique de la prosopopée picturale contemporaine? Ou est-elle elle-même victime d'une romantisation cosmopolitique?

Ce dialogue transculturel est nécessaire dans une esthétisation de la vie sociale et dans la guerre des cultures car cette écoute et ce dialogue se produisent dans l'attente d'y surmonter un renfermement non culturel de la culture sur elle-même. La force de paix recherchée dans l'écoute et le respect d'autrui tient en général aux attentes d'une réponse nécessairement favorable de notre interlocuteur et non dans la pure volonté de le respecter en respectant sa culture dès lors qu'elle existe comme le désire la morale du dialogue interculturel qui prétend régler le monde cosmopolitique en appelant à la pure et simple tolérance. La source de ce dialogue tient donc dans la projection dans ce dialogue du rapport originaire avec la voix de la mère que nous avons reconnu dans la mondialisation esthétique du monde, dans la projection dans les autres cultures de ce rapport qui attend de la voix du monde une réponse nécessairement favorable. Même ceux qui comme W. d'Humboldt ou M. Heidegger, ont mis la prosopopée à la racine de l'usage du langage ou de l'art n'ont pu identifier sa charge hédonique et cognitive. Ils l'ont en général traitée en la décrivant comme un fait dont ils ignoraient la cause, répétant ainsi par cette ignorance l'étonnement philosophique de Kant devant le mystère de la créativité «insondable» de l'imagination humaine.

Si le dialogue et l'art ont la même source sensori-motrice: la dynamique d'appel et de réponse propre à l'usage de la voix humaine, comment le dialogue transculturel pourrait-il effectuer la même performance que la poésie par rapport à la pragmatique picturale? Le dialogue transculturel peut-il opérer le même retour à sa source que la poésie lorsqu'elle prend comme objectif d'en faire faire l'expérience?

Chez Kant comme chez Baumgartner, la créativité artistique était déjà rapportée au pur animisme mais sans qu'on puisse discerner que cette créativité était portée par cette projection d'une réharmonisation nécessairement favorable du monde car l'art ne fait parler le monde qu'en imaginant la meilleure réponse possible du monde à la façon de l'enfant et de l'homme archaïque, la réponse qui substitue à la crise de perception esthétique du monde le retour à sa source de parole pour inventer le seul monde dont cette crise exprime le besoin. Le retour à la prosopopée visuelle des arts picturaux pour oublier un monde d'antagonismes devenu visuellement et psychologiquement insupportable n'est opéré que pour obtenir dans les tableaux une réponse du monde visible aussi gratifiante que l'émission-réception audio-phonique qui la porte. Elle tente d'opérer ce qui est conçu part A Gehlen comme une inversion des pulsions, c'est-à-dire comme une inversion des circuits organiques : la transformation de la phase initiale de stimulation en phase finale de consommation, la transformation de ce qui est ressenti comme agression visuelle ou de faim en mouvement de consommation du son et de ce qu'on voit comme réponse de gratification. Ce phénomène trouve son origine dans la dynamique même de l'identification de l'être humain aux sons: en s'identifiant à eux, il transforme en effet le stimulus lié à l'écoute des sons en stimulus qui ne déclenche comme réaction que sa propre réception. Encore faut-il que ce mouvement ne soit pas purement auto-référentiel, ce qu'il est au départ chez l'être humain avant que ces sons ne soient projetés dans le monde et dans l'usage des autres sens et ce qu'il demeure également dans la peinture abstraite lorsqu'elle veut faire jouir de la pure réception de la vision de la vision, une expérience présumée inaccessible hors du tableau.

En découvrant que le mouvement d'émission phono-auditive portait toute l'activa-tion du système sensori-moteur de l'homme, l'anthropologie du langage a décrit comment tout mouvement de la sensibilité et de la pensée reproduisait ce mouvement d'émission-réception phono-auditif dans tout usage d'un organe de réceptivité sensible: vision, toucher, odorat, ou de motricité: de manipulation manuelle ou de locomotion du corps. Elle a ainsi non seulement découvert la source de l'imagination, mais également la dynamique réharmonisatrice de l'audition qui guide la voix et contrôle l'harmonie entre son émis et son entendu, pensée elle-même sur le modèle de la voix: la recherche par la parole ou par l'œuvre d'art d'une réponse aussi nécessairement favorable que la voix de la mère, du sacré, des dieux antiques ou du dieu unique de parole.

De même la recherche promue par le dialogue interculturel ne vise pas simplement à surmonter la guerre des cultures en faisant respecter la parole d'autrui, elle vise surtout à reconnaître ce qui dans la culture qu'autrui développe par sa parole, contribue à lui proposer à lui-même cette vision du monde qu'il ne peut ressentir, pour s'en approcher, que comme une réponse nécessairement favorable parce qu'il y reconnaît une condition de vie et qu'il en jouit comme telle pour pouvoir la comprendre. Le dialogue interculturel met donc en œuvre une esthétique d'attente et de reconnaissance d'une jouissance d'un monde commun, d'un monde qui soit nécessairement favorable aux différents interlocuteurs des différentes cultures impliquées, d'un monde transcul-turellement esthétique.

Mais en quoi ces attentes lui permettraient-elles d'accéder aux mêmes performances esthétiques que celles auxquelles accèdent les arts dès lors qu'ils sont aussi poétiques qu'ils doivent l'être? L'art lui-même élabore son monde en projetant dans les différentes matières qu'il se donne: les sons dans ma musique, la voix et les gestes dans la dramatique du théâtre, les corps et les volumes dans la sculpture et les arts plastiques en général, dans les matériaux de construction dans l'architecture, le mouvement même de reconnaissance sensible, motrice et consommatoire par lequel il se reconnaît produire son monde à la façon dont l'usage de la voix l'anime déjà. Mais il fait de ce mouvement de reconnaissance gratifiante un mouvement de réharmonisation d'un monde qui, comme monde quotidien, ne le satisfait plus, d'une façon ou d'une autre. Comme l'enfant n'atteint la réalité du monde qu'en la faisant se présenter simultanément dans ses sons et devant ses yeux, l'artiste ne produit son œuvre qu'en se la faisant percevoir comme propre au monde qui est son monde, ou comme propre à lui-même si c'est lui-même qu'il se fait percevoir: la jouissance hédonique du monde et de la réalité qu'il produit ainsi est indissociablement jouissance créatrice d'une réalité et jouissance de ce que cette réalité est celle dont il a besoin pour reconnaître le monde comme monde: comme réordonné de façon nécessairement gratifiante et comme lui répondant de façon favorable au besoin qu'il a eu de l'appeler en la créant parce qu'il peut y reconnaître la réalité de son monde aussi bien que sa propre réalité.

Cette gratification auditive ou artistique rendue accessible dans cette reconnaissance est, comme l'usage originaire et paradigmatique de la prosopopée, à la fois une jouissance et une reconnaissance de la réalité de soi et du monde dans lequel l'artiste et ses récepteurs se projettent. Elle a indissociablement valeur hédonique et valeur cognitive de la réalité, elle est à la fois production et reconnaissance de l'harmonisation de ce qu'on produit par rapport à ce qu'on a cherché. C'est ainsi que toute pratique artistique est « poiétique », c'est-à-dire qu'elle produit une réalité dans le rapport à elle où l'artiste et ses récepteurs reconnaissent leur propre réalité, dans ce rapport d'harmonisation de lui-même à ce monde qui obéit à la fois aux lois de la voix et aux lois du monde. Le dialogue interculturel n'est donc aussi transculturel qu'il doit l'être qu'en parvenant à faire reconnaître dans toutes les cultures toutes les réalités d'êtres humains et de monde que chacun a besoin de reconnaître comme telles pour pouvoir être lui-même et pour pouvoir reconnaître qu'il habite le seul monde commun à tous dont il ait besoin pour jouir de lui-même et du monde. C'est ainsi qu'il devient lui-même poétique et poiétique.

Parce que le rapport au langage est celui qui permet d'engendrer tous les autres rapports d'action et de perception sensible, le rapport artistique qui est le modèle et la mesure de tous les autres, a toujours été considéré comme le rapport poétique: il est en effet le seul art qui utilise explicitement la façon d'utiliser le langage humain pour produire et cette jouissance de faire parler le monde et la jouissance de se reconnaître dans ce rapport comme faisant parler le monde. Il incarne l'usage de la prosopopée qui réenchante les pierres, les étoiles et les fleuves en les faisant parler, voire en les faisant parler comme des dieux aussi producteurs du monde et des désirs de l'homme que l'artiste lui-même, mais il est également le seul art qui puisse ainsi se mettre en scène

lui-même pour jouir de la conformité entre ce qu'il désire produire et ce qu'il produit effectivement chez l'artiste et ses récepteurs.

Ce rapport à une parole dans et par laquelle l'être humain cherche à reconnaître la forme du monde et la forme de lui-même comme la forme qu'il désire être et qu'il est dès qu'il a pu la produire, qu'il a pu identifier comme telle jusqu'à pouvoir juger qu'il s'y reconnaît n'est pas un rapport si mystérieux, il est précisément le rapport par lequel tout être humain se forme et se produit poiétiquement comme tel, c'est-à-dire le rapport culturel lui-même. On ne peut en effet réduire la culture à un moyen de dresser l'homme, de régler arbitrairement son comportement en cherchant à le fixer à prescriptions et à des interdits juridiques, moraux ou politique : aucune culture n'est réductible à ce rapport civilisationnel et institutionnel qu'elle serait présumée instaurer entre les membres d'une telle culture. Les rechutes contemporaines dans les fon-damen-talismes religieux s'effectuent pourtant en confondant ce rapport culturel ou religieux avec des règles civilisationnelles, voire politiques de comportement. Elles confortent donc en destin insurmontable la guerre des cultures en l'assimilant à un choc des civilisations (Huntington), alors qu'on la surmonte toujours déjà lorsqu'on rend son rôle à sa propre culture comme à la culture d'autrui, lorsqu'on cherche à la comprendre lorsqu'elle nous est étrangère, c'est-à-dire à y reconnaître ce qui pour autrui et pour nous nous permet d'être ce que nous cherchons à être et ce dont nous cherchons à jouir comme étant notre propre réalité humaine commune.

Les moralistes et les institutionnalistes ont toujours réduit la culture en décrivant ce mouvement comme ce qui permet à l'homme d'aller plus haut, de se transcender perpétuellement lui-même, voire d'être un pont vers les plus hautes formes de vie humaine en inversant les valeurs quotidiennes et en donnant libre cours à une volonté de puissance créatrice. Ignorant de la force d'animation du monde, de réharmonisation du monde et de jouissance de la force de figuration du bonheur propre à toute parole, ignorant que la force créatrice de l'art consiste dans la reconnaissance de cette dynamique de la parole dans tous les domaines de la sensibilité (l'usage des 5 sens) et dans l'activation pratique consciente de cette dynamique dans la reconstruction du monde dans un matériau donné, ils ignoraient également la figuration parlée du bonheur inhérente à toute parole. Ils ignorent toujours d'ailleurs que cette recherche d'une parole qui nous rend heureux en nous présentant le monde dans lequel on peut trouver son bonheur, anime la sensibilité elle-même aussi bien que la jouissance de ses produits ainsi que l'enregistrement de cette jouissance par les mémoires reproductrices et créatrices. Car ils ignorent que cette sensibilité multiple ne nous rend heureux dans la perception qu'on en a, qu'en nous y faisant reconnaître tout autant notre réalité que la réalité de notre jouissance. Ils ignorent donc que toute esthétique corporelle et culturelle est d'ores et déjà transculturelle. Quelles que soient les langues, quelles que soient les cultures préhistoriques ou historiques, c'est toujours le même mouvement de production de nous-mêmes et de notre monde qui nous permet de percevoir le monde à travers nos multiples sens et de jouir de cette perception comme du bonheur de réalité désiré et enfin trouvé. Encore faut-il pouvoir savoir que l'on est ce mouvement de production culturelle de soi pour pouvoir le trouver alors même qu'on le produit. Encore faut-il

pouvoir identifier les réactions fondamentalistes ou terroristes comme des mouvements arbitraires d'appropriation de ce bonheur qui s'interdisent à eux-mêmes cette reconnaissance parce qu'ils demeurent dans des cercles de vie et de jouissance aussi autis-tiques que le monde économique injuste qu'ils veulent faire disparaître par la magie de la violence comme les pratiques ordaliques prétendaient pouvoir identifier et punir les sorcières.

L'esthétique d'usage des sens comme l'esthétique de l'art sont donc transculturelles en tant qu'elles donnent toutes les deux matières à ressentir les formes humaines ou animales de vie, les mondes produits par la science, par l'action et par les désirs comme celles qui nous rendent heureux comme figurations verbales du bonheur. Encore faut-il qu'elles le puissent en se reconnaissant comme telles: ce mouvement de reconnaissance culturelle est en effet rendu possible par la faculté de juger humaine car, puisque la perception tout comme la création artistique nous présente une réalité quelle qu'elle soit comme la réalité, le monde lui-même ou nous-mêmes comme tels, il faut pouvoir juger de cette réalité produite par notre perception ou par l'art ainsi que de la réalité d'être humain qu'on y fait être autrui et nous-mêmes.

Seul un dialogue transculturel qui parvient à nous aider à nous retrouver en toute culture comme étant la nôtre ainsi qu'à nous permettre de juger ce qui est nôtre et ce qui est à chacun en cette culture peut nous permettre de nous guérir à la fois du désir d'omnipotence politique et économique ainsi que des désirs d'ordalie purificatrice. Encore faut-il pouvoir reconnaître l'espace de ce dialogue comme le seul espace dans lequel cette performance thérapeutique est possible, accessible et contraignante dès lors qu'elle y est identifiable comme telle. Il constitue ainsi la seule expérience dont on ait besoin dès lors qu'on ressent l'insupportabilité de l'injustice néolibérale et des ordalies terroristes qu'elle a déclenchées et qui ont déconstruit la jouissance esthétique du seul monde dont chacun ait besoin. La délectation de compréhension d'une perception et d'une œuvre est identique à celle dont on jouit dans la perception du sens d'une proposition, pensée ou émise, par soi ou par un autre, et elle ne peut se clore elle-même comme figure de bonheur identique au bonheur qu'elle nous donne et qu'on y recherche qu'en se faisant juger être telle. La raison en est simple : comme allocutaires de nous-mêmes nous ne pouvons accéder à la jouissance de compréhension et de vérité de ce que nous sommes qu'en jugeant de la conformité de ce dont on jouit comme énonciateur ou comme être pensant avec ce qui permet à la réalité elle-même d'être elle-même aussi bien que d'être notre monde parlé et pensé dont on désire jouir esthétiquement. Seule l'expérience d'un dialogue transculturel réussi peut donc nous ramener à nous-mêmes, à la source de parole que nous sommes et nous faire faire l'expérience de cette source comme de la seule nécessité de mode de vie dont nous ayions besoin et que nous sommes. Cette expérience et la reconnaissance de sa vérité sont pourtant les conditions d'accès à un monde transculturel où nous nous rendons les uns les autres aptes à jouir de nous-mêmes dans la multiplicité des formes que prennent ces figures de bonheur dans les différentes cultures. Tel est l'enjeu d'une anthropologie interculturelle pour une esthétique transculturelle et pour la reconstruction d'un monde esthétique accessible à tous.

ГЛОБАЛЬНАЯ ЭСТЕТИКА КАК ТРАНСКУЛЬТУРНАЯ ГЛОБАЛИЗАЦИЯ

Жак Пуллен

Кафедра философии культуры при ЮНЕСКО Университет Париж-8 2 Рю де ла Либерте — 93526 Сен-Дени

Статья посвящена анализу восприятия и понимания человеком себя, другого и мира в целом в условиях эпохи глобализации и межкультурного диалога. При этом автор уделяет пристальное внимание тому, какую роль в этих процессах играет слово в искусстве.

Ключевые слова: глобализация, диалог культур, философия искусства, эстетика, перцепция, эстетическое суждение.

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